Changement sur la grille
Aucun changement.
Soirées exceptionnelles, événements
11h et 17h30 : Ciné-concert lycéens animé par Christian Leroy : Malec champion de tir de Buster Keaton / Salle bleue
13h à 19h : Exposition « Jean-Claude Carrière, un hétéroculturel à La Rochelle » et projection du film Jean-Claude Carrière, l’enchanteur de Danielle Jaeggi Médiathèque Michel-Crépeau
16h15 : Rencontre avec Juan Carlos Rulfo
22h : Passage unique de Ingrid Caven, musique et voix de Bertrand Bonello présenté par le réalisateur / Dragon 3
Edito
par Viviane Saglier
Cette année, le Festival de La Rochelle accueille une sélection de films de la Semaine de la Critique, section parallèle du Festival de Cannes. A priori, l’esprit de Cannes n’a pas grand-chose à voir avec celui de La Rochelle qui, non compétitif, privilégie découvertes d’inédits et redécouvertes de classiques. Mais loin d’être l’usine à paillettes que l’on associe au Festival le plus fréquenté du monde, la Semaine travaille à faire émerger de nouvelles cinématographies, à sonder les bouillonnements créatifs des régions du monde encore peu visibles sur la scène internationale, en se concentrant sur les premiers pas de jeunes réalisateurs. De même que les modernes d’aujourd’hui seront les classiques de demain, les films de la Semaine constituent le futur vivier dans lequel La Rochelle viendra puiser ses hommages et rétrospectives. Cette rencontre entre les deux festivals dessine le cheminement d’un film dans les différentes étapes de sa réception, et permet de confronter ces regards, qui se font habituellement dans deux temporalités successives (la découverte et la seconde reconnaissance de l’hommage), en une seule.
Adieu bobine
Mathias Forget est le Directeur Marketing du groupe Quinta Industries, qui concentre huit sociétés. Chacune d’elles intervient dans le processus de la post-production, depuis la gestion des rushes jusqu’à la diffusion du film dans les salles. ScanLab est la filiale qui gère les rushes numériques.
Comment passe-t-on du 35mm au numérique ?
Le premier cas de figure est celui où le passage au numérique est pensé dès le tournage en pellicule. Tous les jours du tournage, on convertit la pellicule en vidéo par télécinéma, qui est ce qui, avant les cassettes, permettait de diffuser les films à la télévision. On mettait la pellicule sur un plateau et on la transformait en un flux vidéo. Cette compression des rushes pellicule en vidéo sert au montage, qui se fait avec des logiciels comme Final Cut. Si on veut rester en 35mm, on fait le montage en vidéo, et on le reporte sur la pellicule, en faisant la correspondance du time code de la vidéo avec les annotations que présente la pellicule. Si on veut rester en numérique, il faut passer en haute résolution, en 2K (2000 pixels par image) ou en HD, qui est d’une qualité inférieure (1080 pixels par image) et destiné à la télévision. Ce passage du film en haute résolution s’appelle « conformer le film en numérique ». Passée cette étape, on procède à l’étalonnage numérique. L’étalonneur travaille de concert avec le réalisateur et le chef-opérateur dans une salle de projection, afin de bien voir les couleurs et de les rééquilibrer pour restituer au mieux l’ambiance que l’on veut donner au film. Ce travail dure trois à quatre semaines. On fait ensuite ce qu’on appelle un « shoot », c’est-à-dire qu’on fait une copie 35mm du film en numérique, car toutes les salles ne sont pas encore équipées pour la projection numérique. C’est presque le même processus pour le passage au numérique des films qui sont déjà en copies pellicules, Mais avant l’étalonnage, on restaure la copie pour effacer les scratches et les traces de poussière, car cette opération de passage au numérique s’effectue surtout pour des films de patrimoine qui ont une certaine ancienneté.
Pour quand estimez-vous le tout numérique?
En 2010, le gouvernement a voté le Grand Emprunt pour relancer les industries françaises, et l’un des projets est de numériser tous les films du patrimoine qui sont sur pellicule. Maintenant, la proportion de numérique et de 35mm est de 50/50. Tous les cinémas de grand circuit sont déjà passés au numérique, et les petites salles d’art et d’essai qui récupèrent leurs copies ne pourront bientôt plus passer de films. Elles vont être obligées de se convertir au numérique. A priori, on arrivera au tout numérique dans un an.
Quelles sont les conséquences de cette numérisation généralisée ?
Le numérique est très fragile et a une durée de vie très limitée. La conservation des films est bien meilleure en 35mm. Nous oeuvrons avec le CNC pour qu’il impose aux distributeurs et aux producteurs de faire des shoots, pour conserver les films numériques sur un autre support. Le gros avantage de ce format, c’est la qualité d’image et son coût très peu élevé. Une copie pellicule coûte 1000 € contre 150 € en numérique. Mais la progression du numérique est pour nous une catastrophe financière, car la copie de films numérique ne coûte quasiment rien. Cela va mener aussi à la disparition du métier de projectionniste.
Propos recueillis par Viviane Saglier
Un regard d’enfant
Ilan N’Guyen, interprète et spécialiste du cinéma d’animation japonais, ainsi que Xavier Kawa-Topor, Directeur de l’Abbaye de Fontevraud, étaient présents samedi pour animer la Rencontre avec Kôji Yamamura. Né à Nagoya en 1964, Kôji Yamamura se lance dès l’âge de treize ans dans l’animation. C’est au Festival d’Animation d’Hiroshima qu’il découvre les films canadiens produits par l’Office National du Film Canadien. En 1985, il rencontre Ishu Patel, réalisateur et producteur de l’ONF, qui l’initie à une forme de courts métrages qui propose une grande recherche formelle, associée à une exploration de l’intériorité. Ainsi, dès les années 80, Yamamura s’essaie à différentes techniques de l’animation, de la pâte à modeler aux marionnettes, du plat au volume, dans une volonté expérimentale. Dans les années 90, il se tourne davantage vers une production destinée au jeune public, jusqu’en 2000, où Le Mont Chef initie une nouvelle période de création. Le film, récompensé au Festival d’Annecy et nominé aux Oscars, marque un retour vers un public d’adultes, et une affirmation du style graphique privilégié dès ses études de peinture aux Beaux-arts. Cette nouvelle période est alimentée par deux courtes adaptations : Franz Kafka’s A Country Doctor et Le Vieux Crocodile. Son dernier film, qui sera bientôt présenté dans les festivals, Les Cordes de Muybridge, est une coproduction avec l’ONF, qui l’a tant fasciné depuis ses débuts.
Yamamura revendique une autre source d’inspiration, qui est celle des films d’animation russes traditionnels de Yuri Norstein. Ces différentes productions présentent un point commun : réalisées dans des studios d’États, elles ne poursuivent pas des nécessités commerciales. C’est là une dimension essentielle dans le cinéma de Yamamura, qui est à la recherche d’une indépendance budgétaire garante d’une liberté créatrice. Dans les années 1980, le Japon ne présentait guère cette opportunité. Ces différentes influences l’ont de fait porté vers le format du court métrage, mais son affection pour cette forme se justifie aussi et surtout par la possibilité qu’elle offre de faire des expérimentations formelles. Au Japon, le court métrage est associé à la notion d’amateurisme, au sens d’autonomie. C’est la forme anticommerciale par excellence, qui poursuit son propre but. Elle peut donner lieu à ce qui a été nommé « les films culturels », à vocation éducative et documentaire. Ces films sont diffusés dans les écoles et achetés par les collectivités. Le court permet aussi une exigence formelle plus grande. C’est dans cette deuxième voie que s’est engagé Yamamura.
Cependant, cette exigence formelle ne se départit jamais d’une narration. Pour Yamamura, autant l’animation est une forme d’abstraction, autant il refuse de se limiter au « film expérimental » simple. La dimension narrative permet alors au spectateur d’être introduit à ces recherches formelles. La voix off du narrateur apparait avec Le Mont Chef et Yamamura l’utilisera à nouveau dans ses films suivants. Cette importance de la narration permet d’équilibrer les deux possibilités de l’animation. Cependant, il reste que ce genre est propice à perturber la marche du temps, que Yamamura étire à souhait, pour créer des temporalités nouvelles. C’est l’une des recherches de Kafka’s A Country Doctor. L’univers de l’écrivain se prête alors à cette recherche de la « perception de l’abstraction ». La perception est ainsi l’un des maitre-mots du travail de Yamamura, qui cherche à retranscrire les sensations de l’enfant. Inspiré par sa propre famille, il développe des récits où le mouvement parle directement aux enfants, en dehors de tout enjeu logique. L’animation devient une possibilité de retourner à l’état d’avant la logique, en offrant une dimension concrète d’une dimension sensible. Les petits riens du quotidien deviennent alors prétextes de grandes aventures visuelles.
Viviane Saglier
50 ans de premières fois – Entretien avec Charles Tesson
Rédacteur aux Cahiers du Cinéma et professeur à L’Université Paris 3 Sorbonne Nouvelle, Charles Tesson vient d’être nommé Délégué Général de la Semaine de la Critique, section parallèle du Festival de Cannes.
Quand la Semaine de la Critique a-t-elle été créée?
La première édition date de 1962, mais en fait cela a commencé, non officiellement, en 1961. L’Association Française des Critiques de Cinéma, présidée par Roger Régent, avait proposé un film au Festival de Cannes, alors dirigé par Robert Favre Le Bret, The Connection, le premier long métrage de Shirley Clarke, une cinéaste newyorkaise indépendante. La projection, qui n’a pas laissé indifférent, a eu un écho dans la presse, et du coup Robert Favre Le Bret a proposé à l’Association Française des Critiques de Cinéma d’organiser l’année suivante une manifestation avec des films sélectionnés par eux. Ainsi est née la Semaine de la Critique. C’était dans un contexte particulier, dans le sillage de la Nouvelle Vague, qui a eu les honneurs de Cannes, et au moment du Cinema Novo, du Free Cinema, des Nouveaux cinéma dans les pays de l’Est. L’idée était de confier à la Critique une sélection autour du jeune cinéma. Elle est née d’un échange et d’un accord tacite avec le Festival de Cannes, mais en même temps, cela reste une section parallèle.
Qu’est-ce qui fait la spécificité de la Semaine par rapport aux autres sections cannoises ?
D’entrée de jeu, le but était de faire découvrir les cinéastes de demain, de penser à la relève, en montrant les premiers et deuxièmes films, avec le souci d’élargir la connaissance des territoires cinématographiques, alors limitée dans l’espace, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui. La Semaine a fait ce choix, en étant en phase avec ce grand moment de rupture des années 1960, phénomène du cinéma mondial, aussi bien aux États-Unis qu’en France et au Japon. Au début, la Semaine de la Critique était très marquée par l’esprit Georges Sadoul, Louis Marcorelles, toutes ces figures de critiques voyageurs qui s’intéressaient aux « cinémas du monde » et pas seulement à Hollywood et à l’Europe. La Semaine, à sa manière, a contribué à cet élargissement. Et puis, la Semaine reste la Semaine, car on prend peu de films : il y en a sept en compétition, et quelques séances spéciales. En maintenant toujours ce cap, quitte à grandir à contre-courant, cela est devenu désormais un argument en notre faveur, à une époque où on assiste parfois une inflation des films, avec un risque de saturation. Le peu, quantitativement, devient un argument dans le contexte cannois où tout le monde est très sollicité.
Qu’est-ce qui change avec des programmateurs qui sont aussi des critiques de cinéma ?
Le fait qu’à la Semaine le comité de sélection soit composé de critiques de cinéma en activité (ce qui est le cas depuis le début), et non pas uniquement de programmateurs de festival, spécialisés dans ce domaine, fait que là aussi, l’aspect décalé, quelque peu à contre-courant de l’évolution des festivals, singularise le travail de la Semaine. Un critique de cinéma est confronté à tout, aussi bien à Transformers 3, à Super 8 qu’au dernier film de Vincent Dieutre. Quand un membre du comité de sélection est habitué à voir tous les films qui sortent le mercredi puis plonge dans la réalité des films proposés à la Semaine, il garde cet ancrage en lui, il construit naturellement des liens entre ce qu’il voit pour la Semaine et ce qu’il voit le reste de l’année, sans rester cloisonné ou prisonnier d’une certaine catégorisation du film de festival. Le comité de sélection n’a pas à défendre une seule idée du cinéma, en affirmant de façon péremptoire que « le cinéma c’est ça et rien d’autre », en proposant sept films qui donnent la même réponse à cette supposée pensée unique cinéma, que je trouve quelque peu terrifiante. L’important, c’est la liberté d’esprit, la curiosité, la disponibilité, la capacité à recevoir tous les possibles du cinéma, et éviter certains automatismes de goût. Car la Semaine sait très bien que des films ont besoin d’elle pour être découverts, révélés et commencer une vie nouvelle, auprès de la critique, de la profession (distributeurs, exploitants) et du public aussi. D’où l’importance capitale d’être un bon aiguilleur du cinéma d’aujourd’hui.
Quelle nouvelle direction voulez-vous donner à la Semaine ?
La 50e édition a permis de donner la mesure du travail accompli, notamment avec la publication du numéro spécial « 50 ans de premières fois », tout en donnant un aperçu de la réalité présente, la sélection de cette année ayant été très bien accueillie. La direction est déjà là, l’esprit Semaine aussi, qui est une vraie réalité. Il suffit donc, avec l’équipe qui travaille en permanence pour la Semaine, et le comité de sélection, de prolonger cela, de l’amplifier, dans cet esprit d’équipe. S’il y a une nouveauté que j’aimerais apporter toutefois, c’est d’aller voir dans les régions qui ne sont pas du tout représentées, comme l’Afrique ou l’Inde. En Afrique, on entérine un peu vite qu’il n’y a rien, sans se donner la peine de vérifier ni de faire l’effort d’aller voir le peu qu’il y a, ce qui est regrettable. Qui connaît Collywood, version camerounaise de Nollywood (version nigérienne de Hollywood), pour la population anglophone du pays ? De même, il y a des pays comme l’Inde où la production est tellement énorme qu’on ne sait plus comment procéder pour voir tous les films éligibles, de l’Assam au Tamil Nadu sans oublier le Manipur ! Je suis sûr qu’on passe à côté de plein de films possibles.
Propos recueillis par Viviane Saglier
Les Géants de sel
Remparts d’argile ne raconte pas une histoire, ce film n’a pas de personnages. Il y a bien cette jeune fille qui semble vouloir apprendre à lire et qui nourrit l’envie de quitter le village, mais l’on ne saura jamais son nom, et l’on n’entendra qu’une seule fois le son de sa voix. Cette absence de dialogue est peut-être justement l’un des symptômes les plus remarquables de la disparition de l’intrigue. Non que le mutisme soit un obstacle à la narration, mais parce qu’au-delà de ce silence, les échanges entre les personnes ne se font pas dans le but de construire du nouveau, mais bien de cultiver la permanence des choses. La parole est remplacée par les chants, l’expression de la communauté nie l’individualité.
Le village est isolé au sein du désert, c’est un long mur qui se dresse devant l’horizon, frappé par le vent. Construit par cette communauté de casseurs de pierres, semblable aux roches qui l’entourent, il est fait grâce à la Nature et contre elle. Hommes et femmes sont des ombres qui parcourent ses labyrinthes intérieurs, ce sont des bruits de pas, des crissements de poulie quand on cherche l’eau au puits, des froissements de linges que l’on étend. La vie humaine est une empreinte dans la Nature. Et cette citadelle perdue est confrontée à l’horizon de poussière d’où surgit, occasionnellement, une caravane de bédouins ou la voiture du contremaitre qui vient payer leur dû aux ouvriers. Et quand ce dû n’est plus versé, les ouvriers s’assoient en silence, et se font rocs, se fondant dans la masse pierreuse qu’ils martelaient jusqu’alors.
Pas de narration donc pas de temporalité, un espace métaphoriquement décontextualisé : le film évacue l’anecdotique pour étudier un certain rapport au monde. Celui-ci est réduit à l’essentiel : une communauté indépendante, la rencontre avec l’extérieur, la confrontation, un élément de la communauté la quitte pour d’autres horizons. Ce sont, peu ou prou, les éléments mêmes qui composent L’Iliade, qui est pourtant le récit par excellence. Plus qu’un récit, le film met alors en scène une situation de départ, les pierres de fondation d’un nouveau récit, celui de l’Histoire d’une civilisation. Cette situation originelle appartient à l’Âge des « géants de sel » que chante Taos Amrouche, elle est contenue dans l’écrin des remparts d’argile.
Viviane Saglier
La Montagne aux enfants
Evoquer le travail des enfants dans les coins reculés du Mexique sans verser dans le larmoyant relève du tour de force. Mais cette absence de complaisance dans le malheur semble être le fil rouge de cette programmation de documentaires mexicains, qui révèlent, chacun à leur manière, la force de ce peuple. Peut-être justement parce que ce que notre regard d’occidentaux nantis considère comme le malheur est pour eux, non une fatalité, mais une situation banale de la vie avec laquelle il faut s’accommoder, et dont il faut tirer le meilleur.
Ces enfants travailleurs sont les héritiers d’un savoir-faire manuel décliné ici dans toutes ses spécificités. Il y a ceux qui ramassent le bois, ceux qui nourrissent les poules, ceux qui fabriquent des briques, ceux qui cueillent les haricots. Les tâches ne sont pas énumérées, mais montrées plusieurs fois, tour à tour et puis à nouveau, dans le désordre, dans la répétition d’un quotidien. Ce va-et-vient semble aussi une manière de mettre à égalité chaque activité : pas une qui soit plus nécessaire que l’autre dans ce rigoureux partage des fonctions. Et toutes semblent convoquer les mêmes gestes, le dos qui se lève et qui se rabaisse, les mains qui nouent des cordes ou des lianes, autour des fagots de bois ou autour du ventre d’un âne. Le travail est unifié dans une grande cohérence qui rythme la vie du village. Les mains sont au coeur de toute action, avec notamment cette très belle séquence qui alterne gros plans sur de vieilles mains ridées pétrissant la pâte, et fillette en pied effectuant le même geste. Par ce raccord suggestif, les deux générations sont unies dans le travail, et par la transmission de techniques artisanales garantes de la pérennité de la communauté.
Le travail est si prégnant dans le quotidien que les jeux mêmes des enfants ne se départissent pas des gestes convoqués dans les champs. Les mêmes outils sont utilisés, et l’on sculpte des bouts de bois avec la machette qui a servi à faucher le maïs, avec une adresse qui témoigne d’une longue habitude. Une jeune fille qui tourne la roue du métier à tisser semble enclencher la musique d’un manège. Le village tel que le filme Eugène Polgovsky est pareil à un royaume d’enfants, où les adultes sont complètement absents. Ou plutôt, ces enfants semblent déjà assez adultes pour assumer toutes les responsabilités du travail, et seule leur taille permet de leur donner un âge. Peut-être est-ce le sens de cette caméra souvent posée très bas, à hauteur des genoux des petits, comme pour suggérer un enfant plus petit encore qui les suivrait dans leur route quotidienne, à l’instar de ces bébés que gardent les plus jeunes à l’ombre des camions dans les champs de maïs. Ainsi, les enfants eux-mêmes servent de guide aux plus petits qu’eux, dans un schéma incessant de transmission. Le spectateur devient lui-même héritier de ce savoir-faire dont il est témoin, et peut alors rendre hommage comme il se doit au courage de ses « aînés ».
Viviane Saglier
Le fantasme d’une réincarnation
Au centre d’un cadre immaculé de tons blancs, un homme court dans la neige qui recouvre Central Park, tombe soudainement et succombe d’une crise cardiaque dans l’ombre d’un tunnel. En parfaite adéquation avec les plans de Jonathan Glazer, la musique d’Alexandre Desplat, envoûtante et intense, nous transporte dans un monde qui s’annonce teinté de mystère et d’irréel. Accompagnant l’homme dans sa course, le son des vents, des triangles et du carillon contrebalancé par le ton grave des cordes sont comme l’évocation d’un charme qui semble s’opérer, d’autant que la mort de l’homme est suivie instantanément de la naissance d’un bébé : ainsi doit-on y voir la réincarnation de l’un dans l’autre. Dès le commencement, Glazer nous plonge dans une atmosphère presque mystique, à la lisière du fantastique. Dix ans après cette tragédie, Anna, désormais veuve, est sur le point de se remarier, et c’est alors que tout bascule. Un enfant de dix ans s’introduit dans sa vie, affirmant être le défunt mari.
L’émotion et l’ambiguïté de l’histoire passent beaucoup par un des fils conducteurs, la musique, qui souvent s’impose avec tant de puissance qu’elle en couvre les sons et les voix, pour transformer parfois la scène en une sorte d’introspection des personnages : face au visage immobile et triste d’Anna, l’intensité musicale révèle un grand chamboulement intérieur à peine perceptible. Ce contraste exprime avec justesse le ressenti d’une femme dont la difficulté à faire son deuil l’amène à se laisser prendre dans ce manège irrationnel. Car dans Birth, entre fantastique et névrose, la ligne est ténue.
Il est difficile dès lors de faire la part des choses entre ce qui est vrai et ce qui est mensonge. Glazer pose ainsi la question du deuil, de la difficulté de passer à autre chose et l’enfant matérialise subtilement la difficulté d’Anna de tourner la page alors qu’elle est sur le point de se remarier avec un autre homme. Anna, emportée par sa détresse, se laisse rapidement entraîner dans l’illusion que Sean est présent à travers l’enfant, alors qu’autour d’elle, personne ne veut y croire véritablement. L’intrusion de ce personnage dans la vie d’Anna en coïncidence avec l’arrivée de son remariage met davantage en évidence la métaphore du deuil impossible. En mettant en scène le doute entre le réel et l’irréel, Birth est l’occasion de s’interroger sur la manière dont on fait face à la perte.
Coralie Pasero