Je n’ai qu’un objectif, naïf et décourageant, vous démontrer que Kore-eda fait partie des Grands Cinéastes. Je rêve d’une leçon implacable, genre théorème de Pythagore expliqué sur un tableau noir devant un parterre d’enfants de quatorze ans, à la fois charmés par la magie et terrifiés par la logique de ces morceaux de triangle au carré. Mais comment prouve-t-on qu’un homme est un Grand Cinéaste ? Par quels chemins peut-on conclure à cette excellence ? Aucun. Alors perdons-nous.
Dans cette séquence de Distance par exemple, où deux jeunes gens se promènent le long d’une rivière. Ils sont frère et s?ur, du moins le croit-on à ce moment-là du film. Après quelques ricochets dans l’eau, ils lèvent la tête vers le ciel où le garçon vient de repérer un oiseau solitaire. Nous ne voyons pas l’oiseau, seulement leurs deux visages basculés. Puis le garçon commence à expliquer les cinq principes de l’oiseau solitaire : "Premièrement, dit-il, il vole au plus haut dans le ciel, au-dessus des autres oiseaux. Deuxièmement, il n’est pas dérangé par les oiseaux de son espèce. Troisièmement, il garde toujours son bec levé vers le ciel…" Et tandis que spectateur curieux, on se met à réfléchir à cet oiseau de légende, soudainement cette description nous fait songer à un autre oiseau, évoqué dans le film de Wong Kar Waï, Nos années sauvages, et qui lui avait la caractéristique de voler en arrière en se laissant porter par le vent, parce qu’il ne se souciait pas de savoir où il allait mais d’où il venait, et voilà que nous dérivons avec cet oiseau chinois qui nous entraîne vers un troisième oiseau, américain celui-là, que J. D. Salinger comparait à un pur esprit dans la mesure où la température de son corps avoisinait les 51°. Pendant ce temps, le film de Kore-eda continue sa course sans prendre la peine de nous énoncer le quatrième et cinquième principe de l’oiseau solitaire. Inutile de le faire, nous venons de les déterrer à sa place. Parce qu’il n’y a aucun doute que ces principes manquants soient ceux dont nous parlent Wong Kar Waï et Salinger. Aucun doute qu’il faille trois histoires pour dessiner un oiseau pareil. Kore-eda le sait, isolé il n’a aucun pouvoir. Il sait que les films ne se suffisent pas à eux seuls. Ils ne sont là que comme parties d’un monde, morceaux incomplets d’une réalité inachevée. Les films donnent juste l’idée que… L’idée qu’il existe des principes aux oiseaux solitaires.
Et puisque le monde est une totalité brisée, son cinéma le sera aussi. Et ses héros seront des vagabonds, qui traînent. Toujours en dehors, à côté, ne prenant pas part à la machine. Enfants abandonnés dans un appartement, communauté perdue au milieu de la forêt, famille cernée par l’océan, ou morts rassemblés en compagnie. Chez Kore-eda, le héros n’est jamais partie prenante, il est hors-jeu. En état de retraite, d’abandon. Il est clochard. Le clochard, c’est celui qui est rejeté par le récit conventionnel, celui qui erre dans un espace qui semble imprenable par la fiction. Il ne s’agit pas pour autant de figures, les personnages ici sont incarnés, même les morts ont les veines qui palpitent. Les pieds nus les mieux filmés du cinéma aujourd’hui, sont ceux des acteurs de Kore-eda. Un héros aux pieds nus donc, en attente, mais tremblant, et s’il ne subit pas les péripéties d’une dramaturgie, ne travaille pas, ne braque pas des banques, ne gagne aucune bataille, ce héros, il se laissera en revanche pousser les cheveux. Parce que sa seule lutte, c’est celle contre le temps. Or résister au récit est une tactique éprouvée dans la guerre faite au temps. La stratégie elle, consiste à ne pas douter de l’éternité, et c’est un effort, une obstination violente, car rien ne permet à ces héros traînants de ne pas douter de l’éternité. Dans ce vacillement se construit l’unique intrigue de tous les films de Kore-eda : Un homme meurt du Sida (August without you). Un enfant attend sa mère (Nobody knows). Un mort tente de revivre le bonheur (After life). Une femme refait sa vie (Maborosi). Des inconnus commémorent un événement qui les dépasse (Distance). Et chaque fois, pour les personnages, la question qui demeure sans réponse est "pourquoi m’as-tu abandonné ?" Et chaque fois, pour le cinéaste, le film semble se charger d’un écho qui dirait "mais je te regarde". Le cinéma ne nous apprend rien qu’il ne sache nous révéler. Aucun enseignement, aucune vérité n’a d’intérêt ici s’ils n’adviennent pas par les seuls instruments du cinéma. Dans ce sens, Kore-eda et sa caméra embusquée, est certainement le plus rossellinien des cinéastes japonais.
En 1972, Truffaut écrivait qu’"il ne faut jamais oublier que l’enfant est un élément pathétique auquel le public sera, d’avance, sensibilisé. Il est donc très difficile d’éviter la mièvrerie et la complaisance. On n’y parviendra qu’à force de sécheresse voulue et calculée dans le traitement, ce qui ne voudra pas dire que le style ne sera pas vibrant". Nobody Knows, film joué par des enfants de trois à douze ans, semble entièrement se conformer aux recommandations de papa Truffaut. A première vue, Kore-Eda, en fils obéissant se met à distance du mélodrame, évite la poésie de culottes courtes, et se tient au plus près des choses telles qu’elles sont. Et pourtant, à l’image de cette séquence où le grand frère permet enfin à sa petite s?ur une sortie nocturne hors de l’appartement, nous sommes soudain prêts à un rappel à l’ordre, lorsque nous voyons la fillette chausser des sandalettes qui font "pouic, pouic" à chacun de ses pas. N’est-on pas là très loin de la sécheresse voulue et calculée ? Effectivement, très loin, on est dans l’absolue intelligence. Car il ne s’agit pas d’une petite fille adorable et victime qui fait "pouic, pouic" que filme Kore-eda. Mais d’une teigne dangereuse et bornée, qui ne craint pas de menacer la liberté conditionnelle de cette famille, pour son plaisir narcissique. Nous sommes dans l’intelligence parce que Kore-eda a compris que la seule manière de filmer des enfants au cinéma, c’est en les mettant en scène comme des adolescents. Il peut alors envoyer la sécheresse aux orties, il peut filmer une fillette qui marche au milieu de la route, dans la nuit, en faisant "pouic, pouic". Nulle complaisance, nulle mièvrerie. La fillette passe d’une ligne blanche à l’autre au milieu de la chaussée, et sur chaque ligne blanche, elle fait des pas de souris, et les "pouic, pouic" prennent un autre rythme, un rythme furieux et terrifiant. Ils ne sont pas là pour faire joli. Ils sont là tels qu’ils sont.
Je ne connais rien de la vie de Kore-eda. Peut-être qu’enfant, il aurait aimé être le meilleur au baseball, que sa mère se mettait du rouge aux ongles, peut-être qu’il ne craint pas de trouver certains garçons très beaux, que les pâquerettes sont ses fleurs préférées, peut-être… En revanche, je ne doute pas qu’il est passionné d’oiseaux, qu’il a vu et écouté les films de Rossellini et que le cinéma est pour lui une affaire d’adolescence. Sur ces trois hypothèses, je pourrais parier. Qu’importe la mise. Le gain m’est connu : ce sont ses films, ceux d’un Grand Cinéaste.