Samedi 27 juin

Les Vacances de M. Hulot se passent aussi au Festival…

Depuis l’arrivée du printemps, Jacques Tati sillonne la France ; une exposition lui est consacrée à la Cinémathèque Française à Paris, Les Vacances de M. Hulot, en version restaurée, ressort dans les salles le 1er juillet, et il est, ce soir, projeté au Festival. L’Éphémère a rencontré Jérôme Deschamps et Macha Makeieff, superviseurs de cette restauration, pour nous éclairer sur cette oeuvre.


Qu’est-ce qui vous a amené à restaurer les films de Jacques Tati ?

Jérôme Deschamps : À l’origine, les films étaient en mauvais état. Mais aussi à la suite du tournage de Playtime, Jacques Tati avait rencontré de telles difficultés financières que ses films ont été mis à l’écart durant une dizaine d’année. C’est la rencontre avec des investisseurs qui lui a permis de récupérer ses oeuvres et de poursuivre son travail de cinéaste. Ensemble, ils ont créé la société Panoramic Films. Plus tard, ce qui a été problématique, c’est lorsque les descendants de ces partenaires ont souhaité vendre les films à l’étranger, Jacques Tati ayant dû céder, à l’époque, la majorité de ses droits sur ses propres films. Cela signifiait que les œuvres ne seraient plus exploitées et que le travail de Tati serait amené à disparaître. À l’initiative de Sophie Tati, nous avons sollicité l’aide du Ministère de la Culture de l’époque. Cette vente ne s’est finalement pas faite, et nous avons racheté le reste des originaux des copies.

Macha Makeieff : Nous avons donc fondé Les Films de mon oncle. Il a fallu tout revoir juridiquement, ce qui a été long et compliqué, mais avec un entêtement magnifique et le désir de sauver cette oeuvre, nous y sommes parvenus. Nous nous sentions la mission non seulement de restaurer les films, mais plus essentiel encore était de diffuser et de faire connaître ce cinéma afin d’impulser un mouvement autour de Tati, c’est-à dire quelque chose de l’ordre de la transmission – qui lui était très cher – et que les choses naissent en rapport avec lui et autour de lui.

Comment s’est déroulée l’étape de la restauration ? N’a t-elle pas été trop difficile ?

M. M. : Jacques Tati était quelqu’un de tellement précis ! Il avait l’art de la précision sur chaque chose. En remontant à la source de ses travaux, grâce aux archives et aux cahiers de scripts, en les préservant et en les nourrissant, cela nous a permis d’être au plus proche de ses désirs.

J. D. : Il fallait une conduite rigoureuse dans cette démarche – ci. Nous avons fait beaucoup de recherches pour trouver ce qu’il aurait souhaité. La restauration était plus compliquée pour Playtime que pour Les Vacances de M. Hulot, car il en existe huit versions. Nous avons retrouvé la dernière à la Cinémathèque de Lausanne en Suisse. Tati pouvait être « terrible », il allait parfois dans les salles avec une paire de ciseaux… La restauration a été autant un travail technique qu’artistique, allant du nettoyage de la pellicule, aux questions de son – une étape fastidieuse car Tati jouait beaucoup avec les différentes profondeurs de champs sonores – avec comme impératif de retrouver l’esprit du cinéaste, son vocabulaire et sa grammaire.

Comment expliquez-vous la constante modernité des films de Tati ?

M. M. : L’écriture de Tati est une vraie écriture cinématographique qui est encore aujourd’hui lisible et perceptible car à la fois, minimaliste, synthétique et stylisée. Mais aussi, les films de Jacques Tati demandent aux spectateurs une part d’imagination, vecteur d’une vraie interaction ; le spectateur ne se sent pas passif face à un produit. Le cinéma de Tati est donc contigu au travail théâtral ; il est si proche de ce que l’on demande au public de théâtre, de music – hall, à savoir aller vers l’artiste, tendre l’oreille, être extrêmement attentif. Ainsi, je pense que ce jeu-là, absolument fondamental, qui est archaïque comme le monde, Tati le régénère sans cesse dans son cinéma. De plus, son écriture est universelle ; on peut aimer Tati à l’âge de cinq ans comme être un cinéphile averti. Chacun peut y trouver son langage et des subtilités incroyables.

J. D. : Il y a aussi un thème qui traverse toute l’œuvre de Tati : la difficulté de l’homme à s’inscrire dans un monde qui change. C’est un problème éternel, chacun y est confronté ; le moment où il faut quitter l’enfance, l’univers du travail, les histoires d’amour, et tout cela est compliqué. La singularité de Jacques Tati est d’être toujours en déséquilibre dans ces moments-là de « vertige », c’est cela qu’il met en scène et nous raconte à l’écran.

Propos recueillis par Elise Pernet

Tournage maudit ressuscité…
A propos de L’Enfer d’Henri-George Clouzot de Serge Bromberg (2009)

À la naissance du projet, L’Enfer devait raconter la vie d’un couple, incarné par Romy Schneider et Serge Reggiani, déchirée par la jalousie et la paranoïa maladive d’un homme très épris de sa femme. Rapidement, le titre du film, a propagé son aura maléfique plus loin, beaucoup plus loin… jusqu’à l’enfer en dehors des bornes de la fiction. Le cinéaste Serge Bromberg raconte l’histoire de ce tournage qui n’a jamais abouti; les images, splendides en mode « pop art », sont restées dans leurs boîtes…

Tout commence par un scénario, trois cent pages… autant dire, un roman. L’ambition du cinéaste transparaît à l’origine du projet, Henri-Georges Clouzot avait déjà du mal à placer un point final. Du scénario aux préparatifs du tournage, le travail de titan se poursuit : chaque plan est soigneusement pensé, dessiné, décortiqué, chaque objet minutieusement détaillé et les acteurs consciencieusement dirigés… tout tend vers une précision « diabolique ». À cela, s’ajoute d’autres souhaits de la part du cinéaste : s’affranchir, selon les mots de Serge Bromberg, «des règles de la grammaire cinématographique et des cadres habituels de la création… ». Les nombreux essais, qui précèdent le tournage, deviennent le plus souvent, le terrain idéal d’expérimentation : beaucoup de recherches visuels, sonores ou, encore, nombre des tests avec les acteurs. On y voit à l’écran une Romy simplement magnifique comme un pantin manipulé par son créateur.

Mais, jour après jour, l’absence de limites dans la création – le cinéaste avait tout pouvoir sur le plan artistique comme économique – l’aurait il fait se perdre ? Car le projet de l’Enfer est vite gagné démesurément par l’ampleur et l’ambition. Henri-Georges Clouzot entre dans l’obsession, tout est remis en question; les scènes tournées sont refaites, réenvisagées, retournées… dans tous les sens. Et le film n’avance pas. Serge Bromberg compare Henri-Georges Clouzot à Icare, comme lui, il s’est brûlé les ailes, « on ne s’approche pas de la création absolue sans risque de se perdre ». Ainsi, ce film trop grand pour un seul homme l’amène à s’égarer ; son équipe technique et artistique ne comprend plus vers quoi le projet s’achemine. La perte du sens de cette aventure, l’épuisement, et même la maladie, mettra un terme à ce film attendu comme un « événement cinématographique » à sa sortie … c’est ce que l’on souhaite à cet Enfer magnifiquement « restitué » par Serge Bromberg.

Elise Pernet

Autour de Divorce à l’Italienne de Pietro Germi

Peu connue du grand public, cette oeuvre de Pietro Germi, recompensée d’un Oscar pour le scénario et d’un prix pour la meilleure comédie à Cannes en 1961, sort le 8 juin prochain en France en copies restaurées. Marié depuis douze ans avec Rosalia (Daniela Rocca), le baron sicilien Féfé Cefalù (Marcello Mastroianni) nourrit une passion secrète pour sa jeune cousine Angela (Stefania Sandrelli). Ne pouvant quitter son épouse pour se remarier avec la femme qu’il aime puisque le divorce était encore interdit à l’époque et le milieu de la province sicilienne extrêmement conservateur, Féfé pousse Rosalia à le tromper avec le peintre – restaurateur Carmelo Patané (Leopoldo Trieste). C’est pour Féfé la seule façon de pouvoir se débarrasser de sa femme et d’épouser Angela. Une fois la femme infidèle disparue et avec l’approbation de la communauté, Féfé peut enfin couronner son rêve : se marier avec Angela.

C’est la voix off de Féfé Cefalù qui raconte l’histoire. Le film s’ouvre sur les images de Don Féfé qui, dans le train, s’apprête à rentrer dans sa ville natale après avoir purgé une courte peine pour l’homicide de Rosalia. La ville d’Agramonte, ses habitants, ses rues désertes et ensoleillées et ses églises baroques tiennent lieu de scénographie à l’histoire du machiavélique Don Féfé et de son plan diabolique. Les fantasmes de Don Féfé imaginant la mort de sa femme dans des conditions plus improbables les unes que les autres et les dernières scènes du film sont inoubliables. Le personnage de Féfé Cefalù passe à la légende, poussé aux limites de la caricature. Mastroianni nous livre ici une grandiose interprétation. Le scénario impeccable, la photographie de Leonida Barboni et Carlo Di Palma et le noir – et – blanc très contrasté, sont magnifiques.

Comédie aux accents grotesques, Divorce à l’italienne est avant tout un violent pamphlet contre l’absurdité et la barbarie de l’article 587 du Code Penal italien, qui légitimait le delitto d’onore, délit d’honneur. Pietro Germi choisit ici le registre du comique pour dénoncer l’absurdité de la loi et la coutume du delitto d’onore, qui était à l’époque monnaie courante dans la très catholique Sicile. Portrait caricatural du moralisme et du conservatisme de la province sicilienne, ce film a été à l’époque accueilli avec enthousiasme à l’étranger. Il a contribué de manière non négligeable à fixer et à exporter hors des frontières nationales, le cliché d’une Sicile bigote et hypocrite.

Noémi Didu

Cinéma et magnétisme

Toujours soucieux d’apporter un regard neuf sur le cinéma, loin des considérations usées d’une large part de la critique actuelle, Raymond Bellour fait figure de singulier promoteur d’idées. Sa dernière trouvaille – précieuse, s’il en est – est centrée sur la notion d’hypnose. Selon lui, cinéma et hypnose tracent une perspective commune. Et ceci pour deux raisons. D’une part, l’expérience cinématographique est un processus d’induction, c’est-à-dire un flux d’images qui plonge le spectateur dans un certain état de sommeil. D’autre part, elle permet au spectateur, prisonnier de l’état d’hypnose, de retrouver un rapport de réalité avec son environnement. « On comprend la situation du cinéma comme une superposition des deux temps de l’hypnose : car le spectateur de cinéma, toujours porté vers un certain sommeil, ne s’endort jamais », précise le théoricien. Raymond Bellour essaie donc de comprendre le cinéma différemment, à partir du prisme de l’hypnose, afin de mettre à mal les évidences que l’on scelle habituellement au cinéma.

Pour nous initier à cette nouvelle analogie, Raymond Bellour a concocté pour le Festival une sélection de films des années 1910-1920 dont la célébrité est dissymétrique, associant – pour ne citer que les plus fameux – l’américain Archie Mayo, les allemands Robert Wiene et Fritz Lang, et les français Etienne Arnaud, Michel Tourneur et Louis Feuillade. Cette sélection, apparemment hétérogène, résulte d’une fouille archéologique dans la tradition la plus avant-gardiste. Elle se compose d’un film d’animation, Rien n’est impossible à l’homme d’Emile Cohl, et de nombreuses fictions ayant pour point commun de figurer l’inquiétante étrangeté de l’homme et de l’image, selon l’expression de Youssef Ishagpour (Le Cinéma, Éd. Farrago, 2006). Ces films révèlent, que dès ses débuts, le cinéma a été considéré comme un outil privilégié pour métaphoriser les phénomènes étranges de la conscience humaine, du somnambulisme comme dans Le Hussard somnambule d’auteur anonyme, à la perte de mémoire, Le Mystère des roches de Kador de Léonce Perret. Aussi le cinéma peut-il représenter des hypnotiseurs au travail mais surtout, par le truchement du montage et l’utilisation singulière du gros plan, incarner l’hypnose. La posture cinématographique de Fritz Lang (Le Testament du docteur Mabuse, 1932) irait dans ce sens. En effet, elle ose user d’effets visuels et sonores pour immerger le spectateur dans un univers d’angoisse et de fabulation. La caméra ne représente plus l’étrangeté mais incarne une conscience agissante, à la fois douée de maîtrise sur le monde et victime des chocs littéralement « imaginaires ». Dans les années 1920, un journaliste allemand écrivait à propos du Docteur Mabuse, le joueur : « De fabuleux effets de lumière, qui se succèdent sous nos yeux avec la vitesse de l’éclair, au moment même où une action ramassée retient une partie de notre attention, donnent à l’image un impact presque invraisemblable et fantastique ».

Le phénomène décrit ici la métamorphose de la « réalité » à l’« image », redéfinissant la frontière entre objectivité et subjectivité. Le montage devient une « psychanalyse » du regard et de la réalité, la « vision » de la réalité comme« désir », « surréalité » et « réalité de l’image » selon les termes de Youssef Ishagpour. Le cinéma serait-il donc hypnotique ? Il serait malvenu de le réfuter tant les films choisis par Raymond Bellour exercent une fascination tant par leurs intrigues fantasmatiques – l’homme devenu monstre ou rat de laboratoire – que par les effets qu’ils déploient. Si certains films sont hypnotiques, c’est parce qu’ils créent une tension sensible – une « peur » et une « terreur » selon le chef opérateur de Fritz Lang – qui donne à toute image sa dimension suspensive, haletante et magnétique.

Mathieu Lericq