Les Goncourt du cinéma

Alexandre Astruc

Le « cas Prévert » pose à l’esprit une infinité de problèmes dont la solution reste sans doute des plus incertaines. Les journalistes, les historiographes en mal de sujet et les jeunes gens à grosses godasses, chemises de l’armée américaine et jupes bariolées qui s’organisent à l’heure de l’apéritif autour des guéridons du café de Flore en bandes serrées, ont fait aux Prévert une légende qui se murmure de bouche à bouche avec des gestes d’initiés. Ils les jettent, jaillis de cette fournaise surréaliste, par laquelle la moitié de Paris passa, derrière une caméra et sur les moleskines usées des cafés de Saint-Germain-des-Prés, avec sur les genoux le manuel du parfait anticonformiste et un recueil de chansons de mutinés. Une certaine aversion pour les ecclésiastiques, les militaires principalement à partir du grade de caporal, et les producteurs et un goût prononcé pour le vin blanc, sont les épingles avec lesquelles ils accrochent sur les murs des studios une imagerie primaire dont on peut discuter le degré de vérité. Je préfère voir chez les Prévert une passion secrète pour l’homme qui souffre, pour tout ce qui est humble et diminué, depuis les petits roquets qui courent sur les pavés mouillés, les déserteurs de l’armée coloniale, les clochards que les salutaires viennent réveiller dans les asiles à cinq heures du matin, les vagabonds, qu’on ne laisse pas dormir sur les bancs, jusqu’à ces filles au cœur grand comme des maisons que la police poursuit méthodiquement dans les rafles.

Combat, 4-5 août 1945