Stroheim

Freddy Buache

L’admirateur de Stroheim, l’un des très exceptionnels génies de l’histoire du 7e art avec Chaplin, Antonioni, Bergman, Vigo bien sûr, et quelques autres laissés aux chocs de la découverte individuelle, devrait disposer des moyens de la psychanalyse, une science née dans sa ville natale; car un tel admirateur approcherait ainsi les multiples interactions qui lient, chez ce metteur en scène-acteur, sa destinée avec son ?uvre, d’abord avec ses propres films accouchés dans les tourments de son existence portée, par les autres, à la déchéance et pourtant continuellement renaissante. Les vérités et les mensonges ont stimulé sa création pour la jeter aux producteurs effarés, de commissions de censure épouvantées, deux forces oppressives réunies pour la détruire sans empêcher que de ces ruines, plus tard, surgisse un enthousiasme absolu.

Le double mouvement qui s’ingénie, par son esthétique majeure à la base de cet assemblage simultané de la description réaliste exacte avec la poésie idéaliste, relève à la fois du romantisme et de la violence d’un homme solitaire acculé, contre le monde, à se bâtir lui-même. Il ressentait au fond de son âme, ce que dit Baudelaire dans Mon c?ur mis à nu : « Tout enfant, j’ai senti dans mon c?ur deux sentiments contradictoires : l’horreur de la vie et l’extase de la vie ».

Né le 22 septembre 1885, Viennois, juif, petit bourgeois convoitant vainement d’atteindre aux éclats d’une aristocratie d’Autriche-Hongrie étincelante regardée de loin, il choisit la disparition dès la fin de son adolescence et réapparaît à New York au mois de novembre 1919. Le hasard des petits métiers ne l’avait pas empêché d’écrire pour affirmer ses convictions, puis de conférer, grâce aux foules fascinées devant les écrans, un préfixe de noblesse à son nom pour jouer les rôles du « sale Boche » dans une vingtaine de réalisations cinématographiques aux États-Unis pendant la guerre de 1914-1918 : « L’homme que vous aimerez haïr » proclamait, provocante, la publicité. De la sorte, il s’est approché de Griffith, devient son assistant et son interprète pour Naissance d’une nation (1915), Intolérance (1916), et pour C?urs du monde (1918).

Un scénario, rédigé de sa plume entre diverses nouvelles adressées aux journaux, lui donne l’occasion de le soumettre à Carl Laemmle, directeur d’origine allemande, à la tête de la firme Universal, habile commerçant et sensible, surtout dans le cas particulier, au paysage évoqué par l’auteur : un village du Tyrol, souvenir de leur jeunesse européenne. L’histoire narrée se distingue peu des mélodrames de l’époque : l’officier (que Stroheim incarne) correspond, par son allure, à l’authenticité de l’armée classique, mais son comportement trahit déjà des obsessions personnelles (une vive présence de la sexualité derrière le goût du libertinage qui travestit des veuleries intimes, des infirmes remarqués parmi les habitants, des parfums, proches de la toilette impeccable du matin afin de mieux trahir un triomphalisme public), obsessions ensuite répétées et mises en évidence mieux que jamais avec Foolish Wives.

Dans Blind Husbands, le lieutenant von Steuben courtise l’épouse du docteur Armstrong, un couple d’Américains en vacances, mais cet officier ne cache d’aucune manière son envie de s’emparer aussi, à la sauvette, de la serveuse qu’il souhaite voir tomber dans son lit. Il a revêtu l’uniforme, ce vêtement qui dans Foolish Wives devient un véritable objet-fétiche, costume où se lit, superbe et malsain, l’ensemble de sa distinction fondée sur la pourriture intérieure que la coupe vestimentaire masque et que l’intrigue va démasquer : un Sur-Moi catapulté vers le sommet de la pseudo-hiérarchie militaire, dissimulant à la fois des sentiments amoureux purs et des pulsions de basse animalité.

A Monte-Carlo, devant l’Hôtel des Bains, rebâti grâce à des budgets colossaux par de fervents décorateurs copieurs habiles gâtés par les studios hollywoodiens, le faux Prince Karamzin, sanglé sous la vareuse de soie blanche avec, au bras gauche, le signe simulé du brassard d’un récent deuil, droit dans ses bottes, culotte bouffante, épaulette de son corps d’armée, porteur de deux croix de guerre mises en évidence, de l’épée du régiment et de la canne du viril dandy se montre devant un public ébloui. La suite indique sa lâcheté de mille manières, puis son ignominie avec la fille paralysée du vieux Ventucci qui le tuera comme un chien avant de jeter son cadavre aux ordures. L’ouvrage que Laemmle fit réaliser comme une superproduction fut massacré, mais ce qui reste porte la marque de son étrange énergie, des pires perversions aux beautés de l’envoûtement.

Cette création connut un triomphe public et valut au cinéaste d’entreprendre Merry go round qu’Irving Thalberg, nommé par Laemmle, fit terminer par un autre, ce qui n’empêcha pas le tournage, toujours avec Thalberg appelé par la Métro-Goldwyn-Mayer, hélas, de l’adaptation d’un roman : Greed, parce que la notoriété déclenchait l’ouverture de projets que les financiers se permettaient ensuite de transformer au moment du montage afin, souhaitaient-ils, d’améliorer le revenu de leurs investissements.

La suite, la force du plan-séquence en extérieurs, ou dans des chambres à quatre murs et plafond, gagnera le modernisme d’une écriture de type révolutionnaire comme les fleurs du pommier sous la lune quand Mitzi, dans The Wedding March, descend vers le verger après avoir enlevé vivement sa culotte qui pendait à sa fenêtre. La création de Stroheim, souvent contrainte, toujours défigurée, sera sauvée par son inspiration personnelle et finira sur les images de miroirs et de chandelles allumées réparties, dans Sunset Boulevard, au salon de Gloria Swanson par Billy Wilder quand, ancien metteur en scène réduit à n’être que le majordome de son ex-vedette, il mime, au bord de la folie de la comédienne, l’homme qui crie « Action » devant les caméras des actualités alors qu’elle descend l’escalier vers la fausse gloire et la mort.