L’admirable visage froissé de Maurice Ronet

Jean-Christophe Ferrari

La filmographie d’un acteur, son parcours, sa carrière, coïncident le plus souvent avec l’histoire de son corps, de son visage, de sa voix. Comment évoquer la carrière de John Wayne, par exemple, sans décrire le mûrissement mélancolique de l’expression et le gain en tranquille autorité de la silhouette ? Le corps de Maurice Ronet cependant semble, lui, constamment s’effacer. Mal à l’aise ? Pas vraiment. Gêné ? Non plus. Embarrassé ? Non, ce n’est pas cela. Fantomatique plutôt, comme inapte, il suffit d’être attentif aux séquences inspirées des musicals hollywoodiens du Voleur du Tibidabo (1964), à habiter son corps, à l’investir pleinement. La silhouette est élégante, pourtant. Longues jambes. Torse court. Mais avec ce quelque chose de très légèrement raide, cet imperceptible manque de délié qui, sans en altérer l’élégance – un peu comme le Bartleby du film éponyme – semble vouloir s’évanouir au profit de la seule intensité désespérée du regard. L’histoire d’un visage, donc. C’est-à-dire la chronique de ses plis, les annales de sa peau, le chant de ses cils, l’épopée de son élasticité, de sa rugosité, de sa pilosité. Les saisons de son éclat, les juillets2 de son lissé et de son empâtement. La dérive de son ossature, liée, ce n’est pas un secret, à un goût prononcé pour l’alcool3.
Maurice Ronet, en effet, aura bien souvent endossé les vêtements d’êtres à la dérive. Que cela soit une dérive éthylique et suicidaire (Le Feu follet de Louis Malle, Trois chambres à Manhattan de Marcel Carné, Raphaël ou le débauché de Michel Deville), une course torturée et impuissante au-devant de quelque malédiction (La Dénonciation de Jacques Doniol-Valcroze, Le Puits et le pendule d’Alexandre Astruc, Le Rendez-vous de minuit de Roger Leenhardt, Les Oiseaux vont mourir au Pérou de Romain Gary) ou l’errance stagnante, velléitaire, un peu veule (Plein soleil de René Clément, La femme infidèle et Le Scandale de Claude Chabrol, La Piscine de Jacques Deray, Beau-père de Bertrand Blier, La Ronde de Roger Vadim). Le visage de l’acteur expose à la lumière et aux ombres de l’écran les traces de déchéances vagabondes qu’il n’aura sans doute pu si bien incarner qu’en puisant aux sources d’un désespoir intime. A le scruter à différents stades de son âge, on ne constate pas seulement le vieillissement d’un physique de jeune premier (celui de Gueule d’ange de Marcel Blistène ou d’Un Grand patron d’Yves Ciampi), mais bien son affaissement : empâtement du menton, relâchement des joues, plis d’amertume aux commissures des lèvres, fixation du regard4. Si bien que le constat cruel d’un des pensionnaires de la clinique de Versailles dans le Feu Follet pourrait en résumer le parcours : « Ce jeune homme a ramené une bien mauvaise mine de Paris ; il était plus beau, il y a quelques années. » Le visage, il est vrai, est dès le départ d’une féminité fragile, menacée. Lorsque, aujourd’hui, je regarde Ascenseur pour l’échafaud ou Le Voleur du Tibidabo, je m’étonne de ses longs cils comme lissés au Kohl, de son nez délicat, de son sourire de belle indifférente un peu lasse, de ses grands yeux noyés, de sa bouche finement ourlée qui paraît ne pas savoir si elle doit s’offrir ou – témoignage de refus – se retrousser, se plier vers l’intérieur. La voix. Nous évoquions la voix des acteurs. Que celle de Ronet est singulière ! Rocailleuse sans être rauque. D’une densité pierreuse sans cesse au bord de dérailler dans l’aigu. D’une lenteur affolée. D’une suavité morne. D’une politesse compassée toujours menacée d’accents cruels et métalliques. Une voix de dandy qui ne sait jamais exactement comment se poser. Une voix d’homme qui, même si elle le désire, doute de pouvoir toucher le c?ur des autres.
Le jeu de Ronet bouleverse surtout lorsqu’il interprète les dandys désespérés. Comme, par exemple, dans Raphaël où il campe un libertin dont les conquêtes féminines, un peu comme Octave dans Les Caprices de Marianne d’Alfred de Musset, masquent mal la détresse. La vie de Raphaël, jeune dandy qui joue les Don Juan, s’use dans l’alcool avant de répondre avec une sorte de désespoir à l’amour d’Aurore (Françoise Fabian), puis se détruit pour ne pas la souiller. Ou, encore, dans Trois chambres à Manhattan où il se montre si vulnérable, si désorienté, qu’il se cramponne, des heures indécises de la nuit aux matins incertains, à une femme levée dans un bar (Annie Girardot). Ou, enfin, dans La Femme infidèle lors de la séquence où il (l’amant) s’entretient, sur le ton de la conversation mondaine, avec Michel Bouquet (le mari trompé). Maurice Ronet y excelle (un peu comme dans Plein soleil) à faire ressentir l’irrésolution, la faiblesse de caractère, la lassitude. Mais son plus beau rôle fut sans aucun doute celui d’Alain Leroy dans Le Feu follet. Le c?ur se serre toujours, aujourd’hui, à observer la trajectoire de cet homme en gris dans les rues de Saint-Germain des prés et le long de l’avenue des Champs-Elysées. On a envie de l’arrêter, de plonger ses yeux dans les siens, de lui adresser un mot fraternel. Mais rien à faire, Alain Leroy part de Versailles, vagabonde à travers la capitale, puis rentre à Versailles et s’y donne la mort. Englouti par le vrombissement des automobiles, le hurlement sourd de la foule, les bavardages frivoles et l’âpreté des banlieues, il s’éloigne inexorablement de nous. Faussement décontractée, les yeux morts, la bobine éberluée, le regard fuyant, l’âme humiliée, le souffle court, la silhouette mobile se faufile de l’hôtel du quai Voltaire au Café de Flore. Comment oublier son regard suppliant, les yeux rivés sur Solange (Alexandra Stewart) : « Ecoutez, Solange, vous comprenez, vous êtes la vie. Eh bien, écoutez, la vie, je ne peux pas vous toucher. C’est atroce. Vous êtes là devant moi, et pas moyen, pas moyen. C’est drôle la vie, hein ? Tu es une jolie femme, bonne, tu aimes l’amour et pourtant, nous deux, rien à faire, hein ? »5 ? La faculté de Ronet à interpréter des personnages qui se laissent happer par l’opacité énigmatique du monde le prédisposait à faire sien des univers étranges, fantastiques. Ce fut le cas avec l’?uvre d’Edgar Allen Poe. En tant qu’acteur d’abord puisqu’il fut le narrateur du sketch Metzengerstein mis en scène par Roger Vadim (1967) et le personnage principal du Puits et le pendule d’Alexandre Astruc pour lequel il joue un condamné à mort par l’Inquisition dont les esprits s’égarent dans une sorte de délire logique. En tant que metteur en scène, ensuite, puisqu’il mit en scène pour la télévision Ligeia (1981, avec Joséphine Chaplin et Arielle Dombasle) et Le Scarabée d’or (1981, avec Claudio Brook et Vittorio Caprioli), autant de fantasmagories où la mathématique fête d’énigmatiques fiançailles avec la démence. Qu’il dirigea, enfin, L’Île des dragons, documentaire hallucinant sur les lézards géants du cinquième continent.
Car, il est temps désormais d’y insister, Maurice Ronet fut aussi un metteur en scène de grand talent. Autant Le Voleur du Tibidabo, bien que Ronet y exprime une désinvolture toute personnelle et agacée à l’égard de son image de dandy cosmopolite et fêtard, souffre de quelques flottements ; autant Bartleby, réalisé pour Antenne 2 en 1976, est un film superbe. La modernisation du roman de Melville – l’histoire se déroule dans un bureau de la galerie Vivienne dans les années 1970 – témoigne d’une vision très personnelle des enjeux du récit de l’écrivain américain (le film fut co-écrit par Maurice Ronet, Yvan Bostel et Jacques Quoirez). La réalisation est d’une grande rigueur. En particulier dans son traitement de l’espace : le bureau, ses différentes pièces nettement divisées par des portes vitrées, des clôtures, un paravent ; les courses de Michael Lonsdale de sa voiture à son lieu de travail. La direction d’acteur force l’admiration : Lonsdale ne fut jamais aussi bon, Maxence Mailfort suscite curiosité et compassion, Maurice Biraud et Philippe Brigaud sont parfaits en petits clercs mesquins.
L’?uvre de Maurice Ronet, lui qui interpréta le compositeur italien de Bel canto, Vincenzo Bellini (A toi… toujours de Carmine Gallone, 1954), l’?uvre de Ronet donc, tant comme comédien que comme metteur en scène, semble être à l’image du romantisme de notre siècle, un romantisme décalé et tenté par l’effacement, romantisme qui voulut que Maurice Ronet, comme l’exprima fort élégamment Roger Boussinot, « marqua tous ses rôles » mais ne fut marqué par aucun et que, malgré son visage ouvert et ses traits fiévreux, il offrit au monde du cinéma « un exemple très rare de non-photogénie ».6