À propos de Frederick Wiseman

Antoine Guillot

« Ce musée offre d’extraordinaires occasions d’étudier la condition humaine. » Une conférencière dans National Gallery (2014)

Depuis bientôt cinquante ans, Frederick Wiseman, fin moraliste et explorateur inlassable de la nature humaine, s’attache à montrer comment les hommes vivent ensemble. Chez lui, les institutions, dans leur fonctionnement le plus ordinaire, sont le cadre idéal, au sens géographique et cinématographique, pour observer comment s’organise l’ordre et se formalise la violence dans la société américaine.

Autant de points de vue qui offrent rétrospectivement des concentrés d’une époque, de la contestation contre-culturelle de l’American way of life des années 1960-1970 à la lutte contre la gentryfication d’aujourd’hui, comme une seule et vaste comédie humaine d’une centaine d’heures, balzacienne et renoirienne tant elle explore la complexité et respecte les raisons de chacun. Où les « chapitres » se répondent via de souterrains motifs, avec autant de personnages dont Wiseman, avec son goût du gros plan sur les visages, aura dressé le portrait, même furtif.

Le dispositif du cinéaste est simple: un opérateur, un assistant pour charger la caméra, un preneur de son (Wiseman lui-même et ses grandes oreilles à l’écoute du monde), qui place le spectateur dans cette position du découvreur qui assiste en direct à ce qui se déroule sous ses yeux. Des semaines de tournage sans repérage, et surtout des mois de montage, où dans un long travail de construction, de composition même, pourrait-on dire, tant les questions de musique et de rythme lui importent, Wiseman écrit une dramaturgie sans intrigue, dans l’esprit d’un Ionesco ou d’un Beckett, et qui sera son seul commentaire (pas de voix-off imposant un sens aux images, ni même de carton désignant ses personnages). Une œuvre donc qui, si elle travaille le réel, n’affirme pour autant aucune vérité, et a infusé, comme on le verra, nombre d’œuvres contemporaines de son cinéma.

Frederick Wiseman, fils d’immigrants juifs russes et polonais, juriste de formation, a été sensibilisé très tôt aux questions de discrimination et au hiatus entre droits formels et droits réels. Toute sa filmographie peut se lire comme l’exploration de la contradiction entre la mythologie, l’idéologie de l’Amérique (land of the free où tous les hommes, égaux en droit, peuvent réaliser l’idéal de libre entreprise et de la poursuite du bonheur), et sa réalité concrète, celle de la division entre riches (pour qui tout semble possible) et pauvres (dont la condition limite et les choix et les droits), et son corollaire, la ségrégation, toujours active malgré des années d’affirmative action. Une profonde réflexion sur l’autorité, surtout, qui passe le plus souvent par le contrôle de la parole, instrument de débat pour le meilleur (avec de nombreux dialogues de sourds), mais le plus souvent de pouvoir. L’œuvre s’ouvre avec Titicut Follies (1967) sur un air de comédie musicale qui en annoncera d’autres. Dans la prison psychiatrique de Bridgewater (Massachusetts), on est comme dans l’asile de fous du Système du docteur Goudron et du professeur Plume d’Edgar Poe: qui sont les plus fous, des détenus humiliés, nus la plupart du temps, ou ce psychiatre aux allures de Mengele qui, la cigarette au bec, introduit une sonde gastrique dans le nez d’un malheureux? Aussi bien Vol au-dessus d’un nid de coucou de Milos Forman que Hunger de Steve McQueen ou Shutter Island de Martin Scorsese doivent beaucoup à ce film qui, par sa description implacable de la vétusté des bâtiments, des conditions indignes de détention et de « traitement » des malades, gênera tant les autorités qu’elles en obtiendront l’interdiction pendant plus de vingt ans, jusqu’à sa libération par la Cour suprême du Massachusetts au nom du premier amendement de la Constitution américaine, qui garantit la liberté d’expression. D’autant que gardiens et détenus étaient ravis d’être filmés, comme tous ceux qui apparaissent dans les films de Wiseman. « Pour certaines catégories d’Américains », expliquera-t-il, « cette tolérance de la caméra provient d’un sentiment profond: la conviction de contribuer au processus de la démocratie américaine. Cela participe, qu’on le veuille ou non, de la réalité du sens civique américain. » « Dans tous mes films », dira-t-il encore, « les gens pensent que les choses qu’ils font sont convenables. Ils les font de leur point de vue. » Ce sera le cas des soignants de Hospital (1969), qui font de leur mieux pour venir au secours des laissés pour compte qu’accueille le service des urgences de cet hôpital public de l’East Side new-yorkais (les riches, eux, ont leurs hôpitaux et cliniques privés). Un film qui comporte nombre de ces moments d’« humour objectif » qu’affectionne Wiseman, dont un d’anthologie. Un théâtre de la cruauté et de l’absurde qui inaugure une série sur le soin, parfois plus optimiste (la tétralogie du handicap: Blind, Deaf, Multi-handicapped et Adjustment and Work), parfois très noire (Near Death et ses 6 heures dans un service de soins palliatifs à Boston). Une fois soignée, l’humanité chancelante de Hospital aura de grandes chances de se retrouver dans Welfare (1975), le film sans doute le plus connu de Wiseman, tourné dans un centre d’aide sociale de New York. Véritable cour des miracles où l’administration fait ce qu’elle peut, c’est-à-dire peu! pour secourir les victimes d’une crise sociale, morale et politique dont le cinéaste brosse de saisissants portraits, souvent au détour d’un plan, comme une esquisse. Un film à rapprocher de Public Housing (1997), plongée sans cliché dans une cité déshéritée de Chicago, sauf qu’en vingt ans, Reagan et l’ultralibéralisme auront conquis l’Amérique, et que le regard, le nôtre et celui de Wiseman, sur les institutions aura évolué: ce sont maintenant les structures locales, associatives, la combativité communautaire qui retiennent son attention, comme ce sera le cas près de vingt ans plus tard pour In Jackson Heights (2015) et ses forces qui s’unissent pour lutter, notamment, contre l’embourgeoisement rampant de ce quartier multiethnique aux 167 langues. David Simon s’est souvenu de Public Housing quand il a écrit Sur écoute, comme le Gus Van Sant d’Elephant a emprunté beaucoup (les travellings dans les couloirs) à High School (1968). Retour en arrière: en plein flower power, le lycée avait pour fonction de transmettre moins des savoirs que des valeurs, toute une idéologie patriotique, sexuelle, comportementale, pour former l’homo americanus, celui qui allait partir sans trop réfléchir faire la guerre au Vietnam, après un passage par le camp d’entraînement de Basic Training (1971), source majeure de la première partie du Full Metal Jacket de Stanley Kubrick, où il aura appris à tuer en jouant au soldat. Ceux qui auront survécu à ce véritable lavage de cerveau, on les retrouvera quarante ans plus tard aux commandes d’une prestigieuse université publique dans At Berkeley (2013), tentant de conserver et son excellence et son accessibilité à tous en période de tarissement organisé des subventions. Là encore, le reaganisme est passé par là, comme en témoigne, dans les années 1980, The Store (1983), plongée dans le grand magasin Neiman Marcus de Dallas, grand film sur la parole comme art de vendre, ou Central Park (1989) et ses tentatives de privatisation de l’espace public par les plus nantis, richissimes mécènes qui ne donnent rien sans rien.

Et puis il y a la France, là où, dans sa jeunesse, Frederick Wiseman a découvert le cinéma (« une année entière à Paris vous permet d’avoir un large panorama de tout le cinéma, et je veux dire de toute l’histoire du cinéma »), et dont il a filmé les plus prestigieuses institutions culturelles: le Ballet de l’Opéra de Paris dans La Danse (2009), qui trouvera un écho immédiat dans le texan Boxing Gym (2010), et sa salle de boxe où se jouent les rythmiques chorégraphies d’une comédie musicale. Et bien sûr La Comédie-Française ou l’Amour joué (1996), période Jean-Pierre Miquel, avec cette scène magnifique où Roland Bertin dissèque sans fin un « Tout de même! » dans Don Juan pour en extraire la substantifique moelle. Mais surtout, il rencontre dans les murs du Français la grande Catherine Samie, doyenne des lieux. Avec elle, ce passionné de théâtre monte sur scène (15 ans après l’avoir fait à Boston) puis filme le bouleversant chapitre 17 de Vie et destin de Vassili Grossman, lettre testamentaire d’une mère à son fils écrite du ghetto de Berditchev en 1941. La Dernière Lettre (2002), seul film de fiction (avec le méconnu Seraphita’s Diary de 1982) d’un géant du documentaire s’avère un chef-d’œuvre par la puissance de sa mise en scène qui, dans un théâtre d’ombres, aboutit à une bouleversante étude de visage. Par ce qu’il touche surtout sans doute de plus intime et secret dans la biographie de son auteur, et à l’aune duquel il faudrait, peut-être bien un jour, réétudier toute son abondante filmographie.