Alain Guiraudie, droit devant

Philippe Azoury

De loin en loin, ce qui avait été une définition avait fini par se perdre. Le dire devenait presque difficile, et plus difficile encore de le dire sans prendre des accents ridicules, sans se draper dans une écharpe vieillotte, démodée, élimée par le temps. Et pourtant, cette chose-là, on la savait d’instinct. Quelques semaines auparavant, on n’aurait même pas tergiversé là-dessus.

Puis on a oublié de la dire, on s’est laissé berner par des effets de manche, il y a eu un peu trop de lumière par ici, une forme de relâchement assez sympathique par là, l’histoire a lentement fermé les yeux sur les rôles distribués à chacun, si bien qu’au final, plus personne ne savait qui était qui et qui devait jouer quoi – tous ensemble dans le même merdier, préférant regarder nos chaussures trempées plutôt que de distribuer les bons et les mauvais points.

Et puis un beau jour, ça devait être à l’automne 2001, un film (un petit monolithe) nous est tombé dessus – suffisamment puissant, tenu, concentré, pour que l’on s’aperçoive tous que nous étions en train d’oublier l’essentiel: un cinéaste, ce n’est pas seulement quelqu’un qui sait faire une image et des sons, non, un cinéaste c’est avant tout quelqu’un qui tient une position. Ça, Godard, Pasolini et Eustache nous l’avaient enseigné. Eux-mêmes le tenaient de Renoir et d’Hitchcock, de Rossellini et de Jean Vigo.

Le film que nous venions de prendre comme une claque était beau et calme, grand et serein. C’était pourtant un petit film au regard de l’industrie: moins d’une heure, pas beaucoup de fric pour le faire, pas de vedettes. Juste un nom, déjà repéré des cinéphiles, Alain Guiraudie. Ah oui, le mec du Tarn, avec son folklore farfelu, sa mythologie déconnante, ses ounayes et ses bergers, ses bandits, son causse. Oui, oui, Guiraudie le grand d’Albi – comme si en disant ça on avait tout dit. Mais là, cette fois, en plus de cette joyeuse déconne, formidablement libératrice, on découvrait un film tendu de partout. Et ce film portait un titre beau, Ce vieux rêve qui bouge. Immédiatement on s’était dit qu’il fallait se méfier des titres trop beaux, surtout quand ils ont des relents nostalgiques. On n’a jamais beaucoup aimé les pleureuses, par ici. On préfère les cinéastes quand ils nous parlent d’ici et de maintenant. Ce vieux rêve qui bouge partait justement de ça. Il montrait, du coté d’Albi justement, une usine une semaine avant sa fermeture. Ses derniers ouvriers qu’on laisse à la casse, son contremaître sourcilleux, qui continue de jouer son rôle de chieur, même si tout ça n’a pas plus de sens pour lui que pour ses employés, qui le détestent tous, comme il se doit. Et puis il y a ce jeune mec que l’on a envoyé pour démonter la dernière machine, pièce par pièce. C’est toute l’usine et, derrière elle, tout le monde ouvrier qui est désossé patiemment en une heure de film. Pourtant, à l’intérieur des hommes comme des machines, à quelques réglages prés, il y a encore du désir, et là où ça s’ajuste, ça bande, il y a des envies de grande passion, de frictions entre des bords impossibles, et des hommes qui pourraient recommencer à se parler, c’est-à-dire à s’en toucher un mot en caressant l’autre. On imaginait la gueule de tout un pan des cinéastes français qui fantasment le monde ouvrier (sans jamais y avoir mis les pieds) en voyant ça, parce qu’il y a des gestes précis, des niveaux de paroles, des idées reçues complètement bouchées et des idées soudainement curieuses qui ne s’inventent pas, même avec les meilleurs script doctors. On imaginait la gueule des vieux cinéastes militants, qui avaient toujours envisagé l’usine comme cet endroit sacré, où comme dans les églises on récite, éventuellement on lutte, mais où ça ne doit surtout pas désirer. À l’encontre de tout ça, Guiraudie n’avait retenu que son utopie à lui: caressez la queue d’une bête, si vous voulez savoir si elle bouge encore. Et si ça bouge, c’est qu’il y a encore une position possible à tenir. Ou à inventer. Alors voilà: la position que tient et invente Alain Guiraudie est glorieuse et grandiose. Elle est aussi fière et fidèle. Il n’y a que lui ici-bas pour la tenir comme ça. Vous voulez des preuves immédiates, du concret? Commencez par lire les titres de ses films. Ils ne mentent pas. En 1994, Guiraudie débutant signait un court métrage de dix minutes qu’il intitulait Tout droit jusqu’au matin (c’est une merveille de promesse, ce petit film: il y a déjà tout dedans). En 2016, son tout dernier long métrage, présenté à Cannes en compétition officielle, porte le titre – mot d’ordre? – de Rester vertical. Tout droit. Vertical. Rêveur. Cinéma à dormir debout. Oui, debout. Continuer à faire en sorte d’être irrécupérables. Rester vertical est ainsi un film déstabilisant, qui prend son temps à travailler en vous avant de révéler sa pleine force. Ce film, Guiraudie l’a fait en réaction au précédent, L’Inconnu du lac. L’Inconnu est un chef-d’œuvre instantané, un chef-d’œuvre immédiat. Tous ceux qui l’ont vu, l’ont compris dans la seconde. C’est un film que Hawks et Ford auraient pu faire, ou Hitchcock (surtout Hitchcock, plus enclin à torturer les solitaires). Il est fait avec le même savoir perdu sur la durée, sur le cadre, sur la grâce aérienne du découpage. Un cinéma touché par une beauté solaire. Suspendu entre le ciel et l’eau. Mais c’est un film de Terriens que personne d’autre sur Terre qu’Alain Guiraudie n’aurait pu faire. Car on ne voit pas qui, sinon lui, pourrait accoucher d’une telle intelligence politique, d’une telle joie et d’une telle anxiété. Tout dans sa façon d’approcher ses personnages découle de sa vision des hommes, du monde, de la jouissance, de sa hantise de la mort et de la solitude. Voilà bien un film rare, organisé depuis un communisme des corps. Tous les corps, les beaux, les bronzés, les bien-portants, les vieux, les secs, les replets, tous contemplés, admirés, désirés pareils, pour ce qu’ils portent en eux d’unique. Alain Guiraudie est le cinéaste le plus libre qui soit, et rien ne lui est plus étranger que le souci de choquer, de provoquer. Il vit, sans doute en marge, dans un territoire décentré qui est sien. Mais il sait que ce territoire, ce causse, cette plaine, ce plan, est le plus beau du monde: il ne va le troquer, ni en changer pour rien au monde. Même si parfois, la nuit jusqu’au petit matin, l’envie de partir, d’aller voir ailleurs si l’herbe est plus verte, le tenaille. C’est sa vieille question, celle qui plane sur Rester vertical, celle qui explique les longues lignes transversales, les cercles sans fin, les allers-retours pleins de doutes que dessinent les personnages de tous ses films.

Dans le fantastique (à tous les sens du terme) Du soleil pour les gueux, c’est Guiraudie en personne qui joue un brigand qui parcourt de long en large et de haut en bas le causse Méjean, un chasseur de prime à ses trousses. Il dit à tous ceux qu’il rencontre vouloir se casser vers Montpellier. Montpellier, ok, mais après, pour aller où? Fuir à Paris, Shanghai, New York? Il comprend qu’il pourrait tout aussi bien se planquer là, sur le causse, il en connaît tous les refuges, tous les plans. Ça quadrille encore et encore dans Voici venu le temps (qui n’est plus fait que de ça, de poursuites, de chasses à l’homme) et plus encore dans la cavale folle du Roi de l’évasion, où un homosexuel en surpoids et une lolita maghrébine de seize ans (on dira jamais assez qu’Hafsia Herzi et Ludivic Berthillot ne forment un couple improbable qu’aux yeux de ceux qui croient encore – les pauvres – que le désir obéit à des formulaires de reconnaissance) fuient la société tout entière et n’interrompent leur course que pour baiser, c’est-à-dire presque toutes les dix minutes: Guiraudie a inventé le road movie sans voiture, qui piétine et fait du sur-place là où ça le démange, le western surchauffé, où il s’agit de battre en duel tous les tabous, toute la connerie engendrée par la société. Comme ce duel-là est long et ne peut se régler en un film, il fallait pousser les choses plus loin encore. Et pour toucher plus encore, le cinéma fantasque de Guiraudie devait repasser une seconde fois, après Ce vieux rêve qui bouge, par un geste d’épure. Cette épure, ce sera L’Inconnu du lac. Comme dans Du soleil pour les gueux, Guiraudie utilise une poignée d’éléments, et rien d’autre. Un plan d’eau, dans lequel on nage et on se noie, habité par des dessous invisibles. Un horizon que l’on contemple. Une berge sur laquelle on peut discuter le bout de gras avec un autre solitaire. Une plage sur laquelle des types se draguent. Un parking et des bosquets où ça baise. Un monde d’hommes dans lequel Guiraudie fait pourtant entrer toute l’humanité, toutes les questions, les pulsions (la passion, la mort, la possession, la passion, la jalousie) et tant d’autres choses encore avec lesquelles on doit apprendre à jouer et à jouir si on veut faire société. L’Inconnu du lac est et restera classique immédiat.

Il fallait maintenant à Guiraudie sortir de ce Lac si magnétique. Repartir de zéro. Il n’avait pas d’autre choix que de revenir à un film punk. Ce sera Rester vertical. À la fois réflexion sur l’incapacité, tout à coup, d’écrire, d’enchaîner, retour sur les mêmes questions qui le travaillent depuis toujours (elle est où, ma place? Et pourquoi pas me laisser porter par le courant? Should I Stay or Should I Go, comme dans la chanson?). Il tente l’exploration plus loin encore des corps que personne ne veut voir (comme si la sexualité, la chose la plus universelle qui soit, commençait et s’arrêtait avec la beauté et n’était autorisée qu’à certaines et certains, et entre deux tranches d’âge bien délimitées et identifiées – quelle farce!). Il retourne encore une fois à la bergerie, car qui dit moutons dit aussi les loups. Rester vertical, c’est continuer à n’être ni un mouton parmi les hommes ni un loup pour l’homme. Ou alors accepter seulement d’être un loup pour soi-même. De cerner son propre danger, sa propre exigence. C‘est un vieux rêve qui doute, qui continue de s’interroger, vingt ans après, sur le cinéma et la position qui lui est offerte: celle de pousser les murs pour plus de liberté, en tout, partout.

D’où vient ce cinéma qui n’a jamais peur de la liberté, qui la voit partout, qui est parfois pris de vertige devant tant de chemins offerts? Qu’est-ce qui le fait courir (dans tous les sens)? Pourquoi ça respire ici plus que partout ailleurs? On croit deviner. On sait déjà à quoi ça rêve et pour qui ça bouge: pour chacun de nous. Ensemble et solitairement.