Grandeur et décadence de Buster Keaton

Stéphane Goudet

 

Vu à la télé: « Quel est le prénom de Keaton, demande l’animateur: Charlie? Harold? Buster? Ou Stan? » « Harold? » hasarde la candidate. « Mais non! », répond l’homme, visiblement accablé. « C’était Buster. Buster Keaton. Vous savez? L’homme suspendu aux aiguilles d’une horloge… »

Si une candidate de jeu télévisé, si un animateur surpayé peuvent aujour­d’hui confondre Harold Lloyd, dans Monte là-dessus, et Buster Keaton, c’est bien qu’il y a un problème. « Pas assez connu! », avait répondu un grand éditeur il y a quelques années à un projet de livre sur l’homme au visage de marbre, alors qu’aucun des ou­vrages le concernant n’était plus disponible. Après des années de démission de la télévision hertzienne en matière de cinéma de répertoire, telle est la cinéphilie fragmentée à l’heure du DVD et du téléchargement: celui qu’on identifie comme la deuxième star de l’âge d’or du burlesque avec Charlie Chaplin, celui dont tous les films muets sont disponibles en vidéo, reste parfaitement inconnu d’une bonne partie du grand public.

Mais le public cinéphile traditionnel, lui, connaît Buster Keaton, objectera-t-on peut-être. Évidemment! Quelques courts majeurs, La Croisière du Navigator, Le Mécano de la General, Le Caméraman… Mais au-delà? Qui a vu Le Dernier Round ou Le Figurant, par exemple? Qui, a fortiori, les a vus en ciné-concerts et dans l’écrin construit pour les magnifier qu’on appelle communément une salle de cinéma? Personne!

Or le partage des rires, démultipliés en salles obscures et l’accueil triomphal promis à la quasi-totalité d’entre eux feront à n’en pas douter de cette grande rétrospective Buster Keaton au Festival de La Rochelle un véritable événement. Que de plaisirs réservent en effet aux spectateurs de tous âges et de toutes cultures l’intégrale de ses longs métrages muets et la sélection subjective de ses meilleurs courts, muets et parlants. Pour les plus jeunes d’entre eux, il se produira sans doute ce qui eut lieu en 1962 à la Cinémathèque française pour la dernière rétrospective Keaton en sa présence, lorsque la grande majorité des films, sinon l’homme, étaient tombés dans l’oubli : le sentiment irréfutable de découvrir un génie.

Pour tout autre cinéaste ou presque, le mot pourrait être écrasant, intimidant. Pas pour Keaton. Car peu d’artistes, à vrai dire, conjuguent avec une telle puissance les quatre vertus cardinales qui distinguent à nos yeux la qualité commune des humains et des œuvres: un humour irrésistible, une sensibilité bouleversante, aux antipodes de la sensiblerie, une intelligence évidente, humble et généreuse, et un sens profond de la beauté, constamment inventive. De sorte que tout film de Keaton ou presque suscite autant de rires que d’admiration et d’estime.

Avouons-le cependant: cet enthou­siasme éveillé par l’œuvre se double d’une fascination certaine pour le destin de l’homme. Où l’on en revient aux tout débuts de l’histoire. « Quel est le véritable prénom de Keaton? » « Buster », répond le lecteur avisé. Raté! Joseph, comme son père. Buster est un surnom, prélevé à l’expression « What a buster! », qui veut dire à la fois « Quelle chute! » et « Quel casse-cou! ». Laquelle expression aurait été employée par le grand magicien Harry Houdini, compagnon de tournée de ses parents, après qu’il eut assisté à la chute sans dommage du petit Joseph dans un escalier, en 1896. L’enfant avait 6 mois. Ce surnom lui est resté. L’art de la chute aussi.

On peut même dire qu’il fit de cet art, dès son plus jeune âge, son métier. Car dès qu’il eut 4 ans, « Buster » monta sur les planches pour accompagner ses parents, comédiens de music-hall. A 5 ans, il était la vedette de leur spectacle, rapidement rebaptisé « Les 3 Keaton ». Habillé en adulte miniature, il imite les faits et gestes de son père, puis fait office d’accessoire, jouant successivement le ballon de football, le sac à patates ou le balai. Sur surnom d’alors? « La serpillière humaine ». Il est alors considéré comme un enfant prodige par la presse et par le public effrayé d’un tel sort… et ravi de le voir sans cesse se relever indemne. Saura-t-on dire tout ce qui intuitivement s’acquiert dans ces premières expériences scéniques? Il n’apprend pas seulement, comme le raconte Keaton dans Slapstick, que les spectateurs prennent davantage de plaisir quand le personnage mis à l’épreuve reste impassible, mais plus généralement, que le rire naît des mouvements du corps, de ses chutes, de ses contorsions improbables et de ses rétablissements inespérés. Que ce rire est avant tout affaire de rythme et de correspondances, de contretemps et d’échos, d’attentes, de surprises et de délivrances. Et que le comique implique une suspension de la morale, un oubli temporaire, ô combien libérateur, des conventions et des convenances, voire de certains droits, donnée qui échappa à la Gerry Society, société de protection de l’enfance, qui obtint en 1907, après 5 ans de poursuites diverses, le bannissement 
des trois Keaton des scènes 
de l’État de New York pendant deux ans!

« Aucun acteur enfant n’a essuyé plus de tentatives de rédemption que le malheureux petit Buster », écrit Keaton dans son autobiographie, non sans fustiger les « fanatiques de la douceur », indifférents à la principale maltraitance que constitue, selon lui, la pauvreté.

Puis Buster Keaton grandit. Oh, pas beaucoup! Jusqu’à attein­dre 1 mètre 60 à l’âge adulte. Mais il vieillit aussi. Il faut donc progressivement adapter le numéro familial. Ce qu’il est prodigieux de réaliser à 5 ans ne provoque plus le même effet à 12, et encore moins à 16. Il faut repousser les limites du corps pour provoquer toujours l’émer­veillement et la sidé­ration recherchées. Merveilleuse école buissonnière du music-hall, la seule qu’ait fréquentée Buster, l’autodidacte. Joseph senior dit Joe lui aussi vieillit. Et il boit aussi. Les fausses brutalités des numéros comiques, de moins en moins précis, laissent parfois place à de vrais coups délivrés en coulisses. En 1917, Buster décide de se séparer de ses parents et part faire du théâtre, seul, à New York. Mais après une rencontre de fortune, il se retrouve très vite sur un plateau de cinéma, aux côtés d’une des figures montantes du genre burlesque, Roscoe Arbuckle, dit Fatty (« Le gros »), avec qui il tourne comme acteur et progressivement comme coréalisateur, 15 films entre 1917 (à partir de Fatty boucher) et 1919.

On a souvent opposé les styles d’Arbuckle et de Keaton, comme s’opposeraient foison et sobriété, anarchie et maîtrise, catharsis et géométrie. Partiellement juste, cette analyse est cependant trop schématique. Elle revient à faire l’impasse sur les films de l’un et de l’autre qui brouilleraient les repères. Ainsi Fatty bistro, réalisé en 1918 par Arbuckle, semble à certains excessivement keatonien… Quant aux derniers films de la collaboration, notamment les passionnants Fatty cabotin et Le Garage infernal, de 1919, la plupart des commentateurs les attribuent à mots couverts à Keaton seul, sans prendre réellement au sérieux l’hommage réitéré du futur réalisateur de Sherlock Junior à son maître, auquel il resta fidèle, quelles que soient les épreuves traversées. C’est bien l’une des spécificités du parcours de Keaton, commencé sur les planches comme pour tous les burlesques, que d’avoir ainsi été adopté par un mentor, dont il dit clairement et sans doute à raison, avoir tout appris.

Mais les épreuves d’Arbuckle ne tardent pas à arriver. En 1921, alors qu’il vient depuis un an d’entreprendre ses premiers longs métrages sans Keaton, « l’obèse au visage de poupon » est accusé du viol et du meurtre de Virginia Rappe, scandale qui constitue l’origine du fameux code Hays, réglementant la bonne morale des films amé­ricains. Même s’il est par la suite reconnu innocent, la carrière de « Fatty » est brisée. Celle de Keaton, en revanche, ne fait que commencer. Le départ d’Arbuckle, un an avant l’affaire, conduit son producteur, Joseph Schenck, à le promouvoir réa­lisateur. Entre 1920 et 1923, Keaton réalise pas moins de 19 courts métrages, dont nombre de chefs-d’œuvre, à commencer par son premier film, La Maison démontable.

Peut-on à grands traits définir ce qui s’affirme lorsque Buster Keaton signe ses propres films? De fait s’estompe l’influence certaine du cinéma primitif (et singulièrement du cinéma français) sur l’œuvre d’Arbuckle, qui travailla aux côtés de Chaplin pour Mack Sennett à la Keystone: tentation du plan-tableau, composition centrifuge, éclatement narratif, libération incontrôlée des instincts. Le récit, chez Keaton, tend à s’unifier, tandis que s’affirme son désir de s’affranchir du studio et de confronter son héros aux espaces naturels. Symboliquement, sa filmographie personnelle s’ouvre sur un film qui met en scène la destruction d’une maison en kit proprement inhabitable par un train qui condamne le couple propriétaire à reprendre sa route. Fin chaplinienne, ont commenté certains. Mise en scène prophétique aussi de l’impossible constitution du foyer conjugal, à l’heure où Keaton s’apprête à épouser (en 1921) Natalie Talmadge… dont il divorcera en 1932.

Dans le dernier film de Fatty, Buster court sur place à contresens du plateau circulaire mobile du garage. Dans le premier Keaton, un domicile (supposé fixe) tourne sur lui-même, pris dans une tornade infernale. Se dévoile dans la jonction de ces images une dialectique singulière qui structurera nombre d’œuvres keatoniennes entre mou­vement et immobilité. Même dans les courts métrages comme L’épouvantail, où Keaton semble céder à la logique de bipolarisation qui affecte fréquemment les courts en deux bobines, c’est la structure même du film qui porte cette tension. Le huis clos initial (cocon idéal d’une famille sans femme, d’un foyer où bricolage et fonctions combinées des objets économisent temps et effort aux occupants attablés) laisse place à une folle poursuite, ayant pour finalité le mariage entre l’homme et la femme, mais aussi, avec un boulon en guise d’alliance, les noces de l’humain et de la mécanique, noces que célèbrera de nouveau, à sa façon, Le Mécano de la General.

Mais le cinéma de Keaton, notamment dans les sublimes Frigo Fregoli (1921) et Sherlock Junior, marie également mieux qu’aucun autre le réel et l’imaginaire. à la façon d’un Magritte ou d’un Chirico, il les entrelace au point de les rendre parfois quasi indiscernables, ce qui n’est pas sans expliquer la passion que suscita son œuvre chez les surréalistes, peintres, écrivains et réalisateurs.

La course poursuite de L’épouvantail en préfigure bien d’autres (Malec l’insaisissable, Frigo déménageur). La figure dominante de son cinéma, courts et longs métrages confondus, est celle de la ligne droite que parcourt le héros pour atteindre son but ou pour fuir le désastre (Sherlock Junior, Les Fiancées en folie). Il lui faut s’imposer face à l’adversité constituée à la fois par les forces de la nature (le torrent des Lois de l’hospitalité, la tornade de Cadet d’eau douce) et par les masses uniformes et anonymes d’hommes, de femmes ou d’animaux (Cops, Seven Chances, Go West). Le schéma keatonien fondamental tend en effet à mettre le héros à l’épreuve du réel, en le confrontant, en plan d’ensemble le plus souvent, à l’univers qui, par définition, l’excède et lui échappe. Pour accomplir sa mission, le héros doit traverser peu ou prou trois phases successives, passant, comme le fait remarquer Jean-Pierre Coursodon dans sa monographie, de l’incompétence crasse à l’apprentissage, puis à la suradaptation miraculeuse. Mais cet élan vital, bien souvent, est mis en crise par les forces d’inertie qui le travaillent. « Il est homme d’action et son contraire: un apôtre sceptique du seul doute à l’égard de tout, l’action comprise », écrit Petr Kral dans Les Burlesques ou Parade des somnambules.

Ces contradictions, le passage même de Keaton au long métrage les incarne, lui qui commence en 1923, par un long… démontable, Les Trois Âges, film fondé sur le montage parallèle entre trois histoires de jalousie à trois époques différentes, que Joseph Schenck et lui envisagent de diviser en trois courts en cas d’échec. Mais le succès est au rendez-vous et Keaton poursuit sa course et sa carrière en réalisant ou co-réalisant (parfois officieusement) onze longs métrages muets jusqu’au Figurant en 1929. Le passage du court au long est pour lui l’occasion d’enrichir le travail sur la narration et de poursuivre le dialogue entre les genres. Le burlesque traditionnel se frotte au mélodrame familial (Les Lois de l’hospitalité, Cadet d’eau douce), au film policier (Sherlock Junior), au fantastique (La Croisière du Navigator), au film sur le sport (Le Dernier Round, Campus), au film historique (Le Mécano de la General) et au film mettant en abyme le septième art (Sherlock Junior, Le Caméraman).

Après avoir mis en scène le cinéma se retournant sur lui-même, Keaton fait l’amère expérience du cinéma qui se retourne… contre lui. Car si Le Figurant comporte quelques scènes d’anthologie (le coucher de la femme), c’est bien après le mythique Caméraman que commence la déchéance du Maître. Deux facteurs distincts y contribuent: les difficultés qu’il rencontre dans sa vie privée (problèmes conjugaux et alcoolisme, comme son père) et celles, de deux ordres, qu’il doit affronter dans le champ professionnel. Son premier problème, d’ordre technique et historique, est lié à l’arrivée du cinéma parlant en 1927, qui bouleverse le règne du cinéma burlesque. A quoi bon continuer à faire rire avec le corps seul, quand le langage peut désormais prendre son relais? Si Chaplin et Laurel et Hardy trouvent, non sans résister, réponses à cette question, Keaton, lui, n’y parvient jamais. Mais c’est aussi parce qu’il doit faire un choix qu’il regrettera par la suite toute sa vie. Joseph Schenck, son producteur et ami, étant parti dès 1926 diriger la United Artists de Chaplin, Pickford, Grittith et Fairbanks, il conseille à Keaton de travailler désormais pour son frère, Nicholas Schenck, patron de la Metro Goldwyn Mayer. En dépit des mises en garde de Lloyd et Chaplin, Keaton accepte. Mais, à l’image du héros de son tout premier film MGM (Le Caméraman, 1928), qui se croit accueilli en héros dans les rues de New York quand c’est Charles Lindberg que la foule acclame après sa première traversée de l’Atlantique, « l’homme qui ne rit jamais » comprend trop tard qu’il sera désormais noyé dans la foule des vedettes démultipliées du studio et rapidement considéré comme un homme du passé. à 34 ans… L’équipe de ses fidèles collaborateurs est dissoute, son contrôle scénaristique et artistique remis en cause, avant son licenciement en 1933.

La suite de la carrière cinématographique de Buster Keaton, jusqu’à sa mort en 1966, n’offre plus guère d’éclats, hors de ses apparitions nostalgiques dans Boulevard du crépuscule de Wilder (1950) et Les Feux de la rampe de Chaplin (1954). Seuls deux courts métrages de 1965 émergent (L’Homme du rail de Potterton et surtout Film de Beckett et Schneider… écrit pour Chaplin), qui confirment la puissance d’émotion que recèle encore le corps vieillissant du génie. Mais l’Oscar reçu pour l’ensemble de son œuvre en 1959, sa carrière parallèle au cirque et à la télévision (avec d’irrésistibles caméras cachées) et sa redécouverte triomphale en Europe au début des années 1960 lui éviteront la fin mélodramatique à laquelle il semblait promis.

 

Stéphane Goudet est l’auteur, entre autres, de Buster Keaton, éd. Cahiers du Cinéma, 2008.