À ses débuts en Suède, Garbo est un jeune éléphant, une « bathing beauty » potelée que rien ne distingue du groupe. Remarquée par Mauritz Stiller, elle tourne en 1923 La Légende de Gösta Berling. Elle y est encore gauche mais le regard, admirable, se détache déjà de l’univers de glace. Pabst la montre en victime de la crise économique allemande dans sa réaliste Rue sans joie. Garbo, déjà amincie, y échappe au viol, ses seins juvéniles apparaissent dans la rixe. C’est l’image la plus directement érotique que les spectateurs auront jamais d’elle. Car il faut à cette déesse à venir l’écrin de son royaume : elle part pour Hollywood.
Rencontre de la créature avec le système. Ce dernier exalte un corps en l’affinant, le façonnant, le broyant. Il manufacture Garbo, transformant les dents en rivière de nacre, amaigrissant au pouce la silhouette, qui trouve sa forme parfois moquée : les épaules larges, les grands pieds sur lesquels on a ironisé, alors qu’ils s’harmonisent avec l’envergure générale du corps. Le visage est livré à son ample structure symétrique : la paupière immense, les pommettes comme deux plaines qui envahiront les gros plans. La qualité drue de la chevelure a toujours été superbe. Le visage de Garbo dès l’âge de vingt ans (1925) tend au masque, quitte le réalisme, l’événement, devient cette « idée » décrite par Roland Barthes (Mythologies, Le Seuil), image d’une beauté platonicienne, où ne s’inscrit aucune anecdote. Pensons à Sylvie de Nerval, où le visage daté de Sylvie qui, malgré sa jeunesse, apparaît « fatiguée » au narrateur, s’oppose au halo intemporel d’Adrienne lors des danses dans la clairière. Mais plus que le halo, l’immatériel, le nostalgique, le masque de Garbo exprime la surface, la coupe puissante du symbole. Garbo est ainsi son propre totem. (…)
La grammaire du jeu muet s’applique souvent au mélodrame. Garbo joue d’abord les aventurières, vampires d’un monde bourgeois (Le Torrent, La Tentatrice), mais son triomphe rapide modifie son emploi. Elle demeure une tentatrice et déploie un cynisme de courtisane, mais pour mieux se heurter, au gré d’une rencontre, au sentiment le plus haut. Elle nie l’amour et y est confrontée. S’ensuit un long calvaire moral.
Le mélodrame sélectionne deséléments vulgarisés, mondanisés du tragique, dont Garbo endosse parfois certains tics : yeux qui roulent, mains aux tempes ou fourrageant dans la chevelure. Elle n’évite pas le ridicule à la fin de The Kiss, en veuve sublime alourdie de voiles noirs, ou dans la conventionnelle emphase de Mata-Hari. (…) Garbo a su parfois exprimer l’érotisme de la femme du monde, l’agacerie électrique du marivaudage. Observons-la dans l’église de La Chair et le Diable se remaquillant les lèvres au bâton de rouge pendant l’office, et buvant avidement la coupe eucharistique. Souvenons-nous du ballet gracile où elle fuit le premier baiser de Lew Ayres dans The Kiss, et qui rappelle, sur le mode léger, les fuites sensuelles de La Rue sans joie. Longues étreintes du muet avec leur osmose de beaux regards liquides. (…)
À l’observer bouger, on a constamment l’impression d’un inconfort supérieur. Elle est trop grande pour les portes, domine d’une tête ceux qui la courtisent. Ses pieds, ses épaules, ses mains tentent constamment d’élargir le cadre. Elle évoque l’Albatros de Baudelaire : « ses ailes de géant l’empêchent de marcher ». Elle se meut dans les intérieurs et entre dans les décors comme si elle courait sur une falaise par jour de grand vent. Elle bat le vide. Son corps veut saisir des géants, et son regard évite les « nains ». Sa gestuelle rappelle l’eurythmie d’Isadora Duncan. Car la fausse gaucherie de Garbo s’achève en grâce.