Max Linder, un siècle après

Emmanuel Dreux (universitaire, critique de cinéma)

En 2013, si vous googlisez « Max Linder », on vous donnera d’abord les horaires d’une salle de cinéma située au 24, bd Poissonnière, Paris 9e.

En 1913, Max Linder, vedette comique de la maison Pathé, ouvrait, à la même adresse, le « Ciné Max Linder », « le seul endroit de Paris où l’on pourra applaudir les scènes les plus comiques du célèbre Roi du Film ».

Depuis un siècle, les occasions ont été rares d’applaudir le Roi du Film, au Max Linder Panorama, ou ailleurs. La dernière rétrospective, orchestrée par sa fille Maud Linder au musée d’Orsay, date de 1990. Celle-ci a voué sa vie à restituer et montrer l’œuvre d’un père qu’elle n’a pourtant pas connu : un coffret DVD, constitué des deux longs métrages qu’elle lui a consacré et d’une dizaine de courts métrages de ce dernier, est sorti l’année dernière. D’autres doivent suivre : une grande partie de l’œuvre de Linder – entre 180 et 200 films – est aujourd’hui retrouvée, identifiée, à restaurer. Cette rétrospective (40 films environ, pour la plupart invisibles depuis un siècle, venus de nombreuses collections et cinémathèques) doit rendre définitivement à Max Linder, artiste reconnu et pourtant encore trop mal connu, la place qui lui revient dans l’histoire du cinéma.

Qui était Max Linder ? La question appelle de nombreuses réponses. Né Gabriel-Maximilien Leuvielle en 1883, l’acteur débute au théâtre en 1903 sous le nom de Max Lacerda avant d’adopter définitivement l’année suivante celui de Max Linder. Max Linder ? C’est aussi le nom qu’il porte dans ses films, son personnage pouvant être l’acteur Max Linder en personne, qui se repose auprès des siens dans sa maison natale de Gironde (Max en convalescence, 1911), qui descend dans l’arène au cours d’une tournée en Espagne (Max toréador, 1913), ou qui remet en scène sa propre carrière – sa légende, déjà –, de ses débuts (Les Débuts de Max au cinématographe, 1910) à son premier contrat américain (Max Comes Across/Max part en Amérique, 1917). Il arrive aussi au personnage de Max de sortir littéralement de l’écran, pour apparaître alors sur scène, en chair et en os, lors d’un spectacle de ciné-théâtre dont il fut l’un des pionniers.

Fascinante ambiguïté, qui mêle le vrai au faux, où le créateur se confond à l’écran avec sa créature, dans une confusion savamment cultivée, maintes fois reprise depuis par d’autres acteurs-auteurs, de Fatty Arbuckle à Jerry Lewis, burlesque oblige, mais aussi d’Orson Welles à Takeshi Kitano. Max Linder est tellement Max Linder, qu’il s’offusque – pour rire –, sur une photo célèbre où il pose avec Charlie Chaplin, que celui-ci, pourtant habillé en Charlot, ne porte pas sa célèbre moustache. Lui, au moins, arborait la sienne – vraie ou fausse ! – en permanence, à la ville comme à l’écran. Il en va de même de ses couvre-chefs – haut-de-forme, casquette ou canotier, selon la saison –, de ses cannes, bottines, costumes, cravates ou tenues de sport, toujours à la page, véritable défilé, année après année, de ce que fut la mode masculine du début du siècle.

Beau, élégant, séduisant et volontiers séducteur, Max contraste avec les autres comiques français de la Belle Époque. Il n’a ni la défroque de clown ni le visage enfariné de la troupe des « pouittes » de Jean Durand chez Gaumont (Calino, Zigoto, Onésime), ni la laideur grimaçante et gesticulante de ses concurrents de chez Pathé (Boireau, Rigadin, Little Moritz). Il est le dandy 1900, le petit bourgeois oisif, le « célibataire des five o’clock » (Henri Fescourt), maniant, au gré de ses aventures, le yacht ou l’aéroplane, pratiquant l’escrime, le ski ou l’équitation et toutes les danses de salon, ce dernier étant son terrain de jeu favori, à Paris, Chamonix ou Monaco. Son but est la conquête amoureuse, immédiate, très vite obsessionnelle, acharnée – Max est un suiveur – : il doit toujours vaincre les réticences parentales, triompher des épreuves quasi olympiques exigées par sa belle – il devient ainsi, tour à tour, « bandit », « peintre », « boxeur » (1912), « jockey » (1913), « cuisinier » ou « coiffeur » (1914), mais toujours par amour. « Compétences » toujours imposées, qui peuvent encore l’obliger à se guérir de la « timidité » (1910), de la « peur de l’eau » (1912) ou de la haine des « chats » (1913), etc. Déjà marié, Max sera alors maladivement jaloux, compulsivement volage, parfois contraint de cacher sa femme – dans une valise, une cheminée ou un pouf ! – (Les Vacances de Max, 1913), ou de lui demander le divorce le jour même de ses noces (Max Wants a Divorce, 1917), pour toucher un héritage avantageux…

Pauvre Max, ou alors fichu Max, c’est selon ! Issu du théâtre de vaudeville, son personnage pourrait être celui du noceur impénitent, de l’amant dans le placard, du pique-assiette, du coureur de dot, de l’amoureux inconstant ou du Roméo sincère – même si « du boulevard » -, autant de rôles qu’au fil des films, il endosse volontairement ou qu’on lui fait porter malgré lui, mais qu’il « incarne » toujours avec une certaine distance, une double distance même : celle, d’une part, de la caricature du boulevard, issue du théâtre de café-concert d’alors, où le marivaudage prend l’allure du guignol, où le bon mot et la réplique laissent souvent la place à la bagarre, à la claque, à la chute, au pugilat acrobatique – à la manière des pantomimes anglaises où débutèrent Charlie Chaplin et Stan Laurel – ; celle, d’autre part, du détachement (« de dandy » écrit Petr Král) avec lequel il joue ces rôles successifs et imite de manière à la fois précise et désinvolte les gestes professionnels qu’on attend de lui, quand il ne les déplace pas tout à fait.

Ainsi le « toréador », avant de descendre vraiment dans l’arène, s’entraîne d’abord en appartement avec une paisible vache à laquelle il porte l’estocade avec un couteau et une fourchette. Le pédicure improvisé (Max pédicure, 1914) retrouve quant à lui les gestes du barbier : il aiguise un rasoir sur la semelle de son « client » et entreprend de lui raser le pied, tout en essuyant sa lame pleine de savon sur le bas de son pantalon. Passant pour un grand pianiste grâce aux talents d’un piano mécanique (Max virtuose, 1913), Max, contraint d’offrir un concert mais sur un instrument véritable cette fois, ne touchera l’instrument que pour le jauger, l’ausculter et le démonter totalement – sous prétexte d’y retrouver son lorgnon – comme l’aurait fait un plombier, un médecin ou un mécanicien. Peintre pour rire (Max peintre par amour, 1912), il fait le portrait d’une matrone pour pouvoir courtiser sa fille à l’abri du chevalet. Mais emporté par son geste, par le goût du risque et par celui du jeu, il trace tout de même sur sa toile la caricature monstrueuse du chaperon qui l’épie, ce qui aggrave forcément les motifs de son renvoi.

Sacré Max ! « Si actif, si intrépide, si allant » (Louis Delluc), il a l’art de se mettre dans des situations délicates, de les affronter toujours avec une bonne dose d’optimisme, et de transformer, avec désinvolture et ingéniosité, toutes les épreuves en jeu. Ainsi le dandy est aussi vagabond : il va de salon en salon, endosse provisoirement des identités usurpées dont il déplace et dérègle les bonnes manières. Charlie Chaplin saura, en l’inversant, retenir la formule et rendre hommage à Max Linder. Charlot et Max, au-delà de leurs différences, ont bien des caractéristiques communes : jouisseurs impénitents, usurpateurs patentés, toujours déplacés sans être jamais dépaysés, ils occupent la place et s’installent dans l’instant présent.

L’originalité de Max Linder tient aussi au réalisme de son jeu et à l’univers « concret » dans lequel il évolue. Aux épreuves qu’il doit subir, aussi folles soient-elles, il oppose la véracité de son corps. Pour le dire autrement, il n’a quasiment jamais recours aux trucages « illusionnistes » qui foisonnent dans le premier cinéma comique : on ne voit pas chez Max d’accélération mécanique lors d’une poursuite ou de surimpression pour imiter et décupler les effets d’une ascension dans les airs ou d’une chute vertigineuse. Une bagarre – y compris contre lui-même, dans une fameuse scène de Soyez ma femme 1921- pèse avec Max un certain poids corporel qui jamais ne débouche sur les dislocations, déformations ou explosions de pantins courantes chez ses confrères d’alors.

Quant à son jeu, si Max est souvent agité, il n’est jamais atteint des crispations gestuelles et grimaçantes ou des fureurs subites et inexpliquées de ses contemporains. Ses emportements enthousiastes, ses « atteintes fiévreuses » (Alain Masson) sont plutôt le symptôme d’un malaise existentiel ou d’une obsession maladive qu’il s’efforce de guérir. S’il s’en remet comme les autres aux pouvoirs et aux potions magiques, leurs effets chez lui seront bien plus prosaïques que proprement magiques. Ainsi, Les Effets des pilules (1910) qui promettent l’amour éternel, conduisent les époux fâchés, en mal de réconciliation, à embrasser tous les passants, ce qui généralise la querelle d’un ménage à l’ensemble du quartier. Max hypnotisé (1910) se révèle un si bon sujet qu’il se retrouve contraint de servir ses propres domestiques. De même, l’ivresse due à l’abus d’alcool ou d’excitants (Max victime du quinquina, 1912, Max professeur de tango, Max à Monaco, 1914) n’est prétexte pour Max ni à déchaîner les destructions et les catastrophes en série, ni à montrer les hallucinations du delirium chères aux films à trucs, mais plutôt à déployer le comportement comique de celui qui multiplie les indignités, tout en s’efforçant de rester digne… La gestuelle de Max Linder, toujours virtuose, pourra faire naître alors les images les plus folles, donner corps aux idées les plus absurdes, sans jamais se départir d’un réel soudain devenu bien mystérieux. Ce « réalisme magique » (Petr Král) qui naît d’un gag ou d’une trouvaille gestuelle, sera le propre des burlesques américains, dont Max est le précurseur.

Fort de son succès international, c’est d’ailleurs en Amérique que Max Linder part poursuivre sa carrière, interrompue en France par la Guerre. Après une première tentative en 1917, il s’installe à Hollywood en 1920 où il produit, dirige et interprète trois longs métrages (7 ans de malheur, Soyez ma femme, 1921, L’étroit Mousquetaire, 1922), format peu courant alors dans le genre comique – Fatty Arbuckle et Charlie Chaplin, les deux stars du burlesque américain d’alors, commencent tout juste à s’y risquer. Linder, salué par Chaplin comme son « professeur », se déclare à son tour « heureux de prendre des leçons à son école ». Amis et voisins, les deux comiques se voient régulièrement et Linder rend de nombreuses visites au studio de Chaplin, qu’il observe en plein travail. Expérience précieuse, dont il a tiré, entre autres témoignages, un véritable discours de la méthode du cinéaste, qu’il entend appliquer à son tour : dans un texte publié en 1919 – intégralement repris dans la monographie de Louis Delluc consacrée à Charlot en 1921 –, il décrit point par point l’exigence avec laquelle Chaplin prépare, tourne et monte ses films, il fait le compte de la somme de travail, de temps et de moyens que leur perfection exige. Sur le modèle de Chaplin, il se lance dans l’aventure de la production et finance lui-même ses films américains. Malgré le succès, l’expérience lui coûte cher, d’autant que ses films, financés avec de l’argent français, sont taxés comme des productions étrangères.

Rentré en France en 1922, Max dénonce justement la concurrence hollywoodienne, qui envahit partout les écrans et n’offre aucun débouché au film français sur le marché américain. Il déclare vouloir construire un studio à Nice pour y tourner des films qui concilieraient les moyens et l’organisation à l’américaine avec le génie de l’imagination française. On annonce aussi la création d’une United Artists à la française, société de distribution chargée de s’assurer l’exclusivité des productions de Max Linder et d’autres cinéastes comme Abel Gance – il tourne avec lui Au secours ! en 1923 – ou Jacques Feyder – qui tourne L’Image sur un plateau voisin de celui du Roi du cirque, le dernier film de Linder, au studio Vita-Film de Vienne en 1924. Aucun de ces projets ne verra le jour. En août 1923, Max a 40 ans. Il épouse Ninette Peters, tout juste 17 ans. Maud Linder, leur fille, voit le jour en juin 1924. Le couple va mal, plusieurs tentatives de suicide sont avérées jusqu’au fatal 31 octobre 1925 où tous deux décèdent dans une chambre d’hôtel, à Paris. Meurtre ? Suicide consenti ? Triste fin, qui appelle à nouveau la question, qu’on laissera ici sans réponse : qui était Max Linder ?