Sa filmographie se déroule sur environ trois décennies, de la période initiale de Trois sans moi et Mon cœur est à Papa (1985-1989) jusqu’à la maturité du dernier, Liens de sang (2011), en passant de façon décisive par le film du nouveau départ, Chaussures noires (1998) où João Canijo a trouvé le terrain où développer son travail. Il y a découvert une méthode fondamentale de direction d’acteurs, les obligeant à se confronter au texte et à leurs personnages en construction. L’essentiel de la progression dans l’œuvre de Canijo réside dans la peinture thématique et formelle d’une « portugalité » mal à l’aise.
Canijo a débuté au cinéma dans le contexte portugais des années 1980 comme assistant-réalisateur sur le film de Manoel de Oliveira, Francisca1. L’importance de cette première est signalée par l’affiche de ce film présente dans l’un des décors de son premier long métrage. Comme pour beaucoup des premières œuvres des cinéastes de cette génération ayant débuté au Portugal dans les années 1980, Trois sans moi raconte une histoire de fin d’adolescence, gardant une trace d’initiation que l’on retrouve dans Mon cœur est à Papa, film aux couleurs vives sur les relations amoureuses, dans lequel il dirige Rita Blanco pour la deuxième fois. Elle est la plus récurrente des participations régulières à ses films dont acteurs et techniciens ont constitué une troupe fidèle2.
Les deux films des années 1980 annoncent son attrait pour un récit feuilletonesque du noyau familial, ce qui permet de révéler le chemin parcouru, comme le démontre symboliquement le raccord imaginé des deux séquences d’ouverture des premier et dernier longs métrages: Trois sans moi et Liens de sang s’ouvrent tous deux sur des plans de la ville comme décor de l’histoire. Sans le faire disparaître complètement, les films vont ensuite se centrer sur leurs personnages. Le premier se situe dans le vieux Lisbonne, sa photogénie lumineuse, le second montre la périphérie urbaine d’un quartier de banlieue sans le charme de la capitale, loin du relief des collines et de la ligne bleue du Tage. On découvre dans Chaussures noires la matrice d’une vision de la réalité portugaise qui n’est plus lisboète et change de ton.
Huit années consacrées au théâtre et à la télévision s’écoulent entre Mon cœur est à Papa et la réalisation de Chaussures noires que Canijo considère à la fois comme un retour et un nouveau départ. S’il est mécontent de ce film (une affirmation répétée), Canijo n’a pas depuis changé d’avis. Partant d’une histoire vraie qui a fait la une des journaux portugais quelques années plus tôt, il s’est essayé à une variation sanglante du Facteur sonne toujours deux fois. Grâce à la générosité de son actrice (Ana Bustorff) qui se projette totalement dans le rôle d’une provinciale réincarnée en femme fatale grossière, il plonge dans un univers typiquement portugais dont l’image est à l’opposé du glamour. L’énergie visuelle que la caméra va chercher ajoutée à la substance dramatique d’un méli-mélo d’histoires de couteau et de bassine croisant les personnages dans l’espace et dans le temps, créent une tension permanente.
Depuis lors, ses films radiographient une réalité de violence et de brutalité dans le cadre d’un quotidien explosif malgré son apparente banalité. C’est le cas de Chaussures noires, criblé de nervosité excessive qui s’explique peut-être parce qu’il s’agit de sa première expérience en vidéo. Alors qu’elle se répète dans Nuit noire, Canijo assume cette « saleté figurative » – par opposition à un « nettoyage » qu’il ne reconnaît pas comme le territoire de son cinéma. Le terme a été employé et répété à propos de Chaussures noires, et repris pour les films suivants. Un style où l’idée d’une esthétique « Affreux, sales et méchants » n’est pas loin, qui s’unit à des motivations qui ne sont pas – et surtout ne prétendent pas être – plus correctes que le style qu’elles déploient.
Associés à la découverte d’un « Portugal profond », les personnages, bien qu’ils puissent y ressembler, ne sont jamais des caricatures. Cette détermination se poursuit dans les trois films suivants, tournés respectivement dans une banlieue parisienne de la communauté portugaise immigrée (Gagner la vie), à l’intérieur d’une boîte d’entraîneuses dans une région frontalière du Portugal (Nuit noire) et dans l’austère ruralité d’un village granitique du nord du pays (Mal née). Les drames familiaux de crime, d’inceste, de trahison, les relations d’amour et de désamour teintées du spectre de quelque chose d’innommable qui progresse brutalement vers le drame, sont des films incarnés par des personnages féminins. Ces films sont viscéralement ancrés dans la réalité et amplifiés par l’abstraction de la vision, à la loupe, de la tragédie grecque revisitée: transparente dans Gagner la vie (Antigone, dont les éléments sont retravaillés dans Liens de sang ) et Nuit noire (Iphigénie à Aulis), centrale dans Mal née (Électre).
Dans Gagner la vie, admirablement écrit pour Rita Blanco qui joue, pour la première fois un rôle de mère, Canijo se déplace pour trouver au sein de la communauté portugaise émigrée en France un microcosme social qui lui permet de réfléchir au mode contrit d’être né portugais. Dans le vorace Nuit noire, à travers le milieu de la prostitution, des mafias russes et du trafic des jeunes, il concentre son regard davantage sur les actions inéluctables des personnages, aussi pénibles soient-elles, que sur la difficulté de leurs propres vies. Ce faisant, il exacerbe la vision peu complaisante d’une existence sans issue qui se termine en carnage. De tous ses films, le plus fidèle à l’archétype tragique, Mal née, s’adapte au mécanisme de l’isolement qui façonne l’action – non moins violente – mais plus sourde parce qu’oppressive. La rugosité du style définit ces trois films qui vont en accentuant l’importance des éléments sonores, du chromatisme, de la multiplicité des éléments dans le champ, souvent aussi des actions, ainsi que dans son ancrage dans un réel dont la présence est sans cesse évoquée. Dans Chaussures noires, la cohabitation de la télévision avec les personnages, également utilisée pour les définir socialement, vecteur encore plus approfondi dans Liens de sang, en est un exemple.
Fantaisie lusitanienne est le chapitre suivant, involontaire dans le sens où il est né d’une commande, innovateur en tant que première incursion de Canijo dans le documentaire, singulier par son dispositif: un portrait de la mise en scène de l’État Nouveau de Salazar (appellation qui fait référence aux 48 ans de dictature dans laquelle de Oliveira Salazar a plongé le Portugal, au nom de la santé des comptes publics). Le film explore la période de la Seconde Guerre mondiale, montage exclusif d’images d’archives avec, en contrepoint, la lecture off de textes littéraires d’écrivains, réfugiés étrangers, qui sont passés par le Portugal, prétendu neutre, de l’époque. Fantaisie lusitanienne (le titre est tout un programme) n’est donc pas un intermède à l’idée de représentation de la portugalité par Canijo. Il s’inscrit au contraire dans son parcours cinématographique comme une sorte de flash-back désignant le poids écrasant d’un passé historique dont la notion peut dépendre de la perception de la réalité que ses fictions proposent.
Vient ensuite Liens de sang, son film le plus abouti (c’est celui qui respire le mieux) et le plus représentatif de ce qui fait sa méthode de travail (recherches sur le terrain avec les acteurs, construction approfondie du scénario et des personnages). Reprenant le fil de la fiction, il la radicalise en libérant les gestes, si on les considère en termes narratifs formels d’interprétation: une histoire de propension au sacrifice de l’amour maternel, d’une mère pour sa fille, mais aussi celui d’une tante pour son neveu, des lignes d’action qui coexistent, s’entrecroisent et progressent en crescendo tragique; l’histoire se construit sur un registre feuilletonesque avec une prolifération des personnages et des situations, ce qui crée également la polyphonie comme dispositif formel, tant dans l’image que dans la bande-son.
Après le plan d’ouverture présentant son milieu suburbain, Liens de sang se referme dans le huis clos des personnages, mais d’une façon qui cadre sa pluralité. Il n’est pas rare que deux scènes cohabitent dans le même plan, dans l’ouverture ou dans la profondeur du champ, délimitées par le cadre de portes et de fenêtres ou au moyen de reflets. Dans la densité de la bande-son cohabitent aussi divers éléments (dialogues, bruits ambiants), allant d’une part à la rencontre de ce principe dramatique de polyphonie et d’autre part, en accentuant le réalisme de l’action. Le décor principal (ce quartier et sa promiscuité) est fondamental dans le récit. C’est là qu’est mise à l’épreuve la résistance des affects dans les conditions les plus difficiles. Incarnés par des actrices jouant des femmes-lionnes, les personnages vont à l’encontre de la tragédie, sauvant ce qui semble pouvoir l’être dans un dénouement dont la succession d’événements devient suffocante jusqu’à l’insupportable, mais soulagés par la possibilité d’une libération. Peinture jamais tendre, il n’y a pas de douceur dans les portraits portugais de Canijo.
1 – À ses débuts, Canijo a également été assistant de Wim Wenders, Alain Tanner, Werner Schroeter, Jorge Silva Melo, Paulo Rocha.
2 – Si Rita Blanco est son « actrice fétiche » (protagoniste de Trois sans moi, Mon cœur est à Papa, Gagner la vie, Liens de sang), sa relation de fidélité avec les acteurs s’applique également à Teresa Madruga, Márcia Breia, Fernando Luís, João Reis, Beatriz Batarda, Cleia Almeida et Anabela Moreira. À l’image de tous ses films de fiction depuis Chaussures noires, Mário Castanheira, et au montage, João Braz à partir de Gagner la vie. Jusqu’à Mal née, son producteur est Paulo Branco duquel il se sépare ensuite. Après un intermède avec le documentaire Fantaisie lusitanienne, produit par João Trabulo, il commence à travailler avec Pedro Borges (Travail d’actrice, travail d’acteur, Liens de sang) et avec qui il a actuellement des projets intitulés provisoirement Guia de Portugal (Guide du Portugal) et Caminhos da Alma (Les Chemins de l’âme).
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