Nicolas Philibert

Nicolas Philibert

Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère…

Je n’avais pas une grande expérience d’assistant et voilà qu’on me confiait une grosse responsabilité: le scénario supposait un tournage compliqué, avec beaucoup de personnages, des enfants, des animaux et un budget extrêmement serré. Et puis, le choix de confier les rôles principaux, du moins tous les rôles de paysans ? le meurtrier, sa famille, les voisins, les témoins ? à des paysans de la région plutôt qu’à des acteurs professionnels donnait à cette aventure une dimension humaine particulière. Il allait falloir battre la campagne à la recherche de nos personnages, vaincre le scepticisme avec lequel ils accueilleraient le projet, le rendre crédible à leurs yeux, et réussir à les entraîner dans une aventure à laquelle ils n’étaient absolument pas préparés… Et puis, le tournage a fini par commencer, et malgré les difficultés financières, cette expérience partagée entre gens de cinéma et paysans normands a été très forte. Les conditions de tournage étaient dures, la météo capricieuse, les journées harassantes mais je crois que tous ceux qui ont participé à cette aventure ont eu le sentiment de vivre quelque chose d’exceptionnel. Le film tranchait avec la représentation habituelle du monde rural au cinéma, si souvent caricaturale ou méprisante. On était loin aussi de toute approche condescendante, Allio n’étant pas moins exigeant envers ses acteurs paysans qu’envers les professionnels qui complétaient la distribution. Nous n’avons jamais eu le sentiment d’un clivage entre les techniciens du cinéma et les paysans. Plus tard, avec le recul, j’ai mesuré la chance que j’avais eu de participer à cette aventure singulière, inédite dans le cinéma français, et avec les années, ce film ne m’a jamais quitté.

Nicolas Philibert

Retour en Normandie

Fin 2004, La Fémis m’a invité à venir présenter aux étudiants un film de mon choix. J’ai proposé Rivière. Aucun d’eux ne l’avait vu. La plupart ne connaissaient même pas le nom d’Allio, moins de dix ans après sa mort. Ça m’a glacé. À l’issue de la projection, au lieu de faire un débat, comme convenu, je leur ai lu des textes pendant une heure: des notes prises par Allio sur son film, des extraits de ses « carnets »… Ils découvraient un cinéaste, une oeuvre singulière, passionnante, et ils étaient scotchés. Je suis rentré chez moi et j’ai décidé de faire ce film. J’avais gardé, depuis trente ans, quelques photos, des documents liés au tournage, le plan de travail, mon exemplaire du scénario… Tout est parti de là. Début janvier, j’ai sauté dans le train jusqu’à Caen, et j’ai commencé à rendre visite aux uns et aux autres. C’était très émouvant ! Les souvenirs laissés par cette histoire étaient incroyablement présents. Chacun avait tourné la page, entrepris des tas de choses, connu des hauts et des bas, mais tous parlaient de cette aventure avec un profond sentiment de gratitude. Quelques semaines plus tard, lorsque j’ai commencé à évoquer avec eux l’idée d’un film, ils ne savaient pas plus que moi à quoi il ressemblerait, mais ils étaient en confiance. Ils avaient suivi mon parcours cinématographique, connaissaient certains de mes films et étaient restés d’une grande fidélité à Allio et à son équipe, se souvenant de chacun avec précision.