À mort la mort !

Nicolas Journet

Dito Tsintsadze est natif de Géorgie. Un pays étrange que cette bande de terre caucasienne. Par exemple, à Tbilissi, la capitale, les passages piétons n’existent pas. Les passants peuvent emprunter des souterrains, mais préfèrent souvent traverser au petit bonheur de larges avenues où des Lada sans âge filent à toute vitesse. Régulièrement l’un de ces téméraires se fait faucher, mais cela n’a pas l’air particulièrement grave. Comme si les autochtones avaient intégré que la mort faisait partie de la vie et qu’il valait mieux faire avec qu’aller contre, mieux en rire qu’en pleurer.

Les films de Dito Tsintsadze sont imprégnés de cette philosophie. Dans Lost Killers, Lan, prostituée vietnamienne, a conservé dans une boîte les cheveux et les vertèbres de sa mère tuée par un crocodile, ainsi que les cendres de son père dans une petite urne. Lors d’une soirée arrosée, Merab, petit truand géorgien, se sert de l’urne comme d’un verre à vodka, avalant donc les restes du paternel en même temps que l’alcool.

Gun Shy comporte une irrévérence similaire par rapport à la mort. Lorsque le héros, Lukas, objecteur de conscience chargé d’apporter des repas à des petits vieux, tombe sur une octogénaire suicidée, le voisin s’enquiert plus du menu du jour que du décès de sa congénère. Un peu plus tard, un policier constatera un autre trépas, par crise cardiaque cette fois-ci, avec le détachement d’un multimilliardaire touchant un nouveau million.

Bref, la mort n’est pas considérée comme tragique. Elle constitue même une libération. Dans Lost Killers, Dito Tsintsadze se fait actrice en jouant le rôle de Dusica, vieille femme en fin de vie, incontinente, errant dans les couloirs tel un fantôme avec ses cheveux blancs ébouriffés et sa robe de chambre en coton. Les médecins pensaient qu’elle allait mourir deux ans auparavant, mais elle résiste encore, laissant son fils Branko partagé entre son devoir de veiller sur elle et l’envie de la voir mourir. Il faudra une nouvelle fois l’intervention de Merab, interprété par Lasha Bakradze, acteur fétiche de Dito Tsintsadze, un peu son double sur pellicule, pour décanter la situation. Laissé seul dans l’appartement, il euthanasiera Dusica à l’aide d’un coussin, prétendant avoir agi à sa demande, alors que le mobilier renversé et son corps tuméfié ne donnent pas la même version.

De manière parallèle, dans Gun Shy, les tribulations alimentaires de Lukas, remarquablement interprété par Fabian Hinrichs, permettent à Dito Tsintsadze de dresser une galerie de portraits désespérés de personnes âgées. L’une s’est donc pendue, un autre cherche perpétuellement à s’enfuir de chez lui, quitte à se jeter avec son fauteuil roulant dans les escaliers, une dernière devra se séparer de son seul ami, un petit chien, pour aller en maison de retraite où elle ne trouvera sans doute pas meilleure compagnie.

En clair, Dito Tsintsadze n’aime pas trop les prolongations. Il préfère aller droit au but. Quand la vie s’en va, il n’est pas nécessaire de la retenir. Mieux vaut mourir que de mal vivre. Surtout que la mort n’est que le repos qui suit le bouillonnement de la vie. Dans Gun Shy, un étrange baigneur déclare ainsi jouer à l’homme mort quand il fait la planche. Comme si le passage du Styx n’était en réalité que le passage de l’action à l’inaction totale.

Car, pour Dito Tsintsadze, la vie doit être tempête et surtout pas calme. Ses films sont un hymne au plaisir charnel. Chez lui, le sexe est incontournable. Les femmes sont souvent des prostituées, tout au moins des jouisseuses. Les hommes n’ont pas non plus le désir dans leur poche. Les couples ne reposent pas vraiment sur la fidélité. Et l’infidélité peut même faire rejaillir le feu d’anciens volcans qu’on croyait trop vieux. C’est en tout cas la morale à tirer de son court métrage, An Erotic Tale. L’alcool coule à flots. La drogue également. Le corps est une monnaie d’échange : donner un rein permet d’aller en Australie. Et pour apaiser quelque angoisse, il suffit de serrer un arbre dans ses bras ou de se blottir dans un giron accueillant.

La seule morale qui tienne est de respecter la dignité de l’autre. Dans Lost Killers, Lan se révolte contre son mac uniquement lorsque ce dernier nie son humanité, la réduit à un seul vagin, et à la rentrée d’argent que l’usage de ce vagin par des hommes en mal de sexe peut lui rapporter. Dès qu’il la traite de nouveau avec égard, dès qu’il lui permet de donner son corps sans s’abaisser, Lan ne s’offusque plus de sa situation. De même, Merab est physiquement incapable d’accomplir son contrat, de tuer l’inconnu qui a lui été désigné comme cible. Dès qu’il s’approche de lui, il court aux toilettes se soulager, profondément incapable de s’en prendre à un tout aussi humain que lui. Mais, en dehors de ce respect que l’on doit porter à son prochain, tout est permis.

Et tout est permis parce que la vie n’est pas sérieuse. Derrière la tragédie se cache toujours la comédie. Et inversement. Et comme elle n’est pas sérieuse la vie, pourquoi se gêner, pourquoi se maîtriser.

Dans Gun Shy, sans doute son meilleur film, Dito Tsintsadze traite de la méfiance qu’il éprouve face à ce désir de tout contrôler qui caractérise si bien nos sociétés occidentales. Dans cette adaptation d’un roman de Dirk Kurbjuweit, le héros s’appelle donc Lukas. C’est un garçon blondinet d’une vingtaine d’années, timide, qui vit dans un petit appartement sans âme, peuplé de blattes qu’il tente en vain d’exterminer. Il est seul. Il a quitté sa bourgade natale pour connaître l’aventure. Son père est également en ville, mais il ne le voit pas car celui-ci a changé de vie, fondé une nouvelle famille. Fausse excuse. Il regarde parfois par la fenêtre pour voir cette vie qu’il ne trouve pas chez lui.

Quand il rencontre dans le bus la jolie Isabella, magnifique Lavinia Wilson, quand elle lui demande son aide, il ne sait pas comment s’y prendre, comment réagir. Quand ils se retrouvent chez lui, il essaie de l’enlacer, de l’embrasser, mais se cogne plus à elle qu’autre chose. Quand elle lui demande s’il veut réellement coucher avec elle, il lui répond non alors que son corps hurle le contraire. Quand elle parle de sexe, il surenchérit en évoquant ses pratiques masturbatoires avec une escalope, mais sans y croire vraiment. Quand il la surprend en train de faire l’amour avec son beau-père, il voudrait bien être à sa place, mais ne l’accepte pas, et préfère se complaire dans une attitude moralisatrice, où forcément sa pure Isabella est la victime d’un plus ou moins pédophile. Bref, à chaque instant, Lukas se noie donc dans son petit verre d’eau, dans une sinistre frustration.

Bien qu’extrême, Dito Tsintsadze montre combien le comportement de Lukas n’est que le reflet de toute la société occidentale. Le voisin quarantenaire de Lukas, qui part régulièrement en Cordée du Nord pour tromper l’ennui de son existence, le dit très bien : les gens ne croient plus en rien ni en personne, parce qu’ils n’ont plus quelque chose ou quelqu’un en lequel croire. Et Dito Tsintsadze de souligner les signes de cette perte de sens que l’obsession de contrôle est censée dissimuler. Il s’étonne de la mode vouée au kendo, et plus largement aux arts martiaux, qui permettent de contrôler ses émotions, de dompter sa peur. Il filme également la propension actuelle à fuir dans la psychanalyse et la psychothérapie dont l’objectif est également de maîtriser ses frayeurs. Il met en scène l’un de ces nouveaux "gourous softs" qui donne ses préceptes de vie, ses moyens d’accéder au bien-être à grand renfort de livres et de conférences. Le tout bien entendu payant. Il dénonce dans une scène délicieusement surréaliste, l’usage du fameux test de Rorschach, vaste fumisterie qui tend à normaliser l’individu dans un schéma unique.

Dans Lost Killers, Dito Tsintsadze avait déjà abordé cette question du contrôle sans vraiment la développer. Alors que Branko et Merab traversaient une pelouse pour tenter une énième fois d’assassiner leur victime désignée, un Allemand pur souche à lunettes les interpellait en leur reprochant de ne pas marcher dans les allées. Et Branko de se jeter sur lui et de le corriger. De la même manière, Lan avait la particularité de tomber en transe après un orgasme et de se faire systématiquement frapper par ses amants qui redoutaient qu’elle ne soit en train de rendre l’âme.

Dans cette dernière métaphore, se trouve tout le propos de Dito Tsintsadze. Pour lui, la vie doit être à la fois une recherche du plaisir, une acceptation de la finitude, et un abandon à des forces du hasard et du destin bien trop fortes et incompréhensibles pour être bornées dans un quelconque carcan. En résumé, Dito Tsintsadze se refuse à traverser dans les clous. Car la sécurité y est illusoire.