À l’ombre du nouveau souffle du cinéma mexicain, qui remonte à la découverte de Amours chiennes (Amores perros, Alejandro González Iñárritu, 2000), un autre mouvement, plus discret, a grandi dans le champ du documentaire, à tel point que la critique mexicaine Fernanda Solorzano (Letras libres) l’a appelé récemment, le « boom invisible »1. Boom, en raison de l’explosion du cinéma documentaire au Mexique depuis quelques années sur le plan de la création, grâce à des structures permettant sa diffusion en salles, via le festival Ambulante, mis en place en 2005 par Pablo Cruz (Canana Films). Invisible car en dépit de la reconnaissance critique et des prix prestigieux obtenus par plusieurs documentaires, notamment aux Ariel, équivalents des César, ces films, visibles dans les festivals au Mexique (voir la section documentaire du festival de Morelia), ont du mal à trouver un chemin dans le circuit commercial de la distribution, sort peu enviable qu’ils partagent avec certains films mexicains de fiction, guère mieux lotis. Cependant, alors que l’affaire Florence Cassez faisait à nouveau parler d’elle en ce début d’année, avec les conséquences catastrophiques que l’on sait pour l’Année du Mexique en France, sortait au Mexique, sur plus de 160 copies, le documentaire mexicain Présumé coupable (Presunto culpable, 2008) de Roberto Hernandez et Geoffrey Smith, distribué dans les salles des multiplexes Cinépolis d’Alejandro Ramirez. Cette critique des injustices de la justice mexicaine, à partir d’un cas particulier, méthodiquement observé au fil de l’évolution de la procédure, démontre combien le documentaire prend une nouvelle dimension au sein du cinéma mexicain, sur un plan artistique et économique, devenant enfin visible. En France, malgré la déroute de l’année du Mexique et grâce à la ténacité de plusieurs responsables de festivals, le documentaire mexicain trace désormais son chemin2. La découverte du nouveau documentaire mexicain se compose d’un hommage à Juan Carlos Rulfo, avec trois films, très différents3, et un ensemble de plusieurs documentaires, dont le stupéfiant et remarquable Los Herederos – Les Enfants héritiers (2008) d’Eugenio Polgovsky.
La musique, le cirque, Acapulco
Las Marimbas del infierno (Julio Hernández Cordón, 2010), réalisé après son premier film de fiction, Gasolina (2008), est à la fois le plus éloigné du Mexique (l’action se passe au Guatemala, pays frontalier) et du genre documentaire. Coproduit avec le Mexique et la France (Films du Requin), il raconte l’histoire de Don Alfonso, qui ne vit que pour et par son instrument à musique (marimbas, équivalent du balafon africain ou du xylophone), tombé en désuétude. Son métier est relancé par la rencontre avec un médecin sans clientèle, en raison de son look, tendance gothique. En s’associant avec lui et à sa musique (Rock Heavy Metal), il tente de remettre au goût du jour son instrument, non sans mal (leur groupe s’appelle « les marimbas de l’enfer »), en raison de la complicité malveillante de chiquilín. Si le socle part de la réalité, tout le reste est mis en scène (construction des plans, montage), les acteurs étant les protagonistes de leur propre histoire. Ce brouillage des frontières entre documentaire et fiction (voir récemment le superbe Perpetuum Mobile de Nicolas Pereda, sur les mésaventures d’un apprenti déménageur, Norteado de Rigoberto Perezcano ou Alamar de Pedro González Rubio) est un des traits marquants du cinéma mexicain d’aujourd’hui, retour du refoulé (la réalité) qu’une mexicanité à l’emphase baroque avait contribué à balayer.
D’apparence plus convenu, Las Aguilas humanas, 3e documentaire d’Arturo Pérez Torres (2010), décrit la vie d’un petit cirque de campagne au Guatemala, alternant numéros en public et coulisses. Le quotidien quelque peu sordide de ces familles, à la vie aussi cabossée que les caravanes dans lesquelles elles habitent, l’emporte sur le rêve, à tel point que la magie du cirque cesse d’opérer pour laisser le champ à un concentré de pouvoir domestique (patriarcat et machisme), dans un monde où l’absence de coupure entre le travail et la vie de famille empoisonne les relations et construit pour les personnages une insidieuse prison. Un enfant prend des risques en capturant un serpent dangereux pour le vendre au cirque, une autre s’entraîne pieds et mains liés, une femme acrobate se fait massacrer le visage par un mari tyrannique…. L’amertume gagne progressivement et se substitue au pittoresque attendu. Une fois n’est pas coutume, le cirque n’est pas objet de mélancolie, ce sont les vies brisées de ceux qui le font tenir en vie qui transforme ce faux lieu de rêve (il ne fait plus illusion) en champ de ruines affectives dont il est impossible de s’échapper.
D’apparence plus léger, célébrant l’âge d’or du bon vivre à Acapulco sur le ton de la comédie nostalgique, Vuelve a la vida (2009), réalisé par Carlos Hagerman4, propose à la fois une recette, qui donne au titre son film (ne pas manquer le générique de fin) tout en faisant « revenir à la vie », une légende d’Acapulco, Hilario Martinez, dit Long Dog, plongeur de renom (Johnny Weissmuller et les frères Kennedy ont compté parmi les clients de son école de plongée), et auteur d’exploits légendaires (un requin ferré avec un hameçon géant et traîné sur la plage). A travers les témoignages de ses amis, de sa famille et de sa femme, américaine (Robyn, dite « la girafe »), et de leurs enfants, toute une époque revient en mémoire, celle où le Mexique était la seconde patrie de cœur de l’Amérique, dans une coexistence heureuse. Très attachant ici le personnage de John, fils de Robyn dont Long Dog n’est pas le père, qui s’est toujours senti mexicain, a vécu dans sa terre d’adoption aimée, sans avoir de sang mexicain dans les veines. Pointe alors un autre âge d’or, celui d’un métissage heureux entre les deux pays, d’une construction d’identité ouverte, qui transcende et abolit les frontières, ce que la situation actuelle entre les deux pays a totalement renversé et brisé. Derrière ces effluves rétros, d’une charmante légèreté, pointent avec justesse et gravité les difficultés d’une famille recomposée (une identité métisse, entre Mexique et États-Unis). Son bonheur et sa liberté aussi.
Le village des damnés
Les premières images de Los Herederos – Les Enfants héritiers d’Eugenio Polgovsky, son second documentaire après Tropico de Cancer (2004), intriguent et captivent. Où vont donc ces enfants dans la forêt marchant en groupe vers une destination qui demeure inconnue? Cherchent-ils à traverser la frontière? Le film fait ensuite semblant d’oublier son prologue, comme s’il n’avait pas existé dans notre mémoire et celle des enfants, et nous montre une autre réalité, celle d’enfants dans la montagne condamnés à travailler au quotidien, sans autre échappatoire. Plus le film avance et décrit le cycle de leurs activités, qui revient en boucle, se répète à l’infini (porter de l’eau, des fagots de bois, des graines, fabriquer des briques, garder les troupeaux, ramasser des tomates, des haricots verts, faire la cuisine, la vaisselle et le tissage pour les fillettes), et plus le prologue mystérieux hante le film, comme si ce que ces enfants cherchaient à fuir au début, c’était leur propre enfance: celle à laquelle on les a condamnés, en partant à la recherche, en vain, d’une autre enfance dont ils sont privés.
La caméra cadre et accompagne inlassablement le travail des enfants, organisé en séries et séquences qui se suivent, se croisent et se répètent, tout en ayant la délicatesse de ne pas cadrer les parents, afin de ne pas les juger, situant ainsi la responsabilité à un autre niveau, suggéré par le titre: de quel monde sont-ils les héritiers? Est-ce donc cela que nous avons à leur transmettre? En revanche, il rapproche la jeunesse de la vieillesse, le début de la vie à sa fin, suggérant un cycle du temps en écho à la ronde du travail. Le cinéaste ne filme pas à hauteur d’enfant mais cadre littéralement, plus bas que terre, accompagnant la marche au ras du sol (les jambes, les pieds, sans la tête), filmant la matière (la boue), l’union tragique de l’enfance à la terre. À l’image de ce plan montrant des fourmis affairées, symbole de leur vie sur terre.
Les enfants travaillent et le film a l’intelligence lui aussi de travailler avec eux, sans se réfugier derrière l’argument lâche du « les images parlent d’elles-mêmes ». Certes, pas de voix off ni de témoignages (les enfants ne parlent pas de leur condition, on les voit juste vivre) mais une saisie de leur existence à la construction éloquente. On voit un enfant trébucher (on ne refera pas la prise), qui sourit à la caméra, content d’être filmé. Vu ce qu’ils font, le film aurait pu choisir de montrer des visages d’enfants à l’unisson du désir compassionnel du spectateur, qui aimerait tant les voir tristes et malheureux. Hormis quelques échappatoires (des roulades dans l’herbe, un enfant qui sculpte, se blesse et a du scotch pour pansement), les enfants n’ont même pas la possibilité d’imaginer une autre enfance que la leur, ce qui rend leur réalité encore plus effrayante, dans l’inconscience de leur malheur. Le hiatus entre cet enfant souriant à la caméra et ce que nous voyons et savons de lui creuse un écart incommensurable, source du malaise. Voir n’est pas adopter.
Juan Carlos Rulfo, « Tres Cartas de Mexico »
Film de l’écrivain Juan Rulfo (1917-1986), auteur d’une œuvre rare qui a contribué à son aura5, Juan Carlos Rulfo, né en 1964, fait le choix du cinéma peu après la mort de son père (sa formation à la C.C.C. en 1988, école de cinéma nationale). Ses premiers pas dans le documentaire sont une quête des origines, avec un court métrage, El Abuelo Cheno y otras historias (1994), pour lequel il rencontre des témoins qui ont connu son grand-père, propriétaire terrien, victime de la révolution et assassiné en 1923. Del olvido al no me acuerdo (1997) est un hommage à son père qui prend le contrepied du portrait traditionnel, évocation de la vie et de l’œuvre retracée avec des archives et racontée par des témoins. Ici le puzzle des témoignages, amis écrivains et personnes l’ayant connu ou ayant travaillé pour lui lorsqu’il venait à Acapulco (Jalisco), informe peu, car les personnages sont saisis dans leurs monologues autarciques, verbaux ou corporels (certains dansent), parsemant le film de trous, à l’image des protagonistes qui ne se rappellent plus et ont du mal à recoller les morceaux de mémoire. Plus l’écrivain disparaît, à jamais insaisissable, et plus l’œuvre se dévoile, par fragment sensibles (récit lu de la mort de la mère, le passage sur les morts qu’on enterre) et fragments imprévisibles, avec ce vieil édenté qui interpelle la caméra au début (« Tu es le diable? ») et se résout à cet aveu à la fin: « Il n’y a pas d’autre monde, juste une seule vie. » Tel un fantôme, l’esprit de l’œuvre plane sur le film et ensorcelle ceux qui témoignent, pris dans son tourbillon mystérieux dont Juan Carlos Rulfo restitue la chorégraphie de nature fantastique sans en dévoiler les secrets, la réalité devenant sortilège.
Tout autre est En el hoyo (Dans le trou, 2006) projet titanesque, commencé en 2004, et à la mesure du chantier filmé: la construction du périphérique de Mexico, qui traverse et surplombe la ville du nord au sud, sur une longueur de 17 kilomètres. Né du souci d’enregistrer une réalité qui va transformer la ville, se projet se concentre sur un tronçon du chantier, des fondations pour les piliers (le trou du titre) à la mise en place de la plate-forme de béton. Entreprise de filmage dans un espace réduit et un temps très long, qui montre les conditions de travail, en restitue la chronologie et dresse le portait des ouvriers (certains, venus de la campagne, sont filmés chez eux), les relations entre hommes (le macho et le souffre-douleur). Plane là aussi une dimension fantastique, suggérée par la femme qui fait la circulation (le chantier maudit, frappé du mauvais sort) et le film lui-même, combat entre David et ce Goliath en béton et fils de fer. La longue vue aérienne qui surplombe à la fin le chantier sur toute sa longueur restitue l’ampleur du travail tout en rappelant le plan d’ouverture de Shining, car la caméra plonge dans la gueule du monstre qui avale la vie des hommes. En el hoyo est le double documentaire de The Host de Bong Joon-ho.
Avec Los que se quedan, coréalisé avec Carlos Hagerman, Juan Carlos Rulfo part dans une autre direction. Commande d’une banque mexicaine, la BBVA dont les fonds proviennent des envois d’argent à leurs familles par ceux qui ont émigré aux États-Unis, le film, comme son titre l’indique (Ceux qui restent) dresse le portrait de familles brisées. Autant En el hoyo est concentré dans l’espace et étendu dans le temps, autant celui-ci est le contraire, à travers le portrait de plusieurs familles, réparties sur le territoire: grands-parents privés de leurs fils, femmes et enfants suspendus aux conversations téléphoniques du père absent, père de retour et de passage. Poignant, émouvant, mais toujours avec tact et retenue, le film l’est tout en atteignant, au-delà de cette sensation première, quelque chose de plus profond, à savoir un des piliers fondateurs de la nation, pas en béton celui-ci: le catholicisme et ses valeurs, dont la famille, ici disloquée, amputée et, d’une certaine manière « dans le trou » (En el hoyo) car privée de son soutien, force d’argent, invisible et lointaine.
En trois films admirables, Juan Carlos Rulfo dresse non seulement un portrait complet de la réalité mexicaine et de ses mythes fondateurs mais témoigne de la capacité singulière du documentaire à restituer une réalité seconde, au-delà du seul visible.
1 « Le nouveau documentaire: le « boom » invisible », dans « Cinéma mexicain », supplément aux Cahiers du Cinéma, n° 664, février 2011, p. 22.
2 Voir aussi El Velador de Natalia Almada, à la Quinzaine de Réalisateurs.
3 Siete Cartas (2011), portrait de Jean-Claude Carrière (pas seulement Buñuel et le Mexique, mais aussi son attachement à l’Inde, l’Iran, etc.), inachevé, ne pourra pas être montré.
4 Il a coréalisé avec Juan Carlos Rulfo Los que se quedan (2008). Ce dernier a coproduit Vuelva a la vida, monté par sa compagne Valentina Leduc, fille du cinéaste Paul Leduc et de la productrice Bertha Navarro, et monteuse de ses films.
5 Il publie un recueil de nouvelles en 1953, Le Llano en flammes (Folio/Gallimard, 2001), un roman en 1955, Pedro Paramo (Folio/Gallimard, 2009), se consacre à la photographie, à l’écriture de scénarios, dont Gallo de oro (voir Le Coq d’or et autres textes sur le cinéma, L’imaginaire/Gallimard, 2009) qui inspirera à Arturo Ripstein L’Empire de la fortune (1986).