Quand Huston trempa sa caméra dans le Styx

Fabien Baumann

« Ma vie est faite de hasards, d’intermèdes, d’épisodes disparates. Cinq épouses. Plus encore de liaisons, souvent plus riches de souvenirs que les mariages. La chasse. Le jeu, les paris. Les chevaux de course. La peinture, la boxe, les collections d’art. L’écriture, la mise en scène, l’interprétation de plus de soixante films. Je ne trouve dans mon oeuvre aucune continuité. Ce qui est remarquable, au contraire, c’est combien mes films diffèrent les uns des autres. » Ainsi s’exprime John Huston en 1980, au début de son autobiographie, An Open Book (John Huston par John Huston, Pygmalion, 1982). Grande gueule mais pudique. A la Huston… Et bien que ce soit évidemment faux.
Dans l’apparent bric-à-brac de ses quarante films, trois ?uvres tranchent en particulier. Trois films de propagande. Trois documentaires militaires : Report from the Aleutians (1943), The Battle of San Pietro (1945) et Let There Be Light (1946). Ces films ne sont jamais sortis en France. Interdit jusqu’en décembre 1980 par le ministère de la défense américain, Let There Be Light ne fut montré qu’au festival de Cannes en 1981 (puis édité en VHS chez Montparnasse en 1991, en même temps qu’une VF de San Pietro). D’où l’événement que constitue la projection de ces deux incontestables chefs-d’oeuvre à La Rochelle, occasion rare de les confronter au reste de l’oeuvre de John Huston.
En 1942, le cinéaste de 35 ans s’engage dans le corps des transmissions, alors qu’il termine son troisième film, Griffes jaunes. Après Report from the Aleutians, que le lieutenant Huston part filmer dans un avant-poste américain au large de l’Alaska pilonné par les Japonais, il collabore à Tunisian Victory, « parfaite saloperie » (dixit) pour lequel il bidonne des plans du débarquement en Afrique du Nord… dans le désert de Mojave et en Floride. Il rejoint ensuite les armées alliées en Italie pour enregistrer la remontée victorieuse de la péninsule au plus près du 143e régiment d’infanterie du Texas. Mais la marche en avant n’avance pas. A San Pietro, village de la vallée du Liri, au nord-ouest de Naples, le capitaine Huston et ses six hommes filment d’octobre à décembre une bataille longue et meurtrière. D’un premier montage, il supprimera de son propre chef les images les plus insoutenables : cadavres démembrés, interviews optimistes des soldats enregistrées avant l’assaut placées en voix-off sur des plans de leur dépouille, à leur retour. Malgré ces précautions, un général trois-étoiles quitte la salle lors de la première, suivi de son état-major. « Le ministère ne voulait pas entendre parler de mon film », ronchonne John Huston dans son autobiographie. « Un sous-fifre me fit valoir qu’il était « anti-guerre ». Je répondis que si j’avais fait un film « pro-guerre », j’espérais qu’on me mettrait douze balles dans la peau ! » Heureusement, un autre officier général, George C. Marshall, demande à voir le film et l’apprécie. Huston est décoré, promu commandant. San Pietro sera projeté aux recrues et ses images parviendront jusqu’à nous.
Quelles images ? Des ruines. Des montagnes désolées. Des oliviers brisés. Pentes rêches que tiennent, invisibles, les Allemands, là-haut, et que doivent prendre les Américains, ici-bas. Les premiers extérieurs de John Huston (ses trois premiers films hollywoodiens n’en comportent presque pas) composent une nature âpre, hostile, terrain d’une aventure schématique jusqu’à l’abstraction. Des hommes montent, au pas. Redescendent, vaincus ou morts. Avant de remonter… L’ascension, la descente vectoriseront l’?uvre entière de Huston, sur le mode symbolique ou directement figuratif (Le Trésor de la Sierra Madre, L’Homme qui voulut être roi). Dans un sous-bois, un GI s’effondre, touché par une balle allemande, à trois ou quatre mètres. A cet instant, la caméra de Huston se trempe enfin, ou déjà, dans le fleuve des Enfers. La mort, son éternelle compagne, du Faucon maltais à… The Dead, coule là, juste là. De vrais cadavres, au visage grave et fermé, parfois décomposé, s’accumulent. Des coups de pelle creusent un cimetière, pour le pote ou pour l’ennemi. Les types qui redescendent, s’ils sont des prisonniers allemands, ont les mêmes pelisses grises, la même tête hagarde, le même regard las que les Américains qui montent. En deux guerres du Golfe, a-t-on vu un plan aussi empli de respect pour l’ennemi que cette contre-plongée sur un jeune soldat qui fixe la caméra ? Fini, les Nippons grimaçants de Griffes jaunes : au sortir de San Pietro, Huston ne caricaturera plus jamais l’autre, qu’il soit indien (Le Vent de la plaine), soviétique (La Lettre du Kremlin) ou japonais (preuve de sa dignité, il descend même dans Dieu seul le sait des litres de saké !). Et les héros ? Des volontaires courent vers les hauteurs. « Pas un seul de ces hommes ne reviendra », interrompt la voix de Huston. Ce sera l’immense leçon de The Red Badge of Courage : il n’y a pas d’héroïsme ; il n’y a que des formes différentes de la peur, et le hasard. Ici, ces hommes mâchent de la gomme, tirent sur leur clope, sourient un peu, se regardent les uns les autres. Ils ont vaincu. Mais « beaucoup de ceux que vous voyez ici vivants sont tombés depuis », recommence Huston.
Pourtant, il y a aussi de l’espoir dans San Pietro. Les dernières minutes sont vouées aux villageois italiens qui resurgissent des décombres. Des vieillards, des mères en guenilles qui allaitent, des enfants. Ils meurent encore sur des mines perdues, ils pleurent. Mais il y a des sourires juvéniles, des rires. Ce peuple, ces visages, nous les reconnaissons : c’est la foule mexicaine qui célèbre le jour des morts dans Au-dessous du volcan, ce sont les villageois du Trésor de la Sierra Madre. Des hommes se sont entretués. La poussière d’or s’est dissipée dans le vent. Eux restent là, inchangés. Convaincus, dans un quiproquo qui est l’ironie essentielle du cinéma hustonien, d’avoir été libérés par les Américains ; lesquels, pourtant, se moquaient bien d’eux.
San Pietro s’organise autour d’une absence : la parole des soldats. Le film suivant de John Huston va la leur rendre. Après la victoire, l’armée lui commande un film sur les militaires atteints de troubles neuropsychiatriques (20 % du total des blessés) afin de prouver les avancées de la psychiatrie et de faciliter l’acceptation de ces victimes par la société civile. Let There Be Light s’organise lui aussi autour d’une absence : la guerre. Un seul horizon derrière les rescapés que Huston filme isolés derrière des hublots, à leur arrivée dans un port américain : le monument d’acier, opaque, compact, du bateau. A l’inverse, les scènes finales de rémission ouvrent grand l’espace, lors de parties de base-ball en plein air, devant le souvenir au loin du Mason General Hospital de Long Island. Entre-temps, grâce à l’écoute individuelle, à des thérapies de groupe, à des séances d’hypnose que Huston reproduira fidèlement dans Freud, passions secrètes en 1962, « la lumière se sera faite ». Moins celle de Dieu, on s’en doute, que celle de la raison et… du cinéma, tant Let There Be Light se trouve transpercé d’obliques, d’ombres, de travellings diagonaux parcourant les rangées d’hommes et les boxes où se déroulent les séances.
Comment entretenir, une fois découvertes ces images, le mythe d’un Huston hautain et misanthrope ? Le regard apeuré d’un jeune garçon se jette au plafond quand il évoque un bombardement. Un soldat noir s’effondre en pleurs dès qu’il parle de sa bien-aimée, un héros dissimule ses décorations sous son uniforme, « Oh God, I can talk! I can talk! » hurle un homme mûr dont le bégaiement vient soudain de cesser. Si l’on ne peut filmer le gouffre, la lumière en saisit les vestiges, à travers ces éclats de vie. Quels souvenirs gardera le cinéma de Huston de ces visages bouleversés ? Une certaine foi en l’homme, malgré tout le reste ; la certitude d’un substrat minéral, incommunicable, en chaque être ; et à coup sûr, par respect pour tant de souffrance offerte à la caméra, une aversion irrémédiable pour les minauderies de starlettes !
Pourquoi Let There Be Light fut-il interdit jusqu’après la guerre du Viêt-Nam ? L’armée prétexta le respect de la vie privée. « La vérité, estime le cinéaste dans An Open Book, c’est qu’on voulait absolument maintenir le mythe du guerrier qui revient du combat plus fort que lorsqu’il est parti et s’enorgueillit d’avoir bien servi sa patrie. » Après cet affront qui l’indigne, Huston ne se battra plus jamais pour l’un de ses films massacrés, qu’il s’agisse de The Red Badge of Courage ou du Vent de la plaine. Dans la mythologie grecque, qui se trempe dans les eaux noires du Styx devient invincible. Huston en est ressorti plus fascinant encore : vincible.