Sur les traces du paradis perdu

Laurence Reymond

En à peine quelques films, Sergey Dvortsevoy s’est imposé comme un cinéaste majeur, encore peu connu du grand public, mais dont tous les films ont fait le bonheur des festivaliers du monde entier. Ses quatre lumineux documentaires et une fiction nous convient sur des chemins de traverse aussi bouleversants qu’incongrus, à la rencontre d’individus hors normes.  Où l’on croise au passage des chats tyranniques, des chèvres romantiques ou encore des aigles d’intérieur.

D’origine kazakhe, Sergey Dvortsevoy s’intéresse dès son premier court métrage, Paradis, aux paysages désertiques et majestueux des steppes et aux nomades qui les traversent. Passionné par les figures solitaires et isolées, il dresse à travers ses films un ensemble de portraits fascinants, autant pour leurs sujets que pour le regard qu’il porte sur eux. Le vieux Russe aveugle qui vit seul avec son chat, la famille de forains kazakhs, le jeune berger de Tulpan… Chacun à sa manière, les personnages filmés par Dvortsevoy sont confrontés à des conditions de vie extrêmes. Pour en rendre  compte avec empathie, mais sans verser dans le pathétique, le cinéaste choisit l’immersion, et passe des semaines en leur compagnie, avec une équipe réduite. D’égal à égal. La caméra à hauteur d’homme. Avec Dans le noir, il peut se retrouver dans le champ, pour aider le vieil homme aveugle à ramasser du papier. Parfois, on entend sa voix. Présent et en retrait à la fois, Dvortsevoy se pose ouvertement la question de la place du cinéaste, et, en écho, de celle du spectateur. Comme il refuse d’être un voyeur, il devient partie prenante de la scène s’il le faut. Lors du plan  séquence qui ouvre Le Jour du pain, où quelques vieux Russes poussent pendant de longues minutes un wagon (en réalité pendant des heures), le cinéaste avoue avoir dû lutter pour  continuer à filmer, alors qu’il n’avait qu’une envie : lâcher sa caméra et aider à pousser. Même si ces rares cas d’intrusion du cinéaste dans le cadre ne se sont pas renouvelés, on ressent à chaque plan un véritable élan humaniste, porté par une solide éthique du regard.

Accepté dans le quotidien de ses « personnages » puis quasiment oublié d’eux, Dvortsevoy filme donc de longues heures, qui livreront, plus tard, au montage, des trésors. Une sorte de  magie semble opérer à chaque fois. Cettemagie ne peut advenir que de ce qui échappe au cinéaste, ce qu’il ne saurait maîtriser. À savoir: les animaux. Dans le noir en est le plus bel  exemple. Un vieux Russe aveugle vit avec son chat. Il fabrique des filets à provisions pour les offrir ensuite aux passants. Totalement excité par les bobines de fil que manipule  maladroitement le vieil homme, le chat lui rend la vie impossible, et semble presque s’amuser à accumuler tous les sales coups possibles, envoyant quelques regards caméra des plus  équivoques. Soudain, le documentaire se transforme sous nos yeux en une fable où le chat blanc comme neige (évidemment!)  devient un diablotin tyrannique pour l’homme qui vit dans le noir. Tout en faisant partager la détresse de cet homme, Dvortsevoy ne peut empêcher la fantaisie pure d’envahir le cadre, et le burlesque de prendre possession, même brièvement, du récit. Soudain, nous voilà propulsés dans une fable de La Fontaine réinventée – la morale en moins.

Ce qui impressionne le plus, c’est la permanence de cette étrange et délirante incursion de l’animal, sa prise de possession du film. Dans Le Jour du pain, c’est une chèvre qui vient se balader dans l’unique magasin du petit village russe perdu au fin fond de nulle  part. On la retrouve ensuite en train de se tortiller devant une petite fenêtre, jusqu’à ce qu’un bouc en sorte la tête, et qu’ils se donnent de vigoureux coups de langues. Roméo et  Juliette perdus au milieu d’un  village de vieillards qui ne cessent de se disputer entre eux. Dans Highway, c’est un aigle blessé et ne pouvant plus voler que les enfants de la famille  foraine vont capturer. Devenu un animal quasi-domestique (il mange dans la gamelle avec les chiens), c’est lui qui veillera la nuit alors que toute la famille dort. Sans jamais jouer la  carte d’un anthropomorphisme idiot  qui ferait des animaux des Hommes comme les autres, Dvortsevoy invente un territoire cinématographique où les images multiplient leurs niveaux de lecture, où le réel se charge soudain de bien d’autres possibles que le simple « ici et maintenant ». Dans ses films, le symbole et la métaphore s’invitent sans prévenir, et investissent le présent d’une intensité nouvelle, d’une folle énergie. Hommes et animaux y sont les acteurs d’un théâtre qui dépasse même le cinéaste, et nous offrent des instants  inouïs de grâce.

La fantaisie animalière, qui est un peu en passe de devenir la marque de fabrique de Dvortsevoy, vient souligner la richesse de son regard sur le monde qui l’entoure. Un  regard ouvert au hasard, à l’inconnu, qui replace l’homme dans un contexte, le corps dans son décor. Il observe alors la tension entre les deux. De la nature ou bien de l’Homme, lequel  s’amuse le plus de l’autre ? Il se dégage de son oeuvre encore jeune le sentiment très fort qu’une harmonie est encore possible, ou mieux, qu’elle existe. Les petits miracles qu’il  collecte film après film ne sont que des indices d’un véritable paradis perdu – rappelant le titre plein de promesse de son tout premier film, Paradis. Et les nomades du bout du monde ne  ont peut-être  pas à plaindre autant qu’on le croit. Dans Tulpan, film de fiction, il met en scène des acteurs dans le rôle d’une famille de nomades kazakhs. Tour de force du film, l’acteur principal doit aider une brebis à mettre bas lors d’un long plan séquence. Dans cette scène miraculeuse, le documentaire et la fiction ne font plus qu’un, à travers ce geste  violent et si puissant de donner la vie. Dvortsevoy semble toucher là au coeur de son sujet. À l’origine même de son cinéma.

Parce qu’il est à la fois un poète et un philosophe, Sergey Dvortsevoy part à la recherche de l’harmonie au milieu du chaos. Et parce qu’il croit encore en l’Homme, il la trouve. En ces temps de cynisme généralisé, un aussi simple postulat devient soudain bouleversant. Il semble vouloir nous suggérer que même dans les situations les plus dures, si l’on observe bien, on pourra toujours trouver matière à s’émerveiller. Le cinéaste s’évertue, de film en film, à maintenir cette croyance sans faille et pleine d’espoir dans le réel. Et continue à parcourir le monde à la rencontre de toutes ces forces de la nature  qui nous réservent tant de surprises.