« Dans la fascination qui descend d’un gros plan et pèse sur mille visages noués dans le même saisissement, sur mille âmes aimantées par la même émotion ; […] dans des images que l’œil ne sait former ni si grandes, ni si précises, ni si durables, ni si fugaces, on découvre l’essence du mystère cinématographique, le secret de la machine à hypnose : une nouvelle connaissance, un nouvel amour, une nouvelle possession du monde par les yeux. » Jean Epstein
Il y a deux hypnoses au cinéma. Celle qui est montrée, pour attester de façon explicite le lien entre les deux dispositifs de l’hypnose et du cinéma. Et celle qui est suggérée, induite dans le spectateur par le film même, et dont la première est un signe avéré.
On doit à deux psychanalystes américains, Lawrence R. Kubie et Sidney Margolin, une distinction susceptible, sinon d’expliquer, au moins d’éclairer un peu ce phénomène obscur qu’a toujours été et que demeure l’hypnose. Ils ont dégagé dans la relation hypnotique deux temps : le processus d’induction qui porte, par la fixation et la répétition, visuelles et verbales, le sujet vers un certain sommeil ; et l’état hypnotique proprement dit, dans lequel le sujet plus ou moins endormi retrouve un rapport de réalité, limité mais indiscutable, tant avec l’hypnotiseur qu’avec son environnement. Ils ont aussi montré que cet état énigmatique pouvait être induit en soumettant le sujet à l’influence de diverses machines, susceptibles de modifier son équilibre moteur et sensoriel. Si bien qu’on est conduit à comprendre l’état de cinéma comme un analogue de la situation d’hypnose, sitôt qu’on met en parallèle son dispositif avec l’hypnotiseur ou tout autre machine équivalente, et qu’on comprend la situation de cinéma comme une superposition des deux temps de l’hypnose : car le spectateur de cinéma, toujours porté vers un certain sommeil, ne s’endort cependant jamais ; et il est soumis d’emblée aussi bien que continuellement à ces suggestions singulières formées par les images et les sons du film. On sait aussi que si les sujets susceptibles d’être affectés par l’hypnose profonde sont limités en nombre, chacun peut l’être par une hypnose légère dont l’état de cinéma est ainsi une modalité parmi d’autres.
Dans le cinéma comme dans l’hypnose, c’est ainsi une influence issue de l’extérieur qui se montre, une emprise visible qui s’exerce. Aussi l’analogie entre l’hypnose et le cinéma s’avère-t-elle plus fondée que celle, plus souvent formulée encore, entre le cinéma et le rêve. Elle suppose aussi une perspective plus large. Car, d’un côté, l’hypnose peut tout simplement inclure le rêve qui devient une de ses composantes. De l’autre, surtout, s’ouvre ainsi une dimension historique : l’hypnose apparaît, à la fin du xviiie siècle, sous le nom de magnétisme animal, quand la fantasmagorie de Robertson préfigure pour la première fois de façon assez nette la machine future du cinéma. L’invention de machines à produire des images se développe ainsi tout au long du xviiie siècle jusqu’à l’invention du cinéma, et au-delà de lui ; de même que l’hypnose ne cesse parallèlement de s’étendre, jusqu’à se trouver métamorphosée dans la psychanalyse qui n’aura pourtant jamais raison d’elle. C’est la question que pose à Freud « l’énigme de l’hypnose », dans Psychologie des foules et analyse du moi. On lui doit l’hypothèse de l’hypnotiseur venant occuper la fonction métapsychologique de l’idéal du moi ; on peut la transposer à la situation de cinéma où l’ensemble du dispositif technologique tient lieu d’idéal. Mais cela n’épuise pas le plus profond de l’énigme, le mystère proprement corporel qui s’y love. C’est la raison du retour, pratique et théorique, de l’hypnose, d’abord aux États-Unis puis en Europe, dans la seconde moitié du xxe siècle, et son rôle, depuis, dans les recherches sur le développement de l’enfant et la neuro-biologie du cerveau. Recherches permettant aussi de doter d’un nouvel entendement les émotions de cinéma, qui sont la condition de son hypnose propre.
L’hypnose qui se montre dans les films possède ainsi d’emblée une vertu de principe : témoigner pour l’effet de tout film sur son spectateur. Mais celle qui paraît dans les films des premiers temps et tout au long des années du cinéma dit muet a une vertu propre, attachée au plus ou moins d’innocence et de force de conviction avec lesquelles elle s’affirme, par des moyens surtout d’image et au gré d’associations aussi fortes que libres. Ainsi dans le film d’animation conçu avec des papiers découpés par Emile Cohl, Mabuse, le Joueur et Le Démon du crime, le cinéma entre dans une modernité narrative qui coïncide étrangement avec la figure du « Grand Inconnu », l’hypnotiseur criminel dont le regard concentre aussi bien les pouvoirs de la mise en scène qu’il pourrait préfigurer les desseins encore obscurs du nazisme. La force du film de Lang tient aussi au fait que s’y réalise sur un mode systématique et concentré la captation explicite du spectateur à travers un réseau de figures où s’inscrit continuellement la puissance du regard de Mabuse. Figures du rectangle-carré, du faisceau-triangle et du cercle : soit de l’écran, du projecteur et de l’œil-caméra. Elles innervent ainsi les plans tout en servant leur réalité matérielle de décor comme leur fonction narrative. Elles font voyager le regard, de sorte à maintenir le spectateur dans l’état mélangé qui conjoint, sous une forme adoucie, au cinéma, les deux temps de l’hypnose, le processus d’induction et l’état hypnotique.
(Je remercie, pour leurs suggestions de titres, Bernard Eisenschitz et Ruth Bae Gordon).
Tous les films muets sont accompagnés au piano par Jacques Cambra