Le théâtre d’une passion

Charles Tesson

« Le cinéma ne doit pas être du théâtre photographié, mais uniquement et totalement du cinéma. L’essence la plus intime du cinéma est un besoin de vérité et il est dans sa nature de fuir l’exagération et le vide. » Carl Th. Dreyer, 1939

« Pourquoi le cinéma ne contribuerait-il pas à ressaisir, dans son sens plénier, émergeant de l’ombre, la notion de scène? » Pierre Legendre, Dieu au miroir

Nom essentiel de l’histoire du cinéma, qui a eu une influence majeure sur nombre de cinéastes (Robert Bresson, Marguerite Duras, Jean-Marie Straub et Danielle Huillet, Jean-Luc Godard, Éric Rohmer, Manoel de Oliveira, Philippe Garrel…), Dreyer est auteur de quelques chefs-d’œuvre comme La Passion de Jeanne d’Arc (1928), classé parmi les dix plus beaux films de l’histoire du cinéma mondial par des critiques en 1958, ou Ordet (1955) et Gertrud (1964), souvent mentionnés, devenus des films de référence, mais rarement visités.

L’intégrale, événement exceptionnel, va remettre en perspective à la fois une carrière et une œuvre, contemporaine de Griffith lorsque Dreyer réalise au Danemark pour la Nordisk l’admirable Le Président (1919), et qui s’achève, toujours au Danemark, avec Gertrud, fraîchement accueilli à Paris par la critique et le public, devenu aussitôt une figure de proue d’un cinéma moderne, fruit de l’évolution d’un style issu d’un classicisme épuré. Soit l’œuvre de Dreyer même. Non l’affirmation d’un style [1], trouvé d’emblée, mais sa quête permanente (à chaque film son style), seule en mesure d’éclairer l’évolution de l’œuvre (la capacité à enchaîner par exemple Vampyr juste après La Passion de Jeanne d’Arc), centrée autour de la notion de drame, dans sa dimension tragique et scénographique (le théâtre, la scène, le lieu) et nourrie par une obsession du vrai: la nature, les extérieurs (le voyage sans fin ou la fin de tout voyage: la rivière, une barque, des cercueils), et plus encore l’être humain, son visage, la parole, le corps parlant dans tous ses états, assis, debout, en marchant, ce que condense l’indépassable Ordet, entre le patriarche Morgen, parlant souvent assis, et son fils Johannes (inoubliable Preben Lerdoff Rye), dont la parole fait qu’il ne reste jamais en place (l’incantation, parler à la cantonade [2] ), sauf au moment décisif, avec la petite fille, face au cercueil de la morte.

L’esprit d’écran

Dreyer a réalisé quatorze longs métrages en quarante-six ans, dont cinq films parlants (de Vampyr, 1932, tourné en France, à Gertrud en 1964) et neuf films muets, réalisés dans cinq pays différents (le Danemark, la Suède, l’Allemagne, la Norvège et la France) de 1918 à 1928. En plus de cela, les huit courts métrages réalisés entre 1942 et 1954. Parmi eux, l’exceptionnel They Caught the Ferry, film de commande pour la sécurité routière, qui dialogue de belle manière avec Vampyr tout en se démarquant, grande obsession dreyerienne, du fantastique des années 1920, qu’il soit nordique (La Sorcellerie à travers les âges, 1922, de Benjamin Christensen, à qui Dreyer confiera le rôle principal du peintre dans Michaël) ou allemand (Les Trois Lumières, 1921, de Fritz Lang ou Nosferatu de Murnau, 1922). Ainsi que Good Mothers (1942) et le magnifique Thorvaldsen, sur les œuvres d’un sculpteur danois. Quand on connaît l’importance de la statuaire chez Dreyer (le parc dans Gertrud, le nu sculpté), de la peinture (Michaël) et de la tapisserie murale (Vampyr, Gertrud), ce film court, dans lequel la fluidité des mouvements de caméra redonne vie aux corps sculptés figés, touche un point névralgique de l’œuvre, celui de la frontière entre le vivant et le mort. Dans l’admirable scène finale de Jour de colère, Anna, pétrifiée par la décision et la trahison de l’homme aimé, Martin, enveloppée d’un tissu blanc au drapé majestueux, ressemble à une statue de marbre. Le visage en larmes et l’inutile main tendue à Martin (le noir du tissu autour de son bras est mangé par le noir du tissu de l’autorité) sont l’ultime manifestation du vivant, au destin désormais fixé par ce qu’elle regarde: le cadavre d’Absalon dans le cercueil, d’une même blancheur qu’elle. Tout le cinéma de Dreyer, à partir de l’obsession du vivant et de ce qui le fige (la peinture, la sculpture, la mort), tourne autour de cette contradiction inexorable: le lent chemin vers un destin funeste et tragique (la mort) et cette utopie folle, par le pouvoir du cinéma, de redonner vie. Pas seulement la résurrection d’Ordet mais aussi et surtout dans Vampyr : réveiller le corps endormi de David Gray, en proie à des cauchemars, puis dédoublé et confronté à son double dans un cercueil, pour libérer le corps de son état catatonique. D’où cette obsession du blanc et de la blancheur qui traverse toute l’œuvre, liée au linceul, au retour à l’écran blanc (la fin de Vampyr, le corps enseveli dans la farine), au vide, à la fonction même de l’écran, support du vivant (les images) qu’il sépare de l’abîme et du néant, auquel il fait écran. Ce que Pierre Legendre appelle « l’esprit d’écran » : « Toucher au point ultime du cinéma, à la barrière qui sépare les images du Rien, créer, au sens de l’art divin de façonner qui fabrique la fiction du Miroir : de par le pouvoir de l’écran, se déploie l’art cinématographique, peindre et feindre avec les images, les mots, la musique. [3] »

La mise en demeure

« J’affirme nettement que le critique doit juger les films à partir – et uniquement à partir – de points de vue purement artistiques, sans se soucier des revenus et des tracas matériels des metteurs en scène. [4] » Par ces mots, Dreyer dit en 1936 ce que le cinéma est pour lui, et là où il doit être jugé, alors que les tracas, y compris financiers, sont réels pour lui. Si son arrivée en France, où il vivra de 1926 à 1934, consacre sa carrière de cinéaste muet avec La Passion de Jeanne d’Arc, l’échec du film ainsi que l’incompréhension suscitée par Vampyr, produit et interprété par le mécène Nicolas de Gunzburg, contribuent à fragiliser Dreyer, qui peine à réaliser ses projets. Quand il rentre au Danemark en 1934, il n’est plus rien. Il se lance dans la critique de cinéma avant d’être remercié (peu de choses trouvent grâce à ses yeux, sauf Chaplin). Il retourne alors à son premier métier, qu’il a exercé dans sa jeunesse (1908-1912) avant d’écrire des scénarios (1912-1916), celui de journaliste, devenant chroniqueur judiciaire, sa seule source de revenus entre 1936 et 1941, écrivant plus d’un millier d’articles. Il faut ensuite imaginer Dreyer, de 1952 à sa mort en 1968, exploitant de cinéma (le Dagmar, au centre de Copenhague), qu’il dirige tout en assurant la programmation. Sans oublier la multitude de projets inaboutis, dont Jésus de Nazareth (une production américaine qu’il souhaitait tourner en Israël), Médée, pour lequel il avait pensé à Maria Callas, ou Marie Stuart, magnifique scénario qu’il devait tourner en Angleterre en 1946. Depuis l’indispensable et émouvante biographie de Dreyer écrite par Maurice Drouzy (Carl Th. Dreyer, né Nilsson, Éd. du Cerf, 1982), on en sait plus sur les origines du cinéaste, enfant adopté qui a grandi dans un milieu ouvrier (père typographe) dont il s’est émancipé tôt (il quitte le foyer à l’âge de 17 ans) tandis que sa mère est morte en voulant avorter d’un second enfant. Ce que disait Dreyer, en commentant son œuvre (« les grands drames se jouent dans le secret ») valait aussi pour lui. Il y aura donc le monde des hommes, associé au pouvoir et à la loi (Le Président, Absalon dans Jour de colère) et les femmes victimes de cet ordre, sacrifiées (Herlofs Marte, Anna dans Jour de colère), ce qui rapproche sur ce point Dreyer et Mizoguchi. Sans oublier le matriarcat terrifiant, que ce soit dans Vampyr (Marguerite Chopin) ou Jour de colère (Merete). Le théâtre est l’espace du foyer, de l’intime (avec ses maîtres et ses tyrans domestiques, comme dans Le Maître du logis), dans une sorte de kammerspiele (théâtre de chambre) revisité, avec ses échappées belles (l’espace du dehors, la nature, l’eau). La mise en demeure devient une mise en boîte, avec à l’horizon le cercueil : l’appartement, à la fin de Gertrud, au plancher qui grince. La pierre vivante qu’on sculpte (la statue, le corps humain) finit en pierre tombale, si fréquente chez Dreyer tout autant que chez Ford. Le cinéma de Dreyer est obsédé par le vrai (l’être humain) et par le beau, la façon dont la composition d’un plan (cadre, mouvement, costumes, accessoires, lumière) participe et échafaude la quintessence du drame, dans un équilibre ou se mêlent architecture de l’espace, hantise du lieu (sa pesanteur, sa grâce), composition plastique, amour de la peinture (l’influence du peintre danois Wilhlem Hammershoi, 1864-1916). Mais ce qui frappe le plus chez Dreyer, c’est le rythme, détaché de tout souci de naturel, tout en exprimant la profondeur de l’être, l’essence terrifiante du drame . Point sur lequel, là aussi, pour ce qui est de concilier vérité et beauté, Dreyer et Mizoguchi se rejoignent. « Toutes les formes sont utilisables, quand elles s’adaptent au caractère des scènes auxquelles elles sont destinées, en accord avec le rythme propre de l’action et du milieu et avec l’intensité de la tension dramatique. Il faut, en général, se garder de parler de rythme d’autrefois et de rythme d’aujourd’hui car, dans certains cas, c’est l’ancien qui peut être le plus moderne. [5] »

[1] Voir le texte central de Dreyer, publié en 1943, « Au sujet du style cinématographique », dans Réflexions sur mon métier, Éd. Cahiers du cinéma, 1983

[2] L’expression « parler à la cantonade » (à personne en particulier) vient du théâtre et désigne un acteur sur scène qui s’adresse à un personnage en coulisses, invisible du public.

[3] Dieu au miroir, « L’autre face de l’écran de cinéma », Éd. Fayard, 1994, p. 182

[4] « Le cinéma et la critique », dans Écrits de cinéma, op.cit. p. 50

[5] Entretien radiophonique à propos d’Ordet, en 1954 (dans Réfl exions sur mon métier, op. cit. p. 88)