Notoirement inspiré par Jean-Pierre Pagliano et Ilan N’guyen
Dans mon Jeu des Sept familles du dessin animé, le grand-père a les traits d’Emile Cohl, la moustache généreuse et les yeux pétillants de l’inventeur qui, le premier, a mis au jour les infinies possibilités du cinéma d’animation. Le père, c’est Paul Grimault. Sa silhouette d’ours débonnaire sortie de La Table tournante et marchant dans le froid de l’hiver, une bobine de film sous le bras, correspond bien à ce que dit de lui Jean-Pierre Pagliano: Paul Grimault était "le dernier représentant de la génération des grands maîtres et représentait en France la conscience du dessin animé". Bien avant Kirikou et la sorcière et Persépolis, il avait imaginé de porter dans le domaine du long métrage d’animation une ambition artistique autre que celle des studios de Walt Disney. Cette aventure, lancée à la fin des années 1940, devait prendre le tour d’une véri table odyssée: Grimault ne terminera son film qu’en 1979. Entre temps, l’industrie américaine du divertissement pour enfant, avait étendu son hégémonie et régnait sans partage.
L’oeuvre de Paul Grimault n’en a pas moins exercé une influence capitale sur l’art du dessin animé dans le monde. L’Abbaye de Fontevraud dévoile, cet été, dans une exposition inédite, l’impact qui a été le sien au Japon, singulièrement auprès d’Isao Takahata et d’Hayao Miyazaki. Par un inattendu retour des choses, le triomphe actuel des films du studio Ghibli invite à redécouvrir le créateur du Roi et l’Oiseau et autour de lui, ses "pairs", ses amis et ses "enfants", qui de John Halas à Jacques Colombat ont porté au plus haut degré d’exigence le film d’animation de long métrage. Pour certains d’entre eux, l’affirmation du cinéma d’animation en tant qu’art, passait par son émancipation du jeune public. Si leurs films continuent d’être montrés aux plus jeunes, c’est sans doute que, selon la proposition d’Isao Takahata, "un bon film pour adulte peut être vu par des enfants".
Paul Grimault naît en 1905. Attiré très tôt par le dessin, il fait ses débuts professionnels dans une agence de publicité avant de fonder, en 1936, avec André Sarrut, la société de production Les Gémeaux. Son chef-d’oeuvre, Le Petit Soldat (1947), naît de sa première collaboration avec son ami Jacques Prévert, rencontré au sein du Groupe Octobre. Cette même année, le studio décide de mettre en chantier un long métrage. "La seule référence en ce domaine, écrira Paul Grimault, était alors le premier grand dessin animé de Walt Disney Blanche-Neige et les Sept Nains qui datait de 1937. Toute la profession était restée bouche bée devant la perfection technique de ce film. Pour entrer en concurrence avec un morceau pareil, pour atteindre techniquement ce que l’on appelait la classe internationale, il y avait du chemin à parcourir" La réussite passe par un bon scénario: Andersen fournit aux deux auteurs la trame de leur futur film, qui affiche sa singularité narrative face aux canons disneyens et leurs "conventions déjà bien installées pour une forme de récit s’adressant à un public jeune et moins jeune, mais déjà conditionné". Paul Grimault s’attèle aussi à la constitution et à la formation d’une équipe. Les Gémeaux compteront en 1950 plus de cent collaborateurs, devenant ainsi l’équipe la plus importante d’Europe. Mais, suite à un profond désaccord entre André Sarrut et Paul Grimault, l’aventure périclite. Le film est terminé sans ses auteurs et sort en 1953 sous le titre La Bergère et Le Ramoneur, dans une version désavouée: "coupé, mal monté, défiguré, avec des scènes arrangées au goût du producteur mais avec suffisamment de beaux restes pour expliquer le prix à la Biennale de Venise en 1952".
Pendant ce temps, en Grande-Bretagne, John Halas et Joy Batchelor mènent avec Animal Farm, une aventure sensiblement parallèle. Le studio qu’ils ont fondé en 1940, se voit proposer l’adaptation cinématographique de la fable politique de George Orwell. Le film, mis en production en 1951, va nécessiter deux années de travail pour une équipe de soixante-dix collaborateurs. Fidèle dans sa tonalité générale au récit original, Animal Farm impose une atmosphère d’oppression et de cruauté jusqu’alors inédite dans le registre du dessin animé de long métrage. La palette de couleurs sombres s’accorde à la composition dramatique des personnages animaliers. La dimension politique du film est évidente. Ce qui frappe a posteriori, c’est la similitude de l’épilogue inventé par Halas et Batchelor avec la conclusion donnée vingt-cinq ans plus tard par Paul Grimault au Roi et l’Oiseau: l’effondrement d’une tyrannie laisse un monde en ruines où l’avenir est à construire. Paul Grimault et John Halas appartiennent à la même génération marquée par la montée des totalitarismes et la Seconde Guerre Mondiale. Au roi de Takicardie qui adopte le slogan cynique des camps de concentration "le travail c’est la liberté", répondent les oppresseurs porcins et leur credo aux accents staliniens: "tous les animaux sont égaux mais certains sont plus égaux que d’autres".
Politique, le dessin animé? En ces temps de guerre froide, il est le terrain d’enjeux idéologiques de premier plan. Avec le studio Soyouzmoultfilm, créé en 1936 pour concentrer, voir contrôler, les meilleurs artistes de l’animation, l’URSS entend contrer l’industrie disneyenne sur son propre terrain. Sa production connaît, dans les années 1950, un certain âge d’or. La Reine des neiges (1957) de Lev Atamanov, est l’une des plus belles réussites du studio, à la fois fidèle au conte d’Andersen dans ses mystères, et portée par une mise en scène inventive. Des personnages profonds, un sens du rythme inhérent au récit, une invention de l’espace par la caméra… le film exercera au Japon une influence collatérale à celle de l’oeuvre de Paul Grimault: le traitement de certains personnages, tel Grünwald dans Les Aventures d’Hols prince du soleil (1968) d’Isao Takahata, ou les pirates de l’air et leur maman dans Le Château dans le Ciel (1986) d’Hayao Miyazaki, en sont parmi les indices.
Le studio d’animation de Tôei où ces réalisateurs font leurs débuts, affichait au moment de sa fondation en 1956, l’ambition de devenir le "Disney de l’Orient" en se lançant d’emblée dans la production de longs métrages pour enfants adaptés des grands récits classiques. Rapidement, cette ambition est dépassée par les aspirations artistiques de quelques collaborateurs hors du commun. Citons les animateurs Yôichi Kotabe et Yasuo Ôtsuka, le réalisateur Isao Takahata et un jeune dessinateur: Hayao Miyazaki. Ensemble, et avec d’autres, les quatre hommes vont poser les bases d’une esthétique originale qui marquera profondément le dessin animé au Japon et dans le monde. Parmi les influences majeures du groupe, il y a celle, fondamentale, de La Bergère et le ramoneur, distribué en 1955 au Japon. Loin des standards dominants, le film de Prévert et Grimault apporte la preuve qu’une autre idée de l’animation est possible par laquelle s’exprime une sensibilité originale et une autre conception du mouvement. Ce qu’Isao Takahata retient du film, c’est sa poésie visuelle, ses innovations formelles mais aussi sa vision sociale et son ancrage dans une réalité culturelle définie. Miyazaki, quant à lui, y puise certains motifs et la construction "verticale" de ses récits où la chute et l’ascension sont les étapes décisives de la trajectoire des protagonistes. Hols sera l’occasion pour le groupe, sous la direction de Takahata, d’une mise en pratique de partis pris novateurs rapidement contrariée par les conflits avec la direction du studio. Takahata quitte Tôei, bientôt suivi par ses compagnons. Entre temps, ces derniers s’en seront donné à coeur joie en lâchant la bride à une exubérance comique virtuose dans la séquence finale du Chat Botté (1969), comme un hommage à Paul Grimault.
Créant en 1951 sa propre maison de production, Paul Grimault s’est installé dans un petit atelier du XIIIème arrondissement de Paris. Il y exerce diverses activités pour la publicité, l’illustration ainsi que la réalisation de courts métrages. En 1964, Pierre Prévert lui confie l’imagerie et les décors de son film de télévision Le Petit Claus et le Grand Claus. Le recours à l’image dessinée pour les scènes les plus violentes, permet aux frères Prévert de ne pas édulcorer le récit original et contribue à la réussite exceptionnelle de cet anti-conte de Noël: "Les contes de fées sont des histoires souvent atroces, explique Pierre Prévert. Regardez Blanche Neige… Et dans ce conte d’Andersen, c’est la même chose! On y voit une grand-mère morte qu’on trimbale en carriole assise et maintenue droite et qui est battue et secouée… Enfin, c’est affreux!" Le Petit Claus réunit une fois encore une partie de "la bande à Prévert": Maurice Baquet, Roger Blin, Elisabeth Wiener (fille du compositeur)… et parmi les figurants tanneurs, René Laloux et Jacques Colombat.
A ces derniers, comme à de nombreux jeunes talents, Paul Grimault a ouvert la porte de son studio. "Tous les jeunes dessinateurs-cinéastes, raconte René Laloux, avaient leur passage obligatoire chez Paul Grimault ; pour certains une heure, pour d’autres plusieurs années. C’était la première étape reconnue de tout garnement affamé de cinéma d’animation. Nous étions presque tous les enfants de Paul et de Prévert et l’aventure insensée de La Bergère et le ramoneur (…) était une partie importante de notre capital imaginaire." René Laloux et Roland Topor tournent chez Grimault leurs deux premiers films Les Temps morts (1960) et Les Escargots (1965). Avec La Planète sauvage (1973), Laloux est le premier à relever en France le défi du long métrage, avec une ambition qui s’affiche face à l’industrie américaine. La portée de ce film manifeste, qui triomphe à Cannes, fait espérer que l’animation s’est définitivement "émancipée" du ghetto des films pour enfants. Il n’en est rien. Le film ouvre certes une brèche dans les esprits, mais sa réussite reste isolée et le développement de l’animation française durablement bridé par des moyens rudimentaires. Le papier découpé, véritable "technique du pauvre" reste un moyen d’expression privilégié. Les réalisateurs qui se lancent dans l’aventure du long métrage, sont contraints de l’aborder sous l’angle de l’artisanat ou de la délocalisation.
Jean-François Laguionie choisit la première voie. Jeune homme, il a poussé presque par hasard la porte de l’atelier de Paul Grimault. "Il m’a prêté un coin de son studio, et j’ai pu réaliser mes courts métrages en toute liberté. Nous avons partagé près de dix ans de compagnonnage (…) Sur le moment, je n’avais pas l’impression que Paul Grimault m’enseignait quelque chose. Il avait pour principe de ne jamais intervenir. On travaillait en toute liberté, dans un certain état d’esprit, celui de la bande à Prévert. C’est seulement aujourd’hui que je découvre tout ce que je lui dois." Le premier court métrage de Laguionie, La Demoiselle et le violoncelliste, produit par Paul Grimault, reçoit le Grand prix du festival d’Annecy 1965. Huit courts métrages suivront, tous réalisés en solitaire. Pour Gwen, le livre de sable, Laguionie réunit, à partir de 1979, une petite équipe dans une ancienne filature des Cévennes. Le film, sorti en 1984, désoriente par son intrigue et ne tient qu’une semaine dans trois salles à Paris. Laguionie trouvera son public avec Le Château des singes (1998), plus proche des habitudes culturelles familliales.
La créativité des jeunes talents qui l’entoure a-t-elle sur Paul Grimault un effet d’émulation? Quoiqu’il en soit, celui-ci, qui a récupéré le négatif de La Bergère et le Ramoneur, réussit, entre 1977 et 1979, à remettre en production le film de sa vie, désormais intitulé Le Roi et l’Oiseau. La sortie du film, couronné par le prix Louis-Delluc, est triomphale. En 1986, Paul Grimault décide de réaliser, avec la collaboration de son ami Jacques Demy, un long métrage qui lui permettra de réunir ses principaux films courts et de relater, avec humour, son long périple dans l’univers du dessin animé: ce sera La Table tournante.
Et puis Jacques Colombat, En 1991, au moment de la sortie de Robinson et compagnie, Paul Grimault, qui a produit plusieurs de ses courts – Marcel ta mère t’appelle (1962) et La Tartelette (1968) – écrira à son propos: "Je m’intéresse à Jacques, il le sait bien et depuis longtemps. Je savais qu’un jour il nous ferait ce cadeau". Ce très beau film audacieux, selon les mots du maître, produit à Shanghaï et primé à Annecy, s’offre encore aujourd’hui comme l’un des chefs-d’oeuvre méconnus du dessin animé: libre et chaleureusement subversif. Le plus digne héritier de "l’esprit Grimault".
A la mémoire de Pierre Courtet-Cohl et de Gabriel Allignet, Maurice Baquet et René Laloux, compagnons d’un voyage d’Isao Takahata en Poitou-Charentes.