Elia Kazan

Michel Ciment

L’originalité de la carrière d’Elia Kazan est sans doute unique dans l’histoire du spectacle en Amérique. En 1947, il remporte la plus haute récompense du théâtre de son pays, le Tony Award, pour sa création de All My Sons d’Arthur Miller, et parallèlement révèle au public new-yorkais Un tramway nommé Désir, le chef-d’oeuvre de Tennessee Williams. La même année, il triomphe aux oscars avec celui du meilleur film et du meilleur metteur en scène pour Le Mur invisible. Il est surnommé « le Génie des deux côtes », Hollywood et Broadway, à moins de quarante ans. À peine une décennie plus tard, alors qu’il s’éloigne progressivement de la scène, il entame une série de grands films, à commencer par Baby Doll et Un homme dans la foule, qui seront pour la plupart des échecs publics et critiques. Pourtant Kazan n’a cessé de déployer son activité créatrice et tel le phénix, de renaître de ses cendres. Il offre l’exemple frappant d’une oeuvre qui s’explique en grande partie par sa vie, elle-même étant inséparable de l’histoire du pays dans laquelle elle s’inscrit.

Ainsi ses origines jouent un rôle essentiel dans son devenir. Né Elia Kazanjoglou en 1909 à Constantinople (aujourd’hui Istanbul) en Turquie, il appartient à la minorité grecque persécutée. À l’âge de quatre ans, il part avec sa famille pour New York où son père prospèrera dans le commerce de tapis avant d’être ruiné par le Krach de 1929. Son fils, à la force du poignet, paie pour ses études et sort diplômé d’anglais en 1930 du très réputé Williams College. Il peut entrer ainsi à l’Ecole dramatique de l’Université de Yale, où il écrit et dirige des pièces pendant deux ans, le théâtre étant sa vocation première. Fort de cette formation, il rejoint en 1933 le Group Theatre fondé par Lee Strasberg et Harold Clurman peu de temps auparavant, et qui va devenir un laboratoire pour des pièces à contenu social, dont celles de l’auteur maison, Clifford Odets, que Kazan interprète par trois fois. C’est pendant cette période (1934-1936) qu’il entre au parti communiste avant de le quitter, rapidement choqué par ses méthodes internes de fonctionnement. En 1939, le pacte germano-soviétique achèvera de l’éloigner de ses anciens camarades. Comme ses contemporains Nicholas Ray (qui fut son assistant), Joseph Losey et Orson Welles, Kazan est un enfant de la Dépression avec de fortes convictions de gauche fondées sur l’échec et les injustices du système capitaliste.

Si le théâtre fut son activité principale pendant dix ans (1935-1945) où il mit en scène nombre de pièces, son goût pour le cinéma se manifeste dès sa jeunesse. Passionné de réalisme, il vibre dans les années 1930 en découvrant Eisenstein mais surtout Dovjenko, fut impressionné par l’école française de Renoir à Carné et Duvivier, et reçut plus tard le choc du néoréalisme italien. Auparavant il avait fait ses premières armes comme assistant sur le documentaire de Ralph Steiner, The People of the Cumberlands (1937). Sa notoriété sur scène lui valut des offres à Hollywood mais d’abord comme comédien (il avait amplement fait ses preuves au « Group »). Anatole Litvak lui donne des rôles conséquents dans City For Conquest (1940) et Blues in the Night (1941), deux films Warner à contenu social. Mais Kazan, quels que soient les éloges qu’il reçoit pour ses interprétations, sait que son physique lui interdit de devenir une vedette.

C’est en 1945 que la Fox lui propose de réaliser son premier film, Le Lys de Brooklyn. Kazan fait son apprentissage tout en accumulant les succès. Pourtant ces films – Le Maître de la prairie, Le Mur invisible, L’Héritage de la chair – le laissent insatisfait. Seul Boomerang trouve grâce à ses yeux car il s’évade du studio et tourne en décors naturels, ce à quoi il avait toujours aspiré, souhaitant tourner le dos à l’esthétique théâtrale. Deux films du début des années 1950 vont marquer un tournant. Panique dans la rue, film policier entièrement réalisé dans les rues et le port de la Nouvelle-Orléans, lui paraît pour la première fois un film totalement accompli d’un point de vue cinématographique. Peu après il met en scène pour l’écran Un tramway nommé Désir après l’avoir créé au théâtre. Cette réussite magistrale sera pourtant sa seule expérience de ce genre. Il a désormais trouvé sa voie. Après avoir servi les textes des autres, il va progressivement s’affirmer comme auteur à part entière et le plus souvent assurer la production de ses films pour préserver son indépendance, proche en cela des grands réalisateurs des années 1950 qui ont donné à Hollywood sa maturité (Mankiewicz, Wilder, Huston, Preminger, Hitchcock).

Se méfiant des scénaristes professionnels, experts en ficelles du métier, il s’adresse à des écrivains éloignés du cinéma – John Steinbeck, Tennessee Williams, William Inge, Paul Osborn, Budd Schulberg – qui lui apportent un regard neuf, et avec lesquels il collabore. De même, cassant les règles de la profession, il demande à des compositeurs qui n’ont jamais travaillé pour le cinéma de lui écrire des partitions : Alex North (Un tramway nommé Désir, Viva Zapata), Leonard Bernstein (Sur les quais), Leonard Rosenman (A l’est d’Eden), Kenyon Hopkins (Baby Doll, Le Fleuve sauvage), Tom Glazer (Un homme dans la foule), David Amram (La Fièvre dans le sang). L’expérimentation, la découverte, l’innovation seront désormais au coeur de la pratique de son art, lemoteur de sa création. Et ce, nul mieux que dans le travail sur les comédiens. Fondateur en 1947 de l’Actors Studio avec Cheryl Crawford et Robert Lewis, il va y expérimenter une méthode de jeu (« la Méthode »). inspirée des théories de Stanislavski et fondée sur la mémoire associative et les expériences personnelles du comédien, la définition d’une succession de tâches dans la construction d’un personnage, les stimulis sensoriels. Si Kazan fut souvent et est toujours controversé, tous s’accordent pour voir en lui – Marlon Brando le premier – le meilleur directeur d’acteurs que l’Amérique ait connu. Le studio où il forme tant de jeunes comédiens devient un vivier où il puise pour le casting de ses films. Il fit ainsi débuter à l’écran – ou quasiment – non seulement Marlon Brando, mais aussi Eva Marie Saint, Rod Steiger, James Dean, Julie Harris, Jo Van Fleet, Carroll Baker, EliWallach, Andy Griffith, Lee Remick, Warren Beatty et James Woods.

Tous lui gardèrent leur confiance et leur admiration même après l’événement crucial que fut, en 1952, sa déposition devant la Commission des activités anti-américaines (HUAC). Là, dans un acte symbolique et sous la pression de l’hystérie maccarthyste, il donne une dizaine de noms d’anciens camarades du parti (tous connus du FBI), et explique sa décision dans une page publicitaire du New York Times. Même s’il déclara souvent plus tard à quel point ce geste lui avait coûté, il refusera toujours de le regretter, affirmant avoir observé, de première main, la volonté du Parti Communiste de contrôler les organisations syndicales et professionnelles, et de servir l’Union soviétique en pleine guerre froide. Cet acte de délation ne cessera de réapparaître sous diverses formes dans son oeuvre (de Sur les quais aux Visiteurs) comme si Kazan n’avait jamais cessé de gratter les plaies et de rappeler au monde (à la différence d’autres témoins qui effacèrent toute trace de leur acte) l’image de traître qu’on lui avait assignée. Son oeuvre, paradoxalement – et si immoral que cela paraisse – y gagne en profondeur et en contradictions. Loin du politiquement correct de ses débuts, ses films devinrent corrosifs, dérangeants, complexes. Viva Zapata, réalisé peu avant sa déposition, est un plaidoyer pour la révolution permanente, une charge anti-stalinienne sur les dangers du pouvoir. Sur les quais dénonce la corruption dans les syndicats mafieux (et les contemporains le jugent admirativement à cette aune et non comme un plaidoyer « pro-domo » pour le mouchardage. Baby Doll, boycotté et mis à l’index par l’Église, est un drame gai, chargé d’un érotisme sulfureux pour son temps. Un homme dans la foule anticipe sur la politique spectacle de la manipulation des masses. La Fièvre dans le sang montre les ravages du puritanisme et la crise d’une société au bord de l’abîme.

Comme celle de John Ford qu’il admirait plus que tout, l’oeuvre de Kazan est liée aux vicissitudes de l’histoire des États-Unis du vingtième siècle. On y trouve évoqués aussi bien la spéculation et l’entrée du pays dans la première guerre mondiale (A l’est d’Eden) que le New Deal et les réformes de Roosevelt (Le Fleuve sauvage), le Krach de 1929 (La Fièvre dans le Sang), le Hollywood des années 1930 (Le Dernier Nabab), l’ère du consumérisme (L’Arrangement) et la guerre du Vietnam (Les Visiteurs). Mais pour Kazan, un récit n’est pas seulement comme pour Stendhal un miroir promené le long d’une route, mais il est aussi un miroir qu’il se tend à lui-même. Comme l’a bien montré Roger Tailleur, son trajet fut de passer du « il » (les films impersonnels de la première période) au « tu » (la confrontation avec des écrivains qui lui permet d’exprimer ses doutes et ses questionnements comme le rapport au père dans A l’est d’Eden ou le conflit entre l’ancien et le nouveau dans Le Fleuve sauvage), puis au « je » où il s’assume complètement. Et écrivant d’abord son premier roman America America sur le périple de son oncle venu des plateaux d’Anatolie jusqu’à Manhattan puis en la transformant en film, Kazan s’affirme comme auteur à part entière. My Name is Elia Kazan impose orgueilleusement l’ouverture de son récit épique. L’Arrangement, best-seller en librairie qu’il portera à l’écran, poursuit sa veine autobiographique. Obstiné malgré les échecs et les rebuffades des studios, le cinéaste poursuivra l’accomplissement de ses rêves tout en se consacrant de plus en plus à l’écriture de ses romans. Rien ne lui semblait impossible. Il tourne ainsi en Super 16 et dans sa maison de campagne pour cent mille dollars, et avec une équipe technique de quatre personnes ainsi que quelques comédiens débutants Les Visiteurs, que personne n’avait voulu financer. Restent une oeuvre dénonciatrice mais aussi lyrique, une leçon d’indépendance, un certain nombre de chefs-d’oeuvre et quelques-unes des plus belles histoires d’amour jamais filmées.