Agnès Varda et l’invention du « Dévédart »

Dominique Païni, propos recueillis par Alix Agret

Avec sa première intervention à la Biennale de Venise en 20031 , Agnès Varda déclina une poétique, non pas du légume « pomme de terre », mais de la patate en tant qu’objet sémiologique. De la même manière que dans les années 1970, l’ouvrage d’Hubert Damisch, La Théorie des nuages2 , n’était pas consacré à la météo et ne relevait pas de la climatologie, la patate chez Agnès Varda n’avait rien à voir avec un discours écologique ou agricole. La pomme de terre est un objet et un matériau susceptibles de rendre compte de l’action du temps. Dans l’imaginaire enfantin, la patate c’est aussi quelque chose que l’on sculpte, sur lequel on agit. On peut en faire des personnages, des objets décoratifs. C’est un matériau auquel l’école primaire ne dédaigne pas de soumettre l’action des enfants, la créativité enfantine. Ce légume donne en revanche l’occasion à Agnès Varda d’interroger non sans humour ce qui a fondé l’essentiel de son art, le cinéma : le temps, l’action du temps. Ce n’est pas seulement le temps en tant que matériau du cinéma ; c’est aussi le rôle dramaturgique du temps qui est au cœur de son cinéma. Ses films ont fréquemment comme sujet l’action du temps sur beaucoup d’aspects de la vie, sur le couple, sur le corps humain ou sur l’évolution d’une société. Enfin l’action du temps chez Agnès Varda n’est pas seulement traitée dramaturgiquement au sein d’une fiction, mais aussi d’une manière documentaire. Lorsqu’elle filme les murs peints de Los Angeles dans Mur murs3 ou son quartier dans Daguerréotypes4 , elle restitue l’action du temps, à la fois maîtrisée par les hommes, mais aussi non maîtrisée, sur le décor du monde qu’on habite. Avec la pomme de terre, elle emprunte une matière meuble, susceptible de garder la trace du coup de ciseaux ou du coup de couteau, mais aussi un matériau qui se désagrège devant soi, pourrit, prend racine. Varda expose donc un matériau vivant. Si on utilisait une caméra, à 10000 images/seconde on verrait une sorte d’accélération, d’évolution fulgurante. Agnès Varda ne le fait pas, mais réalise finalement une installation au sein de laquelle les patates sont des images en mouvement. Elle projette par ailleurs, derrière le tas de patates réelles, un grand triptyque d’images de pommes de terre. L’installation confronte des images filmées de patates à l’apparente immobilité, et le matériau réel qui se transforme temporellement. En exposant un tas de patates, Agnès Varda a exposé un mouvement, une métamorphose. Les pommes de terre exposées offraient paradoxalement plus de mouvement que les films dudit tas de patates filmées, figées à une étape de leur existence. La patate apparaît comme une horloge. C’est un objet temporel – non pas au sens véritablement husserlien du terme, bien qu’on puisse y penser. On ne doit pas regarder intensément une horloge, si l’on veut vérifier qu’elle est bien en mouvement. Il existe, j’en conviens, des horloges un peu grossières dont on voit les aiguilles bouger légèrement. Mais ce qui est le plus fascinant dans une bonne montre ou une bonne horloge c’est qu’on ne voit pas les aiguilles bouger. Pour vérifier que les aiguilles d’une montre tournent, donc marquent le temps et le figurent, il faut détourner le regard de l’objet et y revenir pour constater la rotation… Avec les pommes de terre, c’est comparable: il faut partir puis revenir pour vérifier qu’elles évoluent. Cette première proposition de Varda qui a été perçue avec raison, comme une installation « burlesque », est une installation très sérieuse sur la question du temps, en tant qu’il est le matériau de son art, le cinéma. Burlesque car, très amusée d’être tout à coup considérée comme une artiste contemporaine, Agnès Varda n’a pas hésité, dans le cadre de la Biennale de Venise à se grimer, à se déguiser en patate.

1 Agnès VARDA, Patatutopia, Utopia Station, 50e Biennale d’art contemporain de Venise, 2003.

2 Hubert DAMISCH, La Théorie des nuages. Pour une histoire de la peinture, Paris, Seuil, 1972.

3 Agnès VARDA, Mur murs, 1980, 81 min, couleur.

4 Agnès VARDA, Daguerréotypes, 1975, 80 min, couleur.