Josef von Sternberg

Pascal Mérigeau

Fort de ce que les films d’avant le parlant comportaient des intertitres, Josef von Sternberg se plaisait à affirmer que le cinéma muet n’avait jamais existé. C’est à croire que l’histoire s’est vengée de son goût de la provocation: la première partie de la carrière du cinéaste a les allures d’un champ de ruines sur lequel se dressent, comme autant de défis au temps, quatre édifices épargnés comme par miracle. Le paysage est de fait à l’image de la personnalité et du trajet de Sternberg, somme de compor tements emportés et de contradictions aveuglantes, suite d’embardées incontrôlées et de proclamations délirantes.

La perte de son premier film, comme celle de tant de ceux qui vinrent après, aurait répondu à la très particulière logique sternbergienne. Mais The Salvation Hunters, longtemps considéré comme perdu en effet, a fini par ressusciter, événement de nature à entretenir l’espoir quant à de possibles découvertes, la plus espérée de toutes étant en toute logique la plus improbable, qui porte sur un film que personne n’a jamais vu. Personne? Une dizaine de spectateurs, réunis pour une unique projection, un soir de novembre 1926, dans une salle de Beverly Hills. A Woman of the Sea est le seul film que Chaplin ait jamais produit sans en être ni le réalisateur ni l’acteur, avec la volonté semble-t-il de relancer la carrière déclinante d’Edna Purviance, vedette trois ans auparavant de son film A Woman of Paris (les deux titres paraissent se répondre en écho). Chaplin jugea-t-il que Eve Southern, l’autre star du film, éclipsait Edna Purviance? Son attente du grand drame humaniste, que Sternberg n’avait nulle intention de réaliser, fut-il déçu? Prit-il ombrage d’une réussite trop exceptionnelle pour que son ego n’en souffre pas? Aucune de ces raisons n’est la bonne, peut-être. Ou bien toutes le sont. A propos du film, nous ne disposons guère à ce jour que de l’opinion émise par John Grierson: « C’était quelque chose d’étrangement beau et vide ? peut-être ce que j’ai vu de plus beau ? sur des arabesques de filets, les mouvements de la mer et des cheveux dans le vent. »

« Quelque chose » qui, sans doute, produisait une impression proche de celle laissée par The Salvation Hunters, film venu de nulle part, tourné en trois semaines, presque exclusivement en extérieurs et dont on comprend qu’il ait alors fait forte impression tant sur Chaplin que sur Douglas Fairbanks et Mary Pickford. Considéré à la lumière des films de Sternberg à venir, ce premier essai ne force pas tant l’admiration par ses personnages et son récit (des laissés pour compte prennent en main leur propre destinée) que par le sens visuel proprement vertigineux dont Sternberg fait déjà preuve et que cristallisent plusieurs gros plans sublimes, qui isolent les êtres de leur décor et d’un même élan expriment les pensées des personnages.

Au lendemain de mésaventures diverses, c’est pour avoir tourné en deux jours la presque totalité (selon ses dires) d’un film sur lequel il avait été engagé en qualité d’assistant (Children of Divorce), qu’il se fit offrir par la Paramount de diriger Les Nuits de Chicago. Il boucla en cinq semaines ce film qui, sur un scénario de Ben Hecht, allait faire du gangster un personnage de cinéma. Particularité qui ne serait d’importance que pour les archivistes, si le film n’était, aujourd’hui encore, si impressionnant, par sa violence notamment, mais aussi par l’intelligence acérée de son montage et par les images éblouissantes signées Bert Glennon (mais on sait que chez Sternberg, le directeur de la photo était réduit quasiment au statut d’assistant).

Si le personnage de Feathers (Evelyn Brent) des Nuits de Chicago annonce déjà clairement Marlene, celui d’Emil Jannings dans Crépuscule de gloire est comme le précurseur de celui… de Jannings dans L’Ange Bleu. Description du petit monde des figurants hollywoodiens à travers la figure d’un Grand Duc et cousin du tsar réduit à jouer les Russes de cinéma, le film semble un écho donné par Sternberg à sa propre personnalité et à son parcours, entre actes d’arrogance et humiliations. D’une perfection stylistique saisissante, Crépuscule de gloire enthousiasma la critique et laissa les spectateurs indifférents.

Au titre français du dernier film muet de Sternberg qui soit parvenu jusqu’à nous (Les Damnés de l’océan) on préférera la simplicité du titre original: avec The Docks of New York, le cinéaste continue de dénuder les passions humaines, et le film, de même que L’Aurore de Murnau notamment, témoigne avec un éclat presque insensé de la perfection à laquelle était parvenu le muet à la veille de sa mort. Il fut présenté la même semaine que le film « chantant » The Singing Fool, avec Al Jolson, et pour cette raison passa inaperçu.