Le Centenaire du cinéma indien

Amandine D'Azevedo (universitaire)

Toute célébration du centenaire du cinéma indien commence par le rappel de ce premier film historique, Raja Harishchandra qui constitue, en 1913, le premier jalon d’une relation fusionnelle entre l’Inde et le cinéma. Son réalisateur, Dhundiraj Govind Phalke, choisit comme sujet une histoire tirée des grandes épopées mythologiques brossant le portrait d’un roi qui sacrifie tout, de son royaume à sa famille, suite à une promesse faite à un sage. Ce film, dont il ne reste que quelques mètres, est le tout premier qui soit réalisé par un Indien pour un public indien, dans une démarche nationaliste d’autant plus importante qu’elle s’inscrit dans la période coloniale. Les prémices du cinéma indien sont ainsi religieuses, mythologiques, culturelles, nationalistes et esthétiquement très inspirées des tableaux de dieux du peintre Raja Ravi Varma ainsi que des pièces du théâtre folklorique. Cet héritage pictural et théâtral est omniprésent dans le film Harishchandra‘s Factory, de Paresh Mokashi (2008), qui retrace avec humour les débuts de Phalke comme cinéaste. Avec légèreté, le film met en scène la famille Phalke qui se mobilise pour que le rêve du père se réalise : importer le cinéma en Inde. Occultant le contexte historico-politique, Mokashi montre avant tout l’enthousiasme et l’ingéniosité de Phalke, figure proche d’un Méliès indien, dans un hommage à un cinéma naissant, plus lié aux attractions qu’à un outil politique.

Cet acte de naissance sera suivi de nombreux films qui retraceront les grands faits et les exploits des héros et des dieux de l’Inde, durant toute la période du muet. Peu de temps après, d’autres pôles de création cinématographique vont voir le jour dans la plupart des grandes villes indiennes. Divisées en aires linguistiques, les actuelles industries du cinéma en Inde produisent le plus grand nombre de films par an au monde, presque 1 000, dans plus de 22 langues. Il existe donc plusieurs cinémas indiens, complexes et codifiés, bien trop souvent dissimulés derrière le cinéma populaire, chantant et dansant, de Mumbai, communément appelé Bollywood. Produites en masse dans un but de divertissement, ces grandes fresques se construisent comme une succession de tableaux, d’attractions, qui séduisent par l’enchevêtrement savant de tous les genres cinématographiques : une romance se double de séquences d’action et un film de zombie n’oubliera pas la part romantique. Ce tissage narratif s’organise autour des séquences musicales, qui ménagent une pause ou, au contraire, déroulent un peu plus le fil narratif. L’art de la chorégraphie, de la danse filmée, de la musique et du chant sont des éléments qui fabriquent ainsi une autre histoire du cinéma indien, tant ces séquences musicales possèdent une forme d’autonomie. Le cinéma populaire en Inde, qu’il soit en hindi pour « Bollywood », en tamoul pour « Kollywood » ou en malayalam pour « Mollywood », est un cinéma qui répond à une formule narrative et visuelle.

Dès lors, les films qui échappent à ce cinéma des formules et des séquences musicales sont renvoyés soit à un auteurisme européen, soit à un cinéma dit « indépendant », un nouveau cinéma qui se définit dans l’écart qu’il prend avec le cinéma populaire. Pourtant ces films sans séquences musicales n’écartent pas la musique, et ils demeurent très éloignés d’un cinéma qui serait globalisé et détaché de toute identité culturelle nationale. Cette difficulté à prendre en compte un cinéma différent de la principale forme de production, fait qu’ils sont difficilement visibles en dehors des festivals.

Pourtant on peut rendre hommage à cent ans de cinéma indien en proposant ces films qui, malgré leur singularité au sein de la production nationale dominante, n’en demeurent pas moins des visions de cinéastes au cœur des enjeux contemporains indiens. Cette année, le Festival International du Film de La Rochelle propose ainsi un kaléidoscope de films, plus ou moins connus, mais qui possèdent tous une singularité et une vision très particulière de l’Inde.

Si Harishchandra‘s Factory convoque un retour dans le passé, le chef-d’œuvre bengali de Satyajit Ray, Le Salon de musique (1958), explore les méandres mélancoliques de la mémoire. Un homme erre seul dans son palais délabré, hanté par les souvenirs de sa grandeur révolue. Des miroirs brisés aux toiles d’araignées, il ne cesse de parcourir la majesté abandonnée, d’arpenter les lieux branlants du souvenir. Dans un élan désespéré, il va une toute dernière fois, organiser un concert, coûteuse entreprise qui fait se conjoindre le présent et le passé. Le Salon de musique raconte la fin d’une époque, sa lente extinction, incarnée par un personnage unique. Ce rapport au temps est un élément crucial du cinéma des années 1950 et 1960, profondément marqué par le drame de la Partition de l’Inde, qui suit l’Indépendance de 1947. La question de l’identité devient centrale et trouve des formes métaphoriques au cinéma. Familles brisées, héros orphelin, mère-patrie écartelée, l’âge d’or du cinéma indien avec Satyajit Ray, Ritwik Ghatak, Guru Dutt et Raj Kapoor tente de saisir les enjeux et les cicatrices de la nation nouvelle. C’est aussi le paroxysme d’un cinéma poétique et musical, qui fait émerger certains des plus grands paroliers et chanteurs de l’histoire du film indien.

Si la question du rapport au passé et à la mémoire était cruciale à une période de rupture politique et culturelle, une nouvelle génération de cinéastes l’entremêle désormais à celle de l’espace. L’immensité d’un territoire national est ainsi parcourue par des identités indiennes multiples, qui se croisent, se fondent dans les mégalopoles, comme notamment dans le film de Kamal K.M. I.D. Originaire de la région du Sikkim, Charu est une jeune femme récemment arrivée à Mumbai, qui passe des entretiens pour trouver du travail dans le marketing. Habitant une résidence du quartier de Andheri, sa vie est bouleversée le jour où un peintre vient rénover son appartement. L’homme s’effondre, et Charu doit trouver son identité. Armée de son téléphone hors de prix, dans un anglais urbain de classe moyenne, la jeune femme parcourt la ville à la recherche du moindre indice pour comprendre qui est ce peintre. Elle arpente plusieurs quartiers. La ville est sans cesse une zone mouvante que le spectateur explore à partir d’un unique point pivot, le visage de la jeune femme. La fragmentation des langues et des lieux rejoint l’idée d’une fragmentation des identités, et la quête du nom d’un homme devient la métaphore d’une interrogation plus vaste sur l’identité de la nation. Quels sont les points communs entre cette femme et les habitants du bidonville de Rafeeq Nagar ? Tous indiens, ne se regardent-ils pas pourtant comme des étrangers ?

Cette traversée de l’espace rejoint la question du paysage, un paysage indien en transition, avec la ville qui s’étend jusqu’à l’horizon, comme pour mieux contenir ses plus de 18 millions d’habitants… À la verticalité des immeubles répond ainsi l’horizontalité des baraquements qui composent cette ville-monde qu’est Mumbai. Presque documentaire, la caméra ne cesse de redessiner un nouveau territoire filmique, loin de l’esthétique de studio encore majoritaire dans le cinéma populaire, proposant une image réaliste qui capte les mouvements de la ville, ses humeurs, et surtout les visages. Beaucoup de plans semblent ainsi tout droit sortis d’une caméra cachée ou d’un documentaire, présentant des physionomies et des gestes bien éloignés des codifications du cinéma commercial. Brutale et fascinante, Mumbai fait se confronter les disparités d’une population qui s’entremêle, se croise, mais possède peu de points de contact. I.D. est un film qui provoque cette mise en relation.

Ce réalisme de l’image était déjà à l’œuvre dans le cinéma de Mira Nair, Salaam Bombay ! (1988) qui suit une bande d’enfants des rues. Drogue, proxénétisme, bidonvilles et prostitution dessinent un autre visage de l’Inde, un monde violent et sans pitié dans lequel des enfants, livrés à eux-mêmes et à la merci des adultes, doivent apprendre à (sur) vivre. Krishna, l’un d’eux, est un petit garçon forcé à quitter son village et qui se noie dans l’immensité urbaine, petit porteur de thé qui tente d’économiser suffisamment d’argent pour retrouver sa mère. Son film ayant obtenu la Caméra d’or à Cannes en 1988, Mira Nair a longtemps dû faire face à des critiques en Inde l’accusant de dégrader l’image du pays et de n’en donner qu’un noir aperçu. Ce rapport à l’image réaliste, et le refus d’embellir le contexte très sombre de millions d’Indiens, deviennent des éléments récurrents dans la filmographie de réalisateurs qui finissent aussi par s’installer à l’étranger, comme Mira Nair ou Deepa Mehta.

Ce qui émerge de ces cinémas indiens contemporains, c’est la volonté d’abandonner les formes fantaisistes du cinéma populaire, pour produire des fictions de plus en plus ancrées dans un contexte et une esthétique réalistes. Loin de proposer de grandes fresques, ou des histoires d’amour impossibles, ces films proposent des histoires beaucoup plus simples, évoluant autour de quelques personnages. Dans cette approche, la séquence musicale en tant que telle disparaît au profit de compositions sonores plus unifiées et homogènes durant la durée du récit.

Le film plus singulier proposé par le Festival est sans doute Ship of Theseus, d’Anand Gandhi (2012) qui se compose de trois volets mettant en scène chacun un récit particulier. Une photographe aveugle sillonne la ville tous les jours, laissant son appareil et son instinct guider son art ; un membre de la communauté jaïne, et donc très respectueux de la notion de vie, refuse de se soigner car il est au courant des sévices que subissent les animaux dans les laboratoires pharmaceutiques ; un jeune homme met au jour un trafic d’organes entre l’Inde et l’Europe. Ces trois récits semblent fonctionner indépendamment les uns des autres, mais leur esthétique commune, des tons sombres et une musique sourde, fait de ce paradoxe de Thésée, une nouvelle manière de poser un regard sur l’Inde contemporaine. En effet, si tous les éléments qui composent la nation changent, conserve-t-elle néanmoins son identité ?

À travers toutes ces fictions, qui appartiennent plutôt à un cinéma indépendant et de niche, des enjeux esthétiques forts, comme l’emprunt de l’image documentaire, l’abandon d’acteurs du star system, l’absence de séquences chantées et dansées, rencontrent les grands thèmes qui agitent l’Inde contemporaine : la fabrication d’une identité au sein d’un continent fragmenté, la place du passé, la confrontation entre les individus, l’espace national. Ainsi le « Centenaire du cinéma indien » n’est pas un hommage statufié autour de quelques chefs-d’œuvre impérissables et pensés comme incontournables, mais la captation d’une mouvance, d’un cinéma indien vif et prompt à se saisir de ses propres contradictions.
Avec le soutien de la Ville de La Rochelle et de l’Ambassade de l’Inde en France, d’Air India et d’India Tourism.