Le jeu avec le feu

Stéphane Goudet (maître de conférences à Paris 1, directeur artistique du Méliès à Montreuil)

Au commencement était le désir. Le tout premier plan de l’œuvre d’Alfred Hitchcock déverse par le haut du cadre des danseuses dénudées qui descendent, tout excitées, un escalier en colimaçon dans un mouvement tournant qui paraît infini. La vis du décor porte dans nos mémoires l’empreinte du vice ou de la tentation, qu’incarnera dans la séquence suivante le spectateur libidineux braquant ses jumelles sur l’une des jeunes artistes avant de l’aborder. Souvent Alfred Hitchcock commence ainsi ses films par un plan emblème à la fois graphique et dynamique, qui est comme suspendu, hors du temps, de la roue en mouvement de Chantage à la valse entêtante de L’Ombre d’un doute. Si le désir est un vertige, il est également un mobile. Au sens où il nous meut, nous mobilise, au sens parfois du mobile du crime. De The Lodger à Frenzy en passant par le voyeur de Psychose, caché, avant de passer à l’acte, derrière le tableau de Suzanne et les vieillards, qui lui donne accès à l’image de Marion Crane déshabillée, nombre de films policiers du « maître du suspense » reposent sur cette pulsion sexuelle difficilement contrôlable, qui conduit certains hommes au viol et au meurtre. Chantage en propose l’une des versions les plus fortes, quand le peintre qui a esquissé sur la toile blanche le corps d’une femme nue en complément du visage barbouillé par son modèle, projette l’ingénue sur son lit derrière un rideau pour abuser d’elle hors champ. Mais la femme, pour se défendre, se saisit d’un couteau sur la table de nuit et bientôt le bras ballant de l’homme se substitue bord cadre à la main criminelle.

Éros appelant Thanatos, sitôt que le désir s’exprime, avec toute la violence potentielle qu’il charrie, sitôt des garde-fous se dressent pour le réprimer ou le châtier. Le cinéma d’Hitchcock est hanté par ces interdits sexuels que semblent incarner les mères castratrices de Psychose, Les Enchaînés ou Les Oiseaux par exemple. Dans un enregistrement étonnant réalisé sur le tournage de Chantage en 1929, alors que le film, muet, est en passe de devenir sonore, Hitchcock fait passer un essai parlé à son actrice principale, la blonde Anny Ondra, afin de décider s’il conserve sa voix avec son accent tchèque. L’actrice se refuse à la caméra (elle nous tourne le dos) et plus encore au micro (« Vous ne devez pas »). Les questions du réalisateur sont alors pour le moins provocantes: « Vous savez que la police va arriver d’un moment à l’autre? Avez-vous été une mauvaise femme? Avez-vous couché avec des hommes? Restez en place, sinon on n’arrivera à rien, comme dit la fille au soldat! ». Très tôt, la métaphore de la prise de vue ou de son comme acte sexuel plus ou moins consenti est à la fois explicite et parfaitement consciente. Et depuis la parution en 2016 des mémoires de Tippi Hedren, on ne peut faire l’impasse sur le harcèlement qu’elle aurait subi sur les plateaux de tournage des Oiseaux et de Pas de printemps pour Marnie, qui dit à quel point ces questions de pulsions et d’interdits étaient intimes pour le réalisateur de Sueurs froides, inépuisable chef-d’œuvre sur la question du fantasme. Pour cet ancien élève du collège de jésuites Saint-Ignace de Londres, pour celui qui, à 4 ou 5 ans, aurait été conduit au commissariat par son père désireux de lui montrer que les mauvais garçons finissaient en prison, le pêché, les sentiments d’innocence bafouée et de culpabilité et la possibilité de la rédemption par l’aveu font clairement sens. Aussi ses héros seront-ils bien souvent punis pour leurs fautes morales, réelles ou supposées, des amants illicites incapables de tenir leur parole dans The ManXman aux criminels victimes d’un châtiment quasi divin, deus ex machina qui se manifeste, ici par une explosion (Sabotage), là par le déraillement d’un train (Quatre de l’espionnage) ou un manège (L’Inconnu du Nord-Express).

De ce désir coupable naissent les notions, prégnantes, de secret enfoui, de parole donnée et de sacrifice (The ManXman, Les Enchaînés, Les Amants du Capricorne). Ingrid Bergman, dans ces deux derniers films, incarne un personnage qui porte une faute comme le Christ porte sa croix, que cette faute soit celle de son père ou la sienne propre. La difficulté à verbaliser ce pêché originel la rend littéralement malade et asservie, aussi sûrement que les liquides divers qu’elle absorbe. Mais ne sommes-nous pas tous des agents doubles, incessamment pris dans des conflits d’intérêts qui se donnent pour insolubles. Cette autodestruction punitive, cette condamnation au silence et au double jeu, ces liens qui par amour aliènent l’héroïne, sont à l’origine de certains des plus beaux mélodrames créés à Hollywood, grâce à une conjonction rarement égalée de l’intime et du spectaculaire. On pourrait d’ailleurs penser que si l’usine à rêves américaine, à partir de 1940, a pour effet de permettre le plein déploiement du génie hitchcockien, c’est aussi, paradoxalement, grâce au code Hays, puisque ce code d’autocensure créé par les studios, qui détermine les limites de ce qui peut être montré en termes de violence et de décence, prend le relais collectif et institutionnel de l’autocensure que pratique, malgré tout, le catholique Hitchcock. Une partie de son art est dès lors vouée à jouer avec ce code comme on joue avec le feu, à l’image de ces personnages de second plan parfaitement respectables et insérés socialement (des femmes dans L’Inconnu du Nord-Express, des hommes dans L’Ombre d’un doute) que la perspective du crime parfait excite grandement. L’incipit de Psychose nous fait traverser la ville d’un regard panoramique pour nous immiscer, par la fenêtre entrouverte, dans l’intimité d’un couple illégitime. Mais nous arrivons trop tard: l’amour est déjà fait. Et lorsqu’une scène de douche nous offre une deuxième chance de prendre du plaisir à nous rincer l’œil sous cette eau abondante, le nu réel est contourné. Le crime se substitue au voyeurisme mis en abyme. Et le découpage suffit à provoquer l’illusion qu’on a bel et bien vu le couteau pénétrer la chair fraîche de la voleuse et amante au remords trop tardif. L’interdit de représentation stimule clairement la créativité d’Alfred Hitchcock, qui ne craint pas d’aborder l’homosexualité (dans Meurtre et La Corde) ou la prostitution, y compris masculine (dans une magnifique séquence de Downhill, récit, comme Junon et le paon, d’une descente aux enfers). La censure risque de retoquer le geste de deux amants se rejoignant dans une couchette commune de train de nuit (La Mort aux trousses)? « Hitch » ajoute un dialogue off pour expliquer que l’ellipse qui précède le plan a caché leur mariage. L’acte sexuel lui-même ne peut pas être filmé? Le train s’engouffre dans un tunnel: comprenne qui pourra ou surtout voudra. Le sexe des personnages et acteurs ne peut en aucun cas apparaître à l’écran? Hitchcock ouvre un film (Pas de printemps pour Marnie) sur son « Origine du monde » à lui: le gros plan d’un sac à main de femme, dont la forme suggère l’anatomie que l’héroïne se doit de recouvrir. « Je préfère mettre l’horreur dans l’esprit des spectateurs plutôt que sur l’écran », disait Hitchcock, faisant mine d’ignorer toute contrainte extérieure. D’évidence, il aurait pu tout aussi bien parler de la sexualité…

On sait qu’Hitchcock a créé l’expression « direction de spectateurs », qu’il disait préférer à la « direction d’acteurs » (ce qui ne l’empêcha nullement d’inventer un personnage fameux de spectateur… impuissant: celui qu’incarne, avec sa jambe plâtrée, James Stewart dans Fenêtre sur cour, lui qui dirige sa fiancée pour qu’elle agisse à sa place et se montre ainsi digne de devenir son épouse…). Or on ne prend plaisir à son cinéma que si l’on admet pleinement le jeu triangulaire entre le réalisateur, le film et son public. Ce jeu explique par exemple le goût du réalisateur pour la mixité des genres (dans l’étonnant À l’est de Shanghaï par exemple) et pour le surgissement, toujours possible, de l’ironie, du grotesque ou de la dérision. Ce jeu légitime également le recours assumé aux clichés: manichéisme apparent des personnages, lieux ou monuments stéréotypés, auxquels on redonne sens, symbolisme affiché, notamment religieux… Ce sont autant de manières de nous prendre par la main pour nous emmener dans son univers, où la mise en scène prime sur la vraisemblance scénaristique, en multipliant en chemin les signes de reconnaissance, à commencer par ses apparitions ou caméos, qui constituent un tout premier jeu de piste. Un homme dans The Lodger est littéralement crucifié par la foule. Mais est-on bien sûr qu’il s’agisse du coupable ou l’imagerie religieuse détournée sert-elle aussi de leurre? Le titre original, The Ring (Le Masque de cuir), désigne-t-il l’espace du combat de boxe au centre du film ou cette alliance tant convoitée, qui fait elle-même écho au bracelet en forme de serpent offert par l’amant, allégorie biblique de la trahison sentimentale si souvent abordée. L’aveu final de Chantage délivre-t-il vraiment les personnages pour nous offrir le happy end attendue, ou bien le film redistribue-t-il à chacun sa part de responsabilité, de sorte que nul, nous inclus, ne le quitte complètement innocent? Héritée de l’expressionnisme allemand qu’Hitchcock a tant aimé, l’ombre du doute gagne les visages des protagonistes et des spectateurs. Une ombre qui affuble le peintre-violeur du sourire de son clown, une autre qui semble promettre à sa victime-assassine une corde à son cou. On se croyait chez Hitchcock en territoire connu, presque conquis d’avance. On se retrouve dans le maquis du sens et des sensations, tâtonnant, un peu perdus face à la profusion des signes et des œuvres, contraints comme des enfants à relier les points pour voir apparaître enfin le dessein de ce réalisateur obsédé par les détails, balayant toute opposition factice entre « le fond » et « la forme », et qui aime tant brouiller les cartes.

Au Festival international du film de La Rochelle, la programmation événementielle de 32 des 53 films réalisés pour le cinéma par Alfred Hitchcock redessine ce territoire complexe en privilégiant les œuvres anglaises moins connues, moins diffusées sur grand écran, et moins commentées que les œuvres américaines, y compris par le Maître lui-même. À vous de jouer.

La rétrospective sera reprise au Cinématographe de Nantes en septembre 2017.

 

Fenêtre sur Hitchcock • Les génériques du maître du suspense

Montage des génériques de The Lodger (1926) à Dexter (2006)
Le générique est l’art subtil de mélanger image, typographie et musique. L’association We Love Your Names a été créée pour mettre en lumière cette part de notre histoire de l’art. Son objectif est de mettre en avant le travail des designers graphiques, des motion designers, des typographes, des monteurs, des réalisateurs, des compositeurs. Un générique n’est pas uniquement une liste de noms, il permet d’introduire le film, parfois de l’enrichir d’un sens nouveau. C’est souvent le moment où l’on profite le mieux de la musique. C’est aussi un domaine qui fut l’un des premiers terrains de jeux de graphistes qui ont pu commencer à faire bouger la typographie. Alfred Hitchcock développe rapidement un rapport tout particulier avec cette séquence quand il commence sa carrière au cinéma en tant qu’auteur etgraphiste d’intertitres. Ainsi il rédige et dessine les titres de films de nombreux cinéastes. À la fin des années 1950, il entame une collaboration fondatrice avec Saul Bass, l’inventeur du générique de film moderne.