Takahata Isao : du dessin animé comme forme majeure du cinéma

Ilan Nguyen, Xavier Kawa-Topor

Le parcours de Takahata invite tout entier à la nuance. Figure à la stature intellectuelle établie, il cultive un dilettantisme encyclopédique, un savoir redoutable. Réalisateur de dessin animé, il n’est pas pour autant dessinateur d’animation, son travail graphique se limite aux croquis explicatifs des stades préparatoires (storyboard). Ses goûts et ses curiosités, d’une étendue inattendue, vont de l’histoire des arts graphiques à la littérature, à la musique et au cinéma. De ses premiers travaux, avec la complicité de son ami Miyazaki, jusqu’à la réalisation de films phares comme Le Tombeau des lucioles et Mes voisins les Yamada, Takahata apparaît en effet aujourd’hui comme le créateur d’une oeuvre singulière, exigeante, souvent téméraire. Il est l’un des rares réalisateurs d’animation au monde à avoir su mener, dans un cadre commercial, un incontestable itinéraire d’auteur. Un itinéraire orienté vers une recherche passionnée : « l’invention du réel » en animation.

Prévert et Grimault

Né en 1935, Takahata passe une partie de sa jeunesse dans une région du Japon de l’Ouest, celle d’Okayama. Reçu aux examens d’entrée de l’Université de Tôkyô en 1954, il choisit la section de littérature française. C’est là qu’il rencontre l’oeuvre de Jacques Prévert, qui exercera sur lui un attrait décisif. Avec Prévert, Takahata découvre aussi bien un poète qu’un homme de chanson, de théâtre et surtout de cinéma. La Bergère et le ramoneur, présenté au Japon en 1955 est pour Takahata, une révélation.

Entrant au studio d’animation de Tôei en 1959, Takahata, qui n’est pas dessinateur d’animation, s’y forme à la mise en scène et fait ses débuts en tant qu’assistant-réalisateur. L’ambition du studio, rivée au départ par ses dirigeants à un horizon « disneyen « , va se trouver d’emblée dépassée par les conditions réelles du travail mené, comme par les aspirations de nombre de collaborateurs réunis dans ce studio, où s’affirmeront en l’espace de quelques années des talents hors du commun. Parmi eux, l’animateur Yasuo Ôtsuka se démarque d’emblée par son exceptionnel sens du mouvement : découvreur de talents, c’est lui qui, le premier, remarque les qualités de Takahata et révèle de même les dons hors du commun d’un jeune dessinateur Miyazaki. Parmi les influences majeures qui marquent initialement leur sensibilité, il y a celle, fondamentale, de Paul Grimault. Takahata et Ôtsuka font découvrir à leurs complices La Bergère et le ramoneur, le chef-d’oeuvre de Grimault et Prévert. Pour Takahata, ce film est un premier jalon dans la quête d’un réalisme en animation. Ce qu’il retient du film, avant sa dimension onirique, c’est sa vision sociale et son ancrage dans une réalité culturelle définie : la France populaire de l’après-guerre.

En compagnie de Miyazaki

Tenu un temps à l’écart de la réalisation, du fait notamment de son engagement syndical, Takahata accède finalement à cette responsabilité en 1965, par l’entremise d’Ôtsuka, sur le projet des Aventures de Horus, prince du soleil (1968). Épopée fougueuse située dans un cadre mythique, Horus, qui préfigure à bien des égards le futur Princesse Mononoke, rompt nettement avec le caractère enfantin des productions précédentes de Tôei. Avec Miyazaki, c’est aussi le début d’une longue route commune faite d’alternances et d’innombrables collaborations. Cette complicité artistique éclate au grand jour dans les deux courts métrages de Panda Kopanda réalisés par Takahata en 1972 et 1973.

En 1973, c’est toujours en étroite collaboration avec Miyazaki que Takahata aborde la réalisation de la première série télévisée du cycle dit des « Oeuvres classiques du monde entier ». Heidi (1974) connaît un succès retentissant, et sera suivie de plus d’une vingtaine de séries télévisées annuelles.

En parallèle à ces travaux pour la télévision, Takahata entreprend de revenir au cinéma en acceptant en 1975 le projet d’adaptation d’un conte du grand écrivain Kenji Miyazawa. Goshu le violoncelliste est l’occasion pour son réalisateur de se confronter pour la première fois à un cadre narratif japonais. À partir de Goshu le violoncelliste, l’oeuvre de Takahata s’ancre dans la réalité japonaise, et ne la quittera plus. L’action du film se situe avant-guerre dans une petite bourgade du Nord du Japon. Dans le projet de Takahata, le rôle des décors est déterminant. Il s’agit de saisir les fondements d’un paysage rural japonais, d’un cadre champêtre, que caractérise au premier chef une autre qualité, bien plus douce, celle de la lumière et une certaine présence, diffuse mais constante, de l’élément aquatique. Que la musique soit chronologiquement le premier motif dramaturgique choisi par Takahata pour explorer une voie artistique plus personnelle n’est pas non plus anodin. Mélomane averti, Takahata s’intéresse de près aux relations de la musique aux images. D’un film à l’autre, la musique n’a jamais un statut identique. C’est la construction même du film qui en dicte l’usage. À ce titre, l’expérience menée dans Goshu le violoncelliste avec la Symphonie Pastorale de Beethoven et les compositions originales de Michio Mamiya est fondatrice. Kié la petite peste, sorti comme Goshu le violencelliste en 1981, complète la palette de Takahata. Avec ce troisième long métrage, le réalisateur aborde un nouveau registre et des motifs plus proches de son tempérament et de son parcours personnel. L’action de cette comédie burlesque, adaptée d’une bande dessinée, se situe dans les bas quartiers de la ville d’Ôsaka et décrit le quotidien mouvementé d’une petite gargote familiale. Le film est porté par une veine comique des plus énergiques, et par les accents d’une langue orale, d’une gouaille et d’un humour chaleureux, propres au Japon de l’Ouest. La mise en scène porte toute son attention à la psychologie des personnages et à la réalité sociale populaire qu’elle aborde avec un humour chaleureux qui évoque tout à la fois le cinéma d’Ozu et celui de Jacques Tati.

Goshu et Kié marquent en définitive l’acte de naissance du style cinématographique de Takahata. Sans Miyazaki qui, désormais réalisateur indépendant, n’animera plus pour lui.

Le studio Ghibli

En 1982, tous ses projets cinématographiques étant « en panne », Miyazaki se consacre à la publication d’une bande dessinée. C’est Nausicaä de la Vallée du vent, une vaste épopée « écologiste » que son auteur adapte rapidement au dessin animé, appelant Takahata à la rescousse, au poste de producteur. À sa sortie en mars 1984, le film remporte un important succès critique qui rend possible dès l’année suivante la concrétisation d’un rêve pour son réalisateur : la fondation du studio Ghibli. C’est Miyazaki qui en choisit le nom, selon un terme italien désignant notamment un vent du désert, peut-être bien pour « faire souffler un vent nouveau » sur l’animation de son pays. Une complémentarité de rôles s’instaure alors entre les projets des deux hommes. À nouveau producteur de Miyazaki sur Laputa, le château dans le ciel (1986), Takahata est à son tour produit par Miyazaki pour un documentaire en images réelles achevé en 1987, Histoire du canal de la Yanagawa. En 1988, avec Le Tombeau des lucioles et Mon voisin Totoro, Takahata et Miyazaki réalisent un éblouissant doublé.

Les quatre longs métrages réalisés par Takahata au studio Ghibli sont autant de jalons décisifs dans « l’invention du réel » en animation. En France, depuis Le Roi et l’Oiseau, et jusqu’à Kirikou et la sorcière, aucun dessin animé de long métrage n’a cherché à aborder de plein-pied, comme le fait Takahata, la réalité sociale. Il y a, dans ce choix de Takahata pour un « réalisme de la sensation « , un véritable parti pris théorique qui, loin de restreindre les possibilités d’expression du cinéma image par image, ouvre au contraire son champs d’investigation esthétique. Le réalisme de Takahata ne bannit ni la comédie, ni la poésie, ni même l’onirisme. Mais chacun de ces motifs procède de la réalité : ils surgissent du quotidien et de son observation documentaire.

Chacun des films de Takahata conçus au studio Ghibli adopte une esthétique et une forme dramatique singulières adaptées à son propos. Une mise en scène très « cinématographique » est adoptée avec Le Tombeau des lucioles (1988) pour traiter en animation d’un sujet que l’on croyait jusque-là réservé au cinéma en images réelles. Souvenirs, goutte à goutte (1991) revient sur une thématique à la fois pastorale et musicale, traitant de la frontière entre deux mondes, la campagne et la ville, le passé et le présent, l’adulte et l’enfant, jouant de la juxtaposition de deux rythmes, de deux musiques à travers lesquels Takahata recherche évidemment une forme d’harmonie. Le procédé consistant à juxtaposer des traitements graphiques distincts trouve un aboutissement éclatant dans Pompoko (1994), un film flamboyant. Racontant la lutte du peuple des tanuki – des canidés qui ressemblent un peu à des ratons laveurs – Pompoko travaille la question de la relation de l’homme à la nature dans son essence même. Il emprunte sa forme narrative au mukashi-banashi, forme de récit traditionnel japonais, et met en place une représentation graphique à trois niveaux des tanuki, réalisant ainsi une virtuose transposition en image des récits animaliers dont les protagonistes changent insensiblement de nature, passant de l’animal réel à l’animal anthropomorphe. L’homme est définitivement au centre de l’oeuvre de Takahata. Son dernier opus en date, Mes voisins les Yamada (1999), observe la vie quotidienne d’une prétendue « famille moyenne » japonaise avec poésie, humour et tendresse. Abandonnant le dessin traditionnel sur cellulo, Takahata se livre ici à un retournement magistral en livrant un film réalisé sur support numérique, et dont l’impression première est celle du caractère brut, vivant, du dessin sur papier, avec ses épaisseurs de tracé changeantes au gré des coups de crayon.

Retournant l’argument, souvent invoqué, à savoir qu' »un bon film pour enfants est un film visible aussi par un public adulte », Takahata défend la conviction qu' »un bon film pour adultes est un film visible par les enfants ».