Mario Ruspoli, un cinéaste-vérité

Raymond Bellour

Mario Ruspoli n’était connu jusqu’ici que pour le beau documentaire réalisé sur la vie des pêcheurs des Açores Les Hommes de la baleine. Dans le choix du sujet comme dans la manière d’aborder certains moments, il y avait une qualité de regard peu commune, à la fois curieux, ému, exalté, attendri, une attention qui retenait et faisait que l’on n’oubliait plus.

Aujourd’hui, Mario Ruspoli est devenu un cinéaste-vérité. Je dis un pour bien souligner la possibilité de démultiplication du terme. Il y a autant de cinéastes-vérité que de cinéma-vérité. Ce n’est pas une formule, seulement une attitude: le cinéma-vérité est une tentative d’approcher au plus près la réalité humaine. Il se caractérise par certaines techniques: enregistrement du son synchrone, caméra à la main, 16mm…

Les films que vient de terminer Ruspoli sont aussi une aventure, il s’agit cette fois d’une chasse à l’homme. Il a choisi la Lozère pour parler des paysans, ces Inconnus de la terre qui habitent le département le plus déshérité de France. Il a enquêté et, si au passage, il a pris de très belles images de rues et d’herbes, de plateau ras tendu à l’infini comme une peau malade, d’arbre tordu contre le ciel, il a, avant toute chose, interrogé, questionné les hommes et les femmes d’une terre où l’isolement devient l’élément premier du paysage mental.

Parcourant la Lozère avec son équipe, Ruspoli n’a pas arrêté là son enquête. Pour approfondir sa recherche sur les paysans, parfois atteints de troubles mentaux du fait de leur isolement, il visita l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban où sont pratiquées les méthodes les plus modernes de rééducation. Passionné par l’expérience qu’il y rencontra, après de longs entretiens avec les médecins, il décida de tourner. Il fit là deux films, destinés à former un ensemble qui porte le titre de Regard sur la folie.

Le premier est une enquête sur la vie quotidienne des malades: il décrit leurs conditions d’existence, les dialogues malades-médecins, des malades entre eux, montre longuement leurs occupations et distractions, toutes répondant à des thérapies précises, qu’il s’agisse de la rédaction et de la fabrication d’un journal, du ciné-club, de modelage, de tissage; distractions dont la plus symbolique, la plus riche de révélations est exprimée dans un film qui possède une unité propre quoique terminant l’ensemble: La Fête prisonnière. Une fois par an a lieu une kermesse qui réunit malades, médecins, parents, amis, gens du pays, qui viennent danser là comme on irait ailleurs. La fête pour le malade, c’est un lien avec l’extérieur. Pour l’homme dit normal, une possibilité de comprendre un peu celui « qui a perdu la raison ».

Faire du cinéma-vérité consiste d’abord à accumuler un matériel. Ensuite à l’ordonner, le monter, faire œuvre. La formule « un cinéma-vérité » se vérifie, les films de Ruspoli ne ressemblent à aucun autre. La manière de caresser le réel y est moins désordonnée que chez Rouch, moins rigoureuse que chez Leacock, elle n’apparaît pas et finit par forcer la sensibilité. Les Inconnus de la terre accumule des touches successives qui peu à peu étreignent et font participer à une aventure collective, à la respiration d’un homme et d’un sol. Et si Regard sur la folie possède quelque chose de plus hâtif dans l’image, de plus pressé dans le texte, la réalité de la chose filmée en est cause première: un paysan et un malade mental sollicitent deux images, deux rythmes, deux paroles. La première beauté de ces films est d’avoir su se soumettre. La seconde est d’avoir su soumettre à son tour. Le péché originel du cinéma-vérité est l’obéissance. Ruspoli a su échapper par moment à l’emprise de la réalité à laquelle il a choisi d’être tenu, il a pris sa distance, s’est fait juge, regard, miroir. Tout simplement en laissant errer l’image et en la clouant à sa volonté par un texte. On touche là à la plus profonde recherche de ces films: créer à la fois une sensibilité et une intelligence; c’est sans doute cela, offrir la vérité.