Bulle Ogier

Philippe Azoury

Sa réserve est totale, mais à l’écran, sans que l’on sache vraiment pourquoi elle se transforme en une forme inédite de la puissance. Bulle Ogier est un accident, un de ces rares et heureux accidents qui font que le cinéma, parfois, sort enfin de son chemin de fer, et se met à littéralement dérailler. L’histoire de Bulle Ogier est celle d’une jeune fille de bonne famille à Paris dans les années 1960 ayant décidé de vivre sa vie. Cette volonté de vivre libre ayant croisé une vocation d’actrice, Bulle est devenue un étrange petit insecte terroriste. Une Salamandre, une fille lézard (comme la peau des Boots que portaient ses amis rockers des Idoles : Pierre Clémenti et Jean-Pierre Kalfon), une actrice et une femme. Entendez par là que la société française des années 1960, et avec elle son cinéma, n’était pas encore tout à fait au courant : qu’il puisse exister une nouvelle génération d’actrices dont l’enjeu ne serait plus la célébrité, les toilettes, la renommée mais la recherche toujours compliquée, parfois joyeuse, et parfois plus douloureuse, qu’une femme entreprend en elle-même.

Voilà : Bulle Ogier a souvent joué les folles, tout du moins celles que l’on surnomme folles (ça n’est pas tout à fait la même chose), telle la Gigi des Idoles, son premier rôle au théâtre comme au cinéma, pour Marc’O. Les folles : entendez par là celles qu’un amour absolu poussent à la folie, comme la fragile fiancée de L’Amour fou, s’enregistrant en train de lire (une façon plus sophistiquée qu’une autre de se donner à voir capturée), ou bien saccageant avec une joie désespérée sa chambre, bien placée pour savoir, depuis Virginia Woolf, qu’une chambre à soi c’est la mer à boire et surtout pas une chose acquise. (Par ailleurs, Bulle Ogier reçoit toujours chez elle, et nombreux sont les films, depuis trois décennies, à avoir été travaillés, conçus là, autour de sa table).

Folle encore, de rage nihiliste, la Rosemonde de La Salamandre, qui signe les origines de la marginale au cinéma. Une Rosemonde qui vit hors du monde et de ses lois, sans discours concret sur la question, sans intelligence contestataire, réagit par instinct de survie, animale Rosemonde se déplaçant en dehors des règles parce que les règles, ce sont des cases – et les cases sont toujours trop petites pour qu’on y tienne à deux. Or, une femme, une actrice, un être humain, jusqu’à nouvel ordre, ce sont des entités très peuplées à l’intérieur d’elles-mêmes. Sachant cela, Bulle Ogier, cataloguée actrice, cherchant personnages rebelles, a donc aussitôt trouvé plus intelligent de jouer l’inverse de la marginalité, l’extrême inverse : les grandes bourgeoises. Les dames.

Des bourgeoises que le rêve d’explorateur, l’aventure d’une communauté partie en Vallée tropicale retrouver le sens de la vie, attire (parce qu’elle n’y sera pas à sa place, ce qui est quand même le grand privilège de celles et de ceux qui veulent vivre beaucoup de vies à la fois et ne tiennent à aucune en particulier).
Des filles bien éduquées, qui connaissent les langues, passent officiellement pour traductrices et qui s’impliquent dans le terrorisme, par défiance probablement (La Troisième génération de Rainer Werner Fassbinder).

Des bourgeoises aveugles, à qui on n’a appris que ça, les bonnes manières, et les appliquent, avec des gestes vides de sens, perpétrant mécaniquement la comédie désactivée de la bourgeoisie, (paradoxalement, ce qui en fait tout le Charme, Buñuel le sait suffisamment pour en jouer).

Bulle Ogier s’est surtout beaucoup amusée à troubler le jeu, à déplacer les apparences, à faire alterner dans un même personnage sa capacité à être aux deux limites de la société : la baronne et la voyelle. On l’a donc vue jouer des semblants de bourgeoises, un peu catins quand même, le genre de filles distinguées et fêlées que l’on rencontre dans des dancings au parquet tout en bois, bois de chêne où l’on passe des après-midi qui n’ont plus l’air d’appartenir au temps (nous sommes bien chez Duras, vous l’aurez reconnu). Ou sinon, les grandes bourgeoises diaphanes, un peu mantes religieuses, qui reçoivent l’après-midi, le matin ou la nuit, qu’importe l’heure, dans un appartement décoré Art Nouveau, un appartement devenu subitement machine, où des hommes muselés se soumettent à la domination intangible d’une maîtresse pâle comme un cadavre, froide comme la mort.

Et chaque fois ce même naturel déconcertant. Je reste frappé, à chaque vision de son jeu, par cette incroyable façon de passer d’un détachement total (façon « je me fous de tout comme du reste ») à une sorte de gravité telle qu’il lui semble soudainement tout à fait irrespirable de vivre ici, là, parmi nous. Il y a là quelque chose de positivement schizophrène dans sa manière de se tenir à l’image, si on veut bien accepter que la schizophrénie c’est aussi la chance de ne pas s’en tenir qu’à une chose, c’est une absence qui traverse une multitude de présences. Tout est dit d’une certaine façon quand elle répète en interview qu’elle ne se souvient pas toujours des tournages, sinon des moments où quelque chose d’inattendu a surgi. Elle ne se rappelle que les accidents. Tout est dit encore quand elle suggère au soir des années 1970 à Jacques Rivette un rôle différent dans sa carrière, un rôle qui ne serait ni celui d’une marginale ni d’une duchesse : elle a imaginé alors une femme en mouvement, une femme qui a connu la prison, qui veut en sortir, et qui veut revenir vers la vie normale.
Cela a donné une femme énigmatique, une évadée au beau sens du terme : la femme du Pont du Nord portait le blouson de cuir de Mesrine dans un Paris rendu à ses frontières, où ne subsisteraient plus, soudain, que des terrains vagues. Elle y partageait le premier rôle avec Pascale, sa fille magnifique et regrettée.

On ne s’est jamais posé la question de l’attachement de Jacques Rivette pour Bulle Ogier, l’origine de cette entente naturelle. Elle est pourtant évidente : pour un cinéaste qui ne connaît qu’un mouvement, l’échappée belle, Bulle Ogier est comme un miroir : Elle zigue-zague, elle joue ses personnages comme dans un complot, en tentant de les faire réchapper à toute la mécanique broyeuse du film. Le film est un peu un territoire balisé dont elle va se jouer, pour que quelque chose existe entre les lignes.

Elle est toujours ailleurs qu’à l’endroit où on l’attend. Elle est un grand écart malicieux. Elle est l’intelligence vive incarnée, cette façon de se débrouiller en liberté, partout et ailleurs. Au théâtre (avec Marguerite Duras, avec Luc Bondy, avec Patrice Chéreau, avec Claude Regy), au cinéma : hors de la classe sociale qui l’a vue naître (et qu’elle malmène dans ses fausses apparences), hors d’elle même (mais toujours à la recherche du mal qui la constitue). Il y a peu d’actrices qui ne soient pas prisonnières de l’image qu’elles se font d’elles-mêmes. Combien d’acteurs jouent en forçant sur les conventions sociales du personnage, renvoyant celui-ci à ce que le regard extérieur veut qu’il soit ? Combien adoptent un faux naturel (comme s’il était facile d’être soi même, comme si c’était donné ces choses-là…). Elle, non : elle joue en oubliant le naturel. Ce qu’elle donne à voir du personnage, c’est ce qu’elle sait de lui. Et ce savoir est toujours plus entêté et intime que ne le voudrait le scénario. J’aime Bulle Ogier pour cela : j’ai toujours l’impression qu’elle en sait plus sur le monde que les scénarios eux-mêmes.

Qui pourrait, sinon, jouer le rôle, insupportable pour toute comédienne, d’une actrice descendue à Cannes en quête d’auteur (Notre Dame de la Croisette, de Daniel Schmid) ? C’est cela qui subjugue dans le jeu de Bulle Ogier : elle ne leste jamais son personnage, qui est souvent un personnage difficile à assumer (ces personnages ogres qui dévorent les comédiens qui s’en approchent de trop près), d’un poids de convention ou de caricature. Les femmes de fictions qu’elle a fait passer en elle, Bulle les a rendues sous la forme de femmes vivantes (avec ce que vivre laisse sous-entendre de défaite, de plaisir, d’échec et d’oubli), si bien que quelque chose de plus secret les détache du seul film en train de se faire. C’est simple, et magique à la fois : on a l’impression sidérante qu’un personnage joué par Bulle a une existence, qui a précédé le film et lui survivra. Que cette fille-là, en robe du soir ou en blouson de cuir, on la surprend, qu’elle a sans doute beaucoup mieux à faire que de se donner en spectacle à la caméra. Une caméra qu’elle attire malgré tout sur elle, par magnétisme magicien, sans doute parce qu’elle possède ce charme étrange, cette luminosité de luciole, une phosphorescence. Cette luminescence existe dans une ombre que le cinéma hésite toujours un peu à forcer (ceux qui ont vu Nord et la scène d’anthologie qui la lie, elle la mère, au fils joué par le jeune Xavier Beauvois savent de quoi je parle). Parfois son regard, toujours un peu ailleurs rencontre celui de la caméra, il se passe alors une drôle de chose, c’est comme si elle nous disait l’espace d’un instant : « ah vous êtes là » et puis comme si elle oubliait ça, tout aussi instantanément, pour continuer d’exister, là-bas. En elle. Dans sa bulle.