Yamamura Kôji ou les œuvres du temps

Xavier Kawa-Topor et Ilan Nguyên

C’est à l’âge de treize ans que Yamamura Kôji tourne ses premières images animées. Né à Nagoya au Japon en 1964, il nourrit dès l’enfance un engouement créatif pour le cinéma d’animation qu’avivera encore, au lycée, sa découverte de films de l’ONF, au premier chef desquels ceux de Norman McLaren et Jacques Drouin. À l’Université des Arts Plastiques de Tôkyô, où il entre en 1983, il participe aux activités effervescentes d’un groupe d’étudiants passionnés tout comme lui par les multiples possibilités formelles de l’image par image. Il expérimente et réalise ses premiers courts métrages. L’œuvre de grands auteurs tels qu’Ishu Patel, Co Hoedeman, Okamoto Tadanari, Youri Norstein et Priit Pärn exerce alors sur lui une influence déterminante: sa voie sera celle de la recherche personnelle et de l’indépendance. De fait, la carrière de Yamamura dans l’industrie du dessin animé est de courte durée: il débute en 1987 au studio Mukuo, spécialisé dans la sous-traitance de décors pour la production animée commerciale. Il y découvre les conditions terriblement aliénantes dans lesquelles sont conçues les séries télévisées et s’en éloigne rapidement.

Ses premières réalisations indé­pendantes, à l’orée des années 1990, sont marquées par un même esprit d’exploration: dans Aquarium (1987), Japanese-English Pictionary (1989) et Perspectives (1990), le jeune réalisateur combine les techniques les plus diverses: dessin animé, pâte à modeler, marionnettes, photocollage, rotoscope… pour explorer la « forme des idées »: l’encyclopédie, le labyrinthe, la mise en abyme à la façon de M. C. Escher offrent les premiers thèmes à un univers cinématographique où s’installe progressivement une sorte de décalage dans la perception visuelle et sonore, une « étrangeté poétique » de l’homme au monde. Le rythme est un élément plastique essentiel de cet univers éminemment architecturé. Boucles et assonances créent, par la répétition apparemment aléatoire des motifs visuels et sonores, un état de surprise permanent, un éveil des sens sollicitant la mémoire intime du spectateur, un sentiment inédit de « familiarité avec l’étrange » ou d’« étrangeté du familier ».

Avec L’Ascenseur, tourné en 1991, s’ouvre une période nouvelle dans l’œuvre de Yamamura durant laquelle il se consacre à la réalisation de films pour enfants. L’Ascenseur est, au propre comme au figuré, l’occasion d’une véritable « plongée » en enfance. Entraîné malgré lui dans les pro­fondeurs de la terre, un jeune garçon parcourt une forêt minérale où vivent des lutins chasseurs d’oiseaux. Ce voyage, initiatique, agit sur le spec­tateur à la façon d’une rémi­niscence. Voici que remonte jusqu’à lui le souvenir de perceptions oubliées: ce n’est pas son enfance qui refait surface mais l’enfance tout court, cet état d’émerveillement permanent au monde qui l’entoure. Avec le triptyque Une maison, Les Sandwiches et Jour de pluie (1993) Yamamura s’engage plus avant. Ses personnages, Karo et Piyobuputo, deux drôles d’oiseaux qui s’expriment par pépiements et bulles de pensée, évoluent dans un univers où l’anodin devient insolite, et vice versa. La construction d’une maison est un événement comparable à la préparation d’un sandwich; l’incident le plus fugitif, comme le bour­donnement d’un insecte ou la chute sans fin d’un couvercle, y ouvre droit à digressions et péripéties. Dans cet univers candide, une distorsion fantasque du temps et de l’espace est discrètement à l’œuvre qui nous replace à « hauteur d’enfant ». Le tic-tac d’une horloge, la marche insensible des aiguilles autour d’un cadran inscrivent volontiers la dramaturgie des films de Yamamura dans un temps cyclique et dans la courte durée. Ainsi en est-il de Pacusi, une série réalisée en 1995 pour NHK, la télévision publique japonaise. Au fil de très courts épisodes, se déploie au rythme des petits riens du quotidien l’univers d’un très jeune enfant au visage rond et jaune, où le mystère se love déjà. La musique écrite par Syzygys et Sudô Takashi avec lesquels Yamamura Kôji a noué une collaboration au long court, en convoquant ritournelles et fanfares, épouse la même circularité. Quel est ton choix? (1999) marque logiquement la fin de la période « enfantine » de Yamamura. Le film est l’aboutissement d’un travail d’atelier mené par le réalisateur avec deux groupes d’enfants, au Japon et aux États-Unis. Raoul, un alligator hirsute, a mal aux dents. Doit-il aller d’abord chez le dentiste ou chez le coiffeur? Madillo le tatou veut prendre l’air: mais si le ciel est nuageux, faut-il prendre son parapluie ou pas? Au moment de faire un choix, chacun des protagonistes hésite. Au gré de rebondissements et digressions absurdes, d’alternatives à rebours, le temps s’étire, comme dans un film de Priit Pärn, où le présent devient un espace béant, théâtre de la poésie burlesque du quotidien.

Le Mont Chef (2002) marque un tournant décisif dans le parcours artistique de Yamamura Kôji. Le film transpose dans le Japon contemporain un récit de la tradition orale burlesque du rakugo relatant comment un pingre voit pousser sur sa tête un cerisier après avoir avalé des noyaux de cerises. Le choix de Yamamura dans son travail d’adaptation est de baser la dramaturgie du film sur l’oralité du récit: la voix du conteur Kunimoto Takeharu qui s’accompagne au shamisen, imprime le rythme du film, ses modulations de tonalité et ses variations d’intensité. Le Mont Chef approfondit en cela une idée déjà à l’œuvre dans Château d’enfant (1995) et Quel est ton choix? où la voix humaine se faisait, par le chant ou les borborygmes, la commentatrice zélée de l’action. On retrouve dans ce film les motifs chers au réalisateur comme la mise en abyme vertigineuse par laquelle le film se « boucle » plutôt qu’il ne se clôt. Mais Le Mont Chef dépasse par son envergure même les réalisations antérieures. La plastique du film, totalement accomplie et la force de la mise en scène font apparaître au grand jour la sûreté du talent de Yamamura et la singularité de son univers. Le film, nominé aux Oscars, triomphe dans les festivals: en 2003 il obtient le grand prix à Annecy – une première pour un auteur japonais –, puis à Zagreb et à Hiroshima l’année suivante, réalisant ainsi un triplé sans précédent.

Cette consécration impose désormais Yamamura comme la figure la plus remarquable d’une animation japonaise indépendante « orthodoxe »: attachée au format du court métrage, résolument ouverte aux œuvres du monde entier et fidèle en cela aux préceptes et à l’esprit de la production auteuriste internationale. Après des années de travail en direction du jeune public, ses travaux récents montrent de nouvelles facettes d’une virtuosité formelle à son apogée. En 2003, il réalise l’un des segments du film collectif Jours d’hiver, initié par le grand maître de la marionnette animée Kawamoto Kihachirô, aux­quels participent trente-cinq réali­sateurs d’animation au Japon et de par le monde. Puis il enchaîne les projets personnels: des essais ciné­matographiques qui privilégient le dessin sur papier et l’enchaînement de plans-tableaux comme Pièces (2003) et Une métaphysique de l’enfance (2007) ou des courts métrages de plus grande envergure où il se confronte à nouveau au travail de l’adaptation. Le Vieux Crocodile (2005) marque un nouveau jalon dans son œuvre. Adapté d’une histoire écrite et illustrée en 1923 par Léopold Chauveau, un auteur français pour la jeunesse, ce film déroule sa rigueur dramaturgique avec une très grande fidélité à l’univers graphique originel: dans une temporalité dépouillée de tous les artifices scénaristiques, les personnages se chargent d’une intériorité sensible par laquelle s’exprime toute la profondeur du récit. Franz Kafka’s A Country Doctor (2007) crée une nouvelle surprise. En s’aventurant dans l’univers de l’auteur praguois, Yamamura pousse au paroxysme la confusion de l’étrange et du familier, enveloppe son spectateur dans les rais d’une hallucination glaçante qui l’étreint au cœur. On approche ici des sortilèges d’un Youri Norstein lorsqu’il met en image Le Manteau de Gogol. À nouveau, une distorsion surréaliste du temps est à l’œuvre. À nouveau un dilemme intérieur ouvre une digression de la pensée. À nouveau surgit une béance de l’espace-temps, dans laquelle vient cette fois se lover l’effroi. Avec Les Cordes de Muybridge (2011), Yamamura porte cette fois la question du temps au cœur même de son art, remontant jusqu’aux chronophotographies d’Eadweard Muybridge pour s’interroger: « Le temps peut-il être fait pour s’arrêter? Peut-il être renversé? » C’est finalement encore le même désir de fuite, le même appel de l’abîme. La descente vertigineuse d’un ascenseur vers les profondeurs de la terre, la chute sans fin d’un couvercle, le bourdonnement d’un insecte, le tic-tac d’une horloge…

 

En partenariat avec l’Abbaye de Fontevraud, dans le cadre du Grand Atelier de Yamamura Kôji

Yamamura Kôji ou les œuvres du temps