On est à la fin des années 1970, il y a aussi, à Taipei, une génération de jeunes gens venus d’horizons très variés, pour certains très frottés au monde occidental qui a beaucoup bougé au cours des quinze années précédentes. Chang Kaï-chek est mort. Pékin a remplacé Taipei au Conseil de sécurité de l’ONU, au sein du régime des gens plus futés comprennent qu’il faut faire évoluer les choses. Parmi eux, des responsables du studio d’État, où travaillent aussi des jeunes modernistes. Ils cherchent de nouveaux talents, un nouvel esprit. En résultent, en 1982, deux films à sketches. L’un s’appelle Sandwich Man, qui est aussi le titre du premier, et de loin le plus remarquable de ses trois épisodes. L’autre, qui compte quatre sketches, s’appelle In Our Time, et là aussi un épisode, Expectation, domine clairement l’ensemble. Ces deux films, ces sept jeunes réalisateurs et ceux, scénaristes, acteurs, producteurs, qui ont travaillé avec eux, mais surtout les réalisateurs des deux épisodes les plus marquants, viennent de lancer une révolution. Personne ne le sait.
Le réalisateur d’Expectation se nomme Edward Yang, c’est un ingénieur informaticien qui a étudié aux États-Unis, s’est mêlé à la contre-culture californienne et adore les films des Nouvelles Vagues européennes. Le réalisateur de Sandwich Man s’appelle Hou Hsiao-hsien, il n’a jamais quitté Taïwan, n’a aucune culture cinéphile, ni d’ailleurs littéraire. Mais il a fait la connaissance de Chu Tien-wen qui l’a convaincu de regarder autrement, de suivre son instinct pour raconter une histoire toute simple afin qu’elle prenne un résonance plus vaste. Et, très loin de ses conventionnels trois premiers longs métrages (des films qui n’appartiennent pas véritablement à son œuvre et sur lesquels il est désormais discret), Hou l’a fait. En autodidacte ayant le goût de rompre les règles, il a commencé d’explorer d’autres cadrages, d’autres distances, d’autres durées. Ce n’est qu’un début.
Ces deux-là, Hou et Yang, deviennent les chefs de file d’un mouvement qui aussitôt dépasse les seuls milieux du cinéma, et la seule dimension taïwanaise. Le jeune cinéma qui émerge alors à Taipei devient le symptôme et le signe de ralliement d’une jeunesse qui veut un autre monde. La même année 1982, a été présenté au Festival de Hongkong un film réalisé mais interdit en Chine populaire, La Terre jaune de Chen Kaige, première salve de la « cinquième génération » qui va ressusciter le cinéma chinois continental après la catastrophe de la Révolution culturelle, et conquérir une reconnaissance internationale. À Hongkong aussi, épicentre du cinéma chinois, une génération de jeunes réalisateurs tente le lancement d’une éphémère Nouvelle Vague, où seuls Tsui Hark et Wong Kar-wai surnageront. Mais les cinémas chinois sont bien en train de prendre leur essor et vont devenir une force majeure dans l’art du cinéma mondial.
Aucun de leurs représentants ne démontrera autant de constance, d’invention, de renouvellement et d’audace que Hou Hsiao-hsien à travers les quinze longs métrages qu’il réalisera à partir de 1983 jusqu’à aujourd’hui, selon une trajectoire à la fois extraordinairement rigoureuse et formidablement inventive. Cette trajectoire vient de l’entrelacement de toutes les histoires d’où il est issu. S’en être nourri et les avoir dépassées sans les renier fait de Hou celui que beaucoup de par le monde, et notamment beaucoup de cinéastes, considèrent comme un grand maître.
Pour Hou comme pour beaucoup d’autres de sa génération, au début des années 1980, l’ouverture du présent et la conquête de l’avenir passe par la libération du passé, ce passé nié par la dictature toujours en place (la loi martiale ne sera levée qu’en 1987). Les quatre premiers longs métrages de Hou Hsiao-hsien sont des films autobiographiques, des retours par le biais d’histoires individuelles sur l’histoire collective : son adolescence dans Les Garçons de Fengkuei (1983), l’enfance de Chu Tien-wen dans Un été chez grand-père (1984), sa propre enfance dans Un temps pour vivre, un temps pour mourir (1985), l’adolescence de son ami et coscénariste Wu Nien-jien, figure importante du Nouveau Cinéma taïwanais, dans Poussières dans le vent (1986). Et déjà dans ces films passe ce vent puissant d’un cinéma jeune, inventif, dynamique, mais qui recourt à des formes de mise en scène singulières, qui ne ressemblent pas aux films des « Nouvelles Vagues » européennes, américaine ou japonaise. Les plans longs et fixes, la recomposition des cadres par des éléments de décors qui découpent l’écran, l’utilisation de la profondeur de champ, le goût pour les scènes observées de loin et en continu, la place des corps dans l’espace, qu’il s»agisse de la nature ou de bâtiments, participent d’une écriture singulière, qui ne fera que s’enrichir au fil des ans. Du point de vue du style, Hou est un grand inventeur moderne, comme le sont Godard, Antonioni ou Cassavetes, mais d’une manière qui n’appartient qu’à lui, qui ne doit pas grand chose aux influences extérieures – même si, au cours de mémorables séances de ciné-clubs à domicile, Edward Yang a commencé de l’initier aux grandes œuvres du cinéma contemporain. Qui chercherait des influences dans le style visuel et narratif de Hou tel qu’il se met alors en place en trouverait davantage dans les arts traditionnels chinois, notamment dans la peinture classique avec ses grandes plages de vide et son usage suggestif des volutes d’encre pour évoquer un cosmos où l’homme n’est pas au centre de tout, ni plus grand que ce qui l’entoure. Là aussi l’influence de Chu Tien-wen est importante.
Dès le début de ce mouvement dont il est une des figures de proue, Hou sait qu’il faut aussi jouer collectif, essayer d’élargir un mouvement qui demeure fragile, dans un environnement extrêmement conservateur, et qui ne s’ouvre à la démocratie que pour devenir un archétype de l’affairisme capitaliste le plus effréné. Il devient producteur pour son ami Edward Yang, dont il est aussi l’(excellent) interprète principal dans Taipei Story. L’amitié de Hou et de Yang se brisera plus tard, mais pas les tentatives du premier de construire des structures plus vastes, d’aider de nouveaux venus, de participer à des projets collectifs. Il le fait toujours.
Le collectif est au cœur de la trilogie historique qui va marquer le premier sommet de l’œuvre : cette fois-ci, Hou prend en charge directement l’histoire de tout « son pays », Taïwan. En 1989, il signe un chef-d’œuvre, La Cité des douleurs, Lion d’or au Festival de Venise, qui invente une forme de récit à voix multiples pour revenir sur la phase la plus brûlante de l’histoire taïwanaise, « l’incident du 28 février » qui voit une féroce répression (10 000 morts) s’abattre sur les Taïwanais – surtout les intellectuels et les communistes – au profit des Chinois continentaux déjà en train de se replier sur l’île, moment fondateur et tabou durant quarante ans. Le film, qui rend aux Taïwanais leur histoire nationale débarrassée du maquillage idéologique du Kuomintang, est un considérable succès à Taïwan – le plus grand que connaîtra Hou. Pourtant le film suivant, Le Maître de marionnettes, primé à Cannes, est lui aussi accueilli avec bienveillance, car il retrace de manière nouvelle, et d’une grande finesse, un demi-siècle de l’histoire de l’Île, sous colonisation japonaise de 1895 à 1945 – une expérience qui n’a pas laissé que des mauvais souvenirs à l’île, où l’influence japonaise demeure sensible dans les mœurs, les habitats, etc. Le troisième film, Good Men, Good Women, politiquement, historiquement et esthétiquement extrêmement ambitieux, organise des circulations à échos multiples entre le présent et l’époque de la Terreur blanche. Très complexe, le film est à la fois le dernier chapitre de l’immense fresque historique brossée par le réalisateur pour rendre leur histoire aux Taïwanais et un tournant décisif dans une démarche artistique qui va désormais travailler différemment son enjeu principal, le temps.
Cela se traduit par deux grands films symétriques, un film très contemporain, chronique d’une jeunesse chassée de ses espérances comme d’un paradis perdu, Goodbye South, Goodbye (1996) et un film situé dans le passé et loin de Taïwan, Les Fleurs de Shanghai (1998), qui invente un monde totalement fermé où se redéploie un autre espace-temps, entièrement défini par les rapports de désir et de pouvoir entre les prostituées et les clients d’une luxueuse maison close à la fin du XIXe siècle. Les puissances du cinéma explorent à nouveau, selon des trajectoires différentes mais toujours porteuses d’émotions troublantes et de questions ouvertes, les mystères du temps dans le film du changement de siècle qu’est Millennium Mambo (2001) et les trois épisodes situés à trois époques différentes de Three Times (2005), deux films avec l’actrice Shu Qi dont la beauté exceptionnelle est comme un contrepoint physique à la grâce de la mise en scène.
Il y a encore des histoires (personnelles, familiales, affectives) et de l’histoire (au sens des historiens), ce sont désormais des dimensions – importantes mais pas centrales, car il n’y a plus de centre – d’un monde plus ample et plus profond, et qui serait le temps lui-même.
Salué comme un artiste majeur dès la fin des années 1980, Hou a pourtant du mal à travailler dans son pays, où l’industrie du cinéma, de petite taille, est entièrement aux mains d’hommes d’affaires intéressés par le seul profit immédiat. CIest à l’étranger qu’il trouve les possibilités de continuer à travailler, au Japon pour Café Lumière (2003) puis en France pour Le Voyage du ballon rouge (2008), deux films qui, de manière différente, chaque fois adaptée au territoire où ils se situent, travaillent le rapport à l’espace, à l’environnement (culturel autant que physique) propre à leur contexte. Mais toujours avec une subtilité et une complexité que porte un sens du plan et du rythme exceptionnels.
Dans une situation paradoxale, qui le voit à la fois adoubé comme grand artiste national, et élu aux plus hautes instances cinématographiques de son pays, et en difficulté pour mener à bien ses projets, Hou Hsiao-hsien mettra sept ans pour signer ce nouveau chef-d’œuvre, à juste titre consacré d’un Prix de la mise en scène à Cannes – nombreux sont les festivaliers qui lui auraient volontiers donné la Palme d’or. The Assassin, où il retrouve Shu Qi, est un nouveau voyage dans le temps (l’évocation de la dynastie Tang, à la fin du premier millénaire, est éblouissante) et dans l’espace (tel que le décrit la grande peinture classique chinoise), c’est surtout un voyage dans le genre du film d’arts martiaux, qu’il renouvelle tout en mettant en évidence les ressorts secrets, les enjeux profonds.