Vendredi 1er et samedi 2 juillet

Cyrano - Une de l'éphémère 1

Changement sur la grille

Aucun changement.

Soirées exceptionnelles, événements

Vendredi 1er juillet

20h15 : Soirée d’ouverture avec Habemus Papam en présence de Michel Piccoli / Grande salle

20h30 : Au cas où la Grande salle serait complète, un autre film de la programmation sera proposé enentrée libre en Salle bleue de La Coursive

Samedi 2 juillet

15h30 – 17h : France Culture : « Radio Libre »

Enregistrement PUBLIC et en direct / Salle des rencontres

16h15 : Rencontre avec Kôji Yamamura / Théâtre Verdière

18h : Vernissage de l’exposition «Jean-Claude Carrière, un hétéroculturel à La Rochelle» / Médiathèque

Edito

par Viviane Saglier

Nanni Moretti ouvre le Festival avec Habemus Papam, le portrait inattendu d’un pape qui abandonne toute transcendance pour dévoiler l’homme sous la fonction. Une belle introduction pour cette 39e édition, où la programmation flirte avec la révélation de quotidiens secrets et dessine de nouveaux visages de l’intime. David Lean chante l’individu jusque dans ses grandes fresques historiques quand Denis Côté donne aux marginaux l’accès à la représentation ; les documentaires mexicains rendent hommage à ces anonymes qui construisent leur pays, alors que Mahamat-Saleh Haroun bâtit l’image du sien à travers un nouveau cinéma ; Bertrand Bonello sonde la grâce enfermée en chacun de nous, et Jean-Claude Carrière se met à nu en confrontant la multiplicité de ses films à une exposition qui retrace son univers. Buster Keaton, lui, offre à voir son visage impassible sous toutes les coutures, comme pour nous défier de déchiffrer le mystère de son regard, quand Kôji Yamamura laisse à l’appréciation de son subconscient créatif la formation de poèmes visuels. N’oublions pas la Nuit blanche, la poésie de l’animation polonaise pour les enfants, et le tribut rendu à La Rochelle par le vidéaste en résidence Andrew Kötting, et son fidèle compagnon Sebastian Edge. De quoi retracer un portrait intime de la ville qui accueille des milliers de regards indiscrets chaque année. Cette édition sera enfin l’occasion de revenir sur cinquante ans de premières fois avec l’anniversaire de la Semaine de la Critique, qui rappelle la jeunesse éternelle du Festival. Bonnes projections !

Quel drôle de non pour un pape

Habemus papamLa place Saint-Pierre grouille de monde, alors que, fendant la foule, passe le cercueil du défunt pape, annonçant le conclave à venir. Puis la caméra s’élève vers le dôme de la Basilique pour se perdre dans les cieux. Deuxième plan : du haut de la loge pontificale encore inoccupée, la caméra regarde la place avant de descendre au niveau des visiteurs qui l’occupent. Ces deux mouvements du regard, opposés et contradictoires, résument l’un des enjeux du film : l’écart entre l’ampleur de la charge divine et la nature humaine de l’homme nommé pour la supporter. Le pontificat, comme une malédiction, est redouté par les cardinaux réunis dans la Chapelle sixtine. Chacun, retourné à l’état d’enfant, tente d’apercevoir ce que son voisin a voté, et se réjouit non sans cruauté de voir que le nom choisi n’est pas le sien. L’élu, quant à lui, arrache un cri de douleur alors que son visage est sur le point d’être dévoilé à la foule, comme un bébé geint devant l’horreur du monde auquel il vient de naitre. Cette régression généralisée vaut bien l’appel d’un psychiatre en la personne de Nanni Moretti qui, d’abord chargé de soigner le pape en mal de sainteté, se tourne bientôt vers tout le corps ecclésiastique, changé en un bataillon de bouffons, dont le capitaine est le médecin lui-même.

Le premier écart s’efface devant un second, celui qui sépare l’importance du pontificat, fantasmé par la foule et l’Eglise, et son importance effective dans la société actuelle. Si la transcendance du pape est obsolète, lui-même niant la force que Dieu lui apporte pour supporter sa charge et allant jusqu’à se soumettre à la psychanalyse, quelle est la place de l’Eglise dans le monde contemporain ? C’est le cardinal élu lui-même qui apporte la réponse : « Sono un attore » (Je suis un acteur). Le conclave est relaté à la télévision comme une course de chevaux, avec des favoris, des cottes et des paris. Vortex temporel où le téléphone portable rencontre l’encensoir, le Vatican est un immense théâtre, vestige d’époques révolues où les gardes continuent de porter des armures, quand l’espace privilégié du pape lui-même est une loge. Acteur, le pape est aussi spectateur, alors que les cardinaux s’engagent, sous l’égide du psychiatre, dans un tournoi de volleyball qui tourne à la farce, afin de distraire le malade reclus derrière des rideaux (qui font de lui à la fois le regardeur et le potentiel regardé). Relégué à jamais dans le monde du spectacle, le pape, plus que sujet du film de Moretti, en est le personnage. La vraie pression à laquelle il est soumis n’est alors pas celle de changer le monde, mais bien celle de garder la face devant les médias.

Viviane Saglier

Deux scénaristes

Vendredi 24 juin, 17h. Jean-Paul Rappeneau m’accueille dans un petit appartement du 14e arrondissement de Paris tout en moquette et en fauteuils allongés. Son « bureau », comme il me dit, son lieu de travail.

Comment avez-vous rencontré Jean-Claude Carrière ?

Jean-Claude est plus âgé que moi, mais on a quasiment le même âge. Avant de mettre en scène des films, j’ai été scénariste au début des années 1960, au moment de la Nouvelle Vague. J’ai écrit des scénarios de films pour Louis Malle, l’adaptation de Zazie dans le Métro d’après le bouquin de Queneau, et un film avec Brigitte Bardot, Vie Privée. Après, j’avais envie de réaliser un film, donc j’ai abandonné le métier de scénariste, et Jean-Claude m’a succédé auprès de Louis Malle. Il s’était fait remarquer pour ses films avec Pierre Étaix, et avec Buñuel, à l’époque. Louis me l’a présenté. À chaque fois que j’ai fait un film depuis lors, et je n’en ai pas fait beaucoup, car je prends beaucoup de temps, et on ne me changera pas, il n’y a pas un de mes films où Jean-Claude n’a pas été consulté. Il a toujours lu et relu mes scripts dans la première version, m’a conseillé. Dans ce bureau, on a beaucoup travaillé, notamment pour Cyrano de Bergerac. Là où je l’admire profondément, c’est que sur un texte qui a été écrit, travaillé par d’autres qui ont réfléchi longtemps, pendant des mois, un texte qui est comme un vieux chewing-gum remâché qui a perdu son goût, il trouve des trucs qui ne vont pas et il les enrichit par le dialogue. En quelques instants, il débarque et il dit : « Holà, mais pourquoi vous dites ça ? » Et hop! Il trouve une meilleure formule! Il travaille très vite, il a une rapidité d’esprit formidable, et il ne supporterait pas de faire ce que je fais, c’est-à-dire travailler des mois sinon des années sur le même scénario. Lui, il a cette fraîcheur de l’instant.

Vous avez écrit le scénario de Cyrano ensemble. Comment s’est passée votre collaboration ?

Cette pièce de Rostand qui était le summum, le comble du théâtre, on est arrivé à en faire un objet de cinéma. La pièce, jouée dans son intégralité, fait plus de trois heures, donc il n’était pas question de faire un film de cette longueur-là. Il y a des choses merveilleuses dans le texte de Rostand, des choses qui vraiment me mettent les larmes aux yeux, mais il y en a aussi qui ont terriblement vieilli, tout un côté fin de siècle, où il y a pas mal de poussières, un langage précieux, très alambiqué, qu’on a sacrifié. On a enlevé aussi beaucoup de redites, beaucoup de redondances. Quand on parle d’un certain théâtre, on parle du théâtre du non-dit, comme les pièces d’Harold Pinter, cet auteur anglais magnifique. Par contre Rostand c’est le théâtre du surdit! Tout est dit, non seulement dit mais redit, annoncé, et commenté après. Le cinéma a besoin d’avancer, il a besoin d’un certain dynamisme et pour tout dire, j’ai d’abord beaucoup hésité quand les producteurs m’ont appelé. C’était en 1984-85, et les droits de la pièce étaient tombés dans le domaine public. « Est-ce que ça vous intéresserait d’en faire un film ? – Un film de cinéma ou pour la télévision ? – Un film de cinéma. » J’ai tout de suite pensé à Jean-Claude, parce que le cinéma il connaît, mais le théâtre il connaît aussi très bien, surtout depuis qu’il collabore avec Peter Brook. Ils ont notamment adapté Shakespeare, et on peut dire qu’il a réécrit cette grande légende indienne, le Mahabharata, dont ils ont fait un spectacle et ensuite un film.

Donc il a fallu débroussailler ?

Il a fallu débroussailler, oui. (Il se lève, fouille dans une armoire remplie de scénarios et de prospectus à côté de son bureau, et en extrait un petit livre de poche. C’est Cyrano de Bergerac. Je vois beaucoup de ratures et de paragraphes entiers sélectionnés avec griffonné « out » à côté). Ce qui me gênait, vous voyez… Out. Out. Out. Je mettais ça mais je me disais que ça allait foutre les vers par terre ! Avec des alexandrins, ça peut arriver : avec les rimes masculines-féminines, il y a toute une série de règles. J’avais donc noté tout ce qui m’embêtait, et je crois qu’une des premières choses que j’ai dites à Jean-Claude après avoir fait ce travail, c’était « Mais que vont dire les puristes ? » Et il m’a répondu « Mais il n’y a pas de puristes, ça n’existe plus ! Il n’y a pas de puristes de Cyrano qui sont réunis dans un club ! » C’est là qu’il est formidable, c’est que même quand on enlevait, il faisait une sorte de montage en respectant ce qu’on appelle la prosodie, donc les douze pieds de l’alexandrin, et surtout pas un mot utilisé pour faire ces raccords de mots qui n’ait été employé par Rostand ! Donc il n’y a pas de mots inventés, il n’y a que des mots que parfois il prenait ailleurs pour que ça sonne comme du Rostand. On peut dire que c’est du montage. Et au final on n’avait que du dialogue dynamique, qui parlait surtout de choses qu’on allait faire, qui nous faisaient avancer.

Propos recueillis par Benjamin Hameury – Merci à Raphaël Vandenbussche pour le matériel son/image

Se souvenir des belles choses

Illustration CarrièreLa Médiathèque Michel-Crépeau héberge du 6 juin au 31 août une exposition sur l’ « hétéroculturel » Jean-Claude Carrière, comme il aime à se définir. Une escale aussi indispensable à l’esthète que nécessaire au béotien pour découvrir et comprendre l’oeuvre, l’artiste, l’homme. L’exposition s’attache à consacrer le versant cinématographique de l’artiste. « La dispersion n’est pas un défaut puisque c’est ce qui guide ma vie », nous dit Carrière. La profusion des sujets ainsi que de ses collaborations le souligne bien. Un nom ressort pourtant. Buñuel. S’il devait n’en rester qu’un, ce serait celui-là. Maître à penser mais aussi maître à vivre du propre aveu de Carrière, Luis Buñuel disait que l’imagination est un muscle qu’il faut travailler chaque jour. Une gymnastique intellectuelle qui se chiffre à plus d’une quinzaine de films pour leur seule collaboration, à plus de 80 scénarios de films et 20 de téléfilms pour Carrière. Vingt fois sur le métier remettez votre ouvrage. Boileau n’est pas loin. Le XVIIe siècle non plus. Jean-Claude Carrière incarne et sert l’idéal humaniste, il ressemble à s’y méprendre à l’honnête homme de ce siècle qui se nourrit de rencontres et de voyages, de sourires pleins d’images. Pierre Étaix, cinéaste et ami, et dont les portraits de Carrière, Chaplin ou encore Keaton sont présentés dans l’exposition, s’en émeut : « Rien ne lui est inconnu, tout l’intéresse, le passionne ». Avec lui, le vagabondage est aussi physique qu’intellectuel, et l’exposition, qui abrite nombre de dessins, son premier métier, et autres illustrations issus de ses carnets de voyages – Inde et Mexique essentiellement – s’en fait l’écho. Tour à tour dessinateur, homme de lettres, scénariste, acteur, philosophe, Jean-Claude Carrière est riche de toutes ses vies, vécues ou fantasmées, qui, à l’image de poupées russes, s’emboitent et s’imbriquent les unes aux autres pour ne former qu’une seule. Ainsi, derrière le Mahabharata co-écrit avec Peter Brook, le Danton de Wajda, le Cyrano de Rappeneau, le Soupirant d’Étaix ou encore le Tambour de Schlöndorff se cache toujours le même homme. Précieux. Indispensable. Les quelques témoignages épistolaires de cinéastes que vous pouvez lire en attestent. De Buñuel à Oshima, de Forman à Rappeneau, l’admiration pour le scénariste se mêle invariablement à la profonde amitié pour l’homme. Suivons alors modestement un peu de cette lumière que sème derrière lui l’homme éclairé à chacune de ses inspirations. Il n’est jamais trop tard pour rêver et faire rêver. Pour se faire rêver. Qui a dit que le rêve était la vraie victoire sur le temps ? Je vous laisse deviner.

Alexandre Guillet

Le hautbois, la contrebasse et la cithare

Serge Bourguignon, réalisateur des Dimanches de Ville d’Avray, parle de sa collaboration avec Maurice Jarre sur ce film, qui sera évoquée lors de la Leçon de musique du dimanche 3 juillet à 10h.

Pourquoi avez-vous pensé à Maurice Jarre pour la musique du film Les Dimanches de Ville d’Avray ?

Nous étions de très vieux amis, et c’était mon premier long métrage. A l’époque, Maurice était très connu pour ses musiques du TNP (Théâtre National Populaire) entre autres, c’était donc un musicien capable d’écrire pour un grand orchestre. Je voulais trois instruments : tout d’abord un shakuhachi, qui est une flûte japonaise. On n’en a pas trouvé mais on a trouvé un très bon musicien de hautbois. Je voulais aussi une contrebasse, et une guitare. Et là Maurice m’a influencé en me disant : « Avec ces deux instruments, j’ai l’impression que la cithare serait mieux ». Alors on a pris une cithare. Je voulais une musique extrêmement intérieure, extrêmement intimiste. Je revenais du Japon à cette époque, et j’avais été très ému par le shakuhachi. On sent que ça vient à la fois de l’âme et du corps, on entend un souffle, et ça correspondait à ce que je voulais. Il me fallait quelqu’un qui, comme Maurice, pouvait faire exister la musique, même avec très peu d’instruments.

Comment avez-vous travaillé avec Maurice Jarre ?

Les dimanches de ville d'AvrayJ’avais déjà pratiquement écrit la musique dans le découpage. J’avais indiqué les moments précis où il devait y avoir la musique. Maurice était l’un de ces rares musiciens qui donnent aux réalisateurs qui sont un tant soit peu mélomanes sans être musiciens, l’impression de composer avec lui. Il était au piano, je lui disais ce que je voulais, et on cherchait les thèmes ensemble. Il lui arrivait de m’appeler, on n’avait pas encore internet ni toutes les possibilités que ça implique, alors il approchait le téléphone de son piano et il me disait : « Ecoute ça ». On travaillait en harmonie. J’ai la haine des doubles croches, et quand je voyais dans sa partition des doubles croches, je lui disais : « tu les enlèves ». J’ai vu Maurice réécrire, devant moi, devant les musiciens, ce qui ne me plaisait pas. Un moment, dans Mon royaume pour un cheval, il y avait un cor anglais, mais je trouvais qu’il avait trop de présence. La musique n’est pas faite pour être entendue dans un film, elle est faite pour vous rentrer dans la peau. J’ai toujours eu des idées extrêmement précises sur la musique. La musique, c’est comme la lumière, c’est une partie inhérente… j’irais presque jusqu’à dire que c’est du cadrage. On pourrait, à la limite, trouver un équivalent cadrage, en notes. Tout doit être intuitif. Et pour Les Dimanches en particulier.

A quels moments surgit la musique ?

La musique s’imposait à certains moments. C’est quasiment un film muet en fait. La première intervention de la musique, c’est le premier dimanche au bord des étangs, quand Hardy (Pierre, ndlr) trébuche et fait tomber un caillou dans l’eau de l’étang et qu’il y a des cercles concentriques. La musique sort du bruit de ces cailloux, la cithare épouse la couleur des ondes, et on entend Patricia (la petite fille, ndlr) qui dit : « ça y est, on est chez nous ». A chaque fois qu’ils entrent dans leur monde à eux, ce thème musical extrêmement ténu et léger intervient. Il intervient également à deux autres moments comme une sorte de ponctuation psychologique, un peu comme une ellipse. L’équivalent, dans « L’Education Sentimentale » de Flaubert, du chapitre qui se termine par:« Et il voyagea ».

C’est vous qui avez présenté Maurice Jarre à David Lean, n’est-ce pas ?

Oui, quand Maurice a été récompensé à l’une des premières des Césars, l’une des premières choses qu’il a dites dans son speech, c’est : « Je remercie Serge Bourguignon qui m’a ouvert les portes de Hollywood ». Maurice a fait la musique des Dimanches, qui a pu être réalisé grâce à un grand producteur américain de la Columbia, Sam Spiegel, qui était également le producteur de David Lean. Quand j’ai terminé Les Dimanches, Sam a été le premier à le voir. Il était aussi à Paris pour rencontrer des musiciens parce que Benjamin Britten, qui devait faire la musique de Lawrence d’Arabie, ne s’entendait pas avec Lean. Je lui ai dit : « Vous avez aimé Les Dimanches ? Vous avez aimé la musique des Dimanches ? » Il m’a dit : « Quelle musique ? Le vibraphone et la contrebasse ? Il y a combien d’instruments ? Moi j’ai besoin d’un musicien capable d’écrire des symphonies ! » Je lui ai dit : « C’est lui ! Exactement ! Vous avez entendu parler du TNP ? » Il se trouve qu’il avait vu Le Prince de Hambourg. Je lui ai dit : « C’est Maurice qui a fait la musique ». Il a fait huit jours à l’essai et après, il a fait TOUS les films de David Lean. Et puis il y a eu les Oscars, où j’ai remporté trois prix, l’année où Lawrence d’Arabie a eu le prix de la meilleure musique. Et c’est moi qui ai ramené l’Oscar de Maurice à Paris. La boucle est bouclée.

Propos recueillis par Viviane Saglier

Mon vraisemblable, mon frère

Putty HillLe cinéma indépendant américain se détache des problématiques de la fiction hollywoodienne pour chercher une autre manière de raconter des histoires. Il va même jusqu’à s’interroger : qu’est-ce que raconter des histoires? Pour Matt Porterfield, le meilleur conte est encore le témoignage. Putty Hill reprend alors à son compte les codes du documentaire pour dresser un panorama du quartier de Baltimore éponyme à partir de ceux qu’il présente comme ses habitants mêmes. Le décès prématuré du jeune Cory devient alors l’occasion de rassembler famille, amis et connaissances pour les funérailles et de questionner chacun, tour à tour, sur son rapport à la famille et à la mort.

Petit à petit, la narration révèle les intrications profondes du documentaire et de la fiction. Les dialogues disparaissent incidemment sous l’omniprésence du bruit ambiant (la pointe du tatoueur, la tondeuse, l’autocar) laissant le quotidien envahir l’écran et se poser comme document du réel. Parallèlement cependant, l’interrogatoire est parfois délégué à un proche, de façon à fictionnaliser le procédé en créant une scène. L’entretien absurde de Geoff, qui nage habillé dans une piscine, laisse entrevoir le point limite entre les deux genres. Le témoignage relève alors de la performance d’acteur et de la capacité à se créer un personnage crédible.

La problématique du jeu (d’acteur mais pas seulement) est d’ailleurs présente dès le début du film avec la partie de paint-ball, où il s’agit d’assumer le rôle de soldat sur le champ de bataille. C’est la vie qui est en jeu, non de façon véritable, mais de façon vraisemblable. Telle est la pierre d’achoppement de la construction de ce récit hybride, qui repose sur la vraisemblance, comme vérité de la fiction. Cette dernière s’est construite à partir des expériences personnelles des acteurs, dont les créatures sont comme des déclinaisons d’eux-mêmes. Raconter des histoires serait alors puiser en soi une possibilité de vie qui soit acceptable non moralement, mais effectivement, par tous. Ce sont donc les émotions qui priment dans les témoignages, et non les jugements de valeur. Pas de leçon de morale pour ce jeune garçon décédé d’une overdose, mais l’affection et la dignité, la peur et la culpabilité. Si la figure de Cory, simplement esquissée, ne prend pas plus de consistance grâce aux différents témoignages, c’est qu’elle n’est finalement que prétexte à brosser le portrait d’une communauté mise face à la perte, et à écouter la façon dont elle se raconte. Laissé sur le terrain d’un genre indéfini, le spectateur se sent obligé de choisir : cette histoire a-t-elle plus de sens si elle a le label « Histoire vraie », ou si sa vraisemblance suffit à susciter l’empathie ?

Viviane Saglier

Mieux qu’un blockBuster : Keaton

Cadet d'eau douceCadet d’eau douce, film de 1928 de Buster Keaton et Charles Reisner, est unanimement considéré comme l’un des plus grands films comiques de l’ère du muet. Ce fut pourtant le plus grand désastre financier de toute la carrière de cinéaste de Keaton. Le film se déroule dans la petite ville de River Johnson, au bord du Mississippi, où règne une amère rivalité entre les deux exploitants locaux de bateaux à vapeur. JJ King, homme d’affaires et propriétaire du King, un bateau flambant neuf, se moque du vieux et délabré Stonewall Jackson, qui appartient à Steamboat Bill Sr. Le fils de ce dernier, Willie, alias Steamboat Bill Jr. (Buster Keaton), est de retour en ville après avoir terminé ses études à Boston. De quoi remplir de joie son père. Ce qui n’est pas le cas. Le principal ressort burlesque du film repose alors sur le couple antithétique, amené à se réconcilier, que forme le père, solide gaillard aux manières rustres, et son fils, plutôt chétif et d’un naturel rêveur. Willie s’avère être un personnage un peu ridicule, affublé d’un béret, d’un pantalon trop large, d’une moustache grotesque et d’un ukulélé. Et ce n’est pas tout. Au grand dam de son père, il s’éprend de Kitty King, qui n’est autre que… la fille de JJ King.

L’entremêlement, savamment dosé, de morceaux de bravoure burlesques spectaculaires à des gags minuscules, presque intimistes, donne tout son cachet au film. Deux séquences retiennent particulièrement notre attention. La première voit le père de Willie lui offrir un chapeau qu’une rafale de vent s’empresse immédiatement de faire disparaître une fois la porte franchie. La deuxième se passe en prison, où Steamboat Bill Sr. réside depuis quelques heures, lorsque son fils lui montre que la miche de pain qu’il veut lui offrir contient tous les outils nécessaires à son évasion. L’inventivité débridée de Keaton atteint son paroxysme à la toute fin du film, lors d’une des plus belles séquences d’effets spéciaux de toute l’histoire du cinéma, à savoir celle de la tornade qui s‘abat sur la ville, longue de douze minutes. Scène d’une qualité irréelle et d’une atmosphère quasi onirique, on y voit Willie courir affolé dans toute la ville, glisser, sauter, chuter, trébucher parmi les carcasses de bâtiments qui rendent l‘âme. Incompétent, maladroit, et à l’origine de nombreuses bévues durant tout le film, Willie, dans un élan tout cartésien, se rend finalement comme maître et possesseur de la nature lors de cette catastrophe qui le voit sauver Kitty, son père et son beau-père. Certes, on est loin des blockbusters qui tonnent et détonnent à chaque péripétie. Reste que l’ingéniosité est bien là. Un chef-d’oeuvre atemporel.

Alexandre Guillet