Sembene et les leçons d’Alassane

Émile Breton

Au début du Camp de Thiaroyé (1988) une troupe de robots défile au pas cadencé, têtes droites, bras ballants, martèlement synchronisé On est en 1944, Dakar fête ses tirailleurs sénégalais qui viennent de se battre en Europe et que salue un discours solennel sur le service qu’ils ont rendu à la « Mère patrie ». Peu avant la fin du film, des hommes noirs, les mêmes, dans le camp où ils ont été internés dans l’attente de leur démobilisation, chantent, boivent, s’étreignent, la liberté des corps retrouvée dans les déhanchements de la danse. Et l’on est près de la transe où les dieux anciens viendraient habiter leurs fidèles. C’est leur fête, cette fois, et non plus celle des maîtres qui les avaient mis au pas et qu’ils viennent de faire plier. Leur fête, leur culture, leur vie. Certes, Sembene Ousmane connaît l’histoire de son pays et ces hommes, heureux le temps d’une nuit qu’ils crurent de victoire, seront fauchés au petit matin par la mitraille des tanks matant cette rébellion. Leurs cadavres sont enfouis à la hâte, mais tout le film, dans son mouvement même, dans cette montée vers la libération des corps débarrassés de l’uniforme imposé, dit la nécessité de la révolte. Et qu’elle ne tombe pas du ciel des idées. Elle advient dès que des hommes commencent à réfléchir, comme dans l’enclos où, parqués, ces militaires, palabre après palabre, substituèrent à l’autorité des blancs du dehors (dehors du camp, dehors de leur culture) la leur, partagée, discutée.

C’est écrire ici à mots lourds, ce que Sembene Ousmane raconte en images fortes. Et en sons : musique militaire solennelle, « qui marche au pas » comme aurait dit Brassens, pour la soumission des soldats défilant et appropriation d’un rythme insolent sur les gamelles, casseroles, bouteillons pour la fête de nuit, la dignité retrouvée. De la résignation écrasant Diaw Falla, héros du premier roman de Sembene Ousmane, Le Docker noir (1956), injustement condamné et dépouillé de ses raisons de vivre à l’allégresse de Collé Ardo, la « guerrière » de son dernier film Moolaadé (2003), chantée par ses sœurs sur la place du village pour sa victoire sur les exciseurs, on voit bien le chemin parcouru par le romancier-cinéaste. Mais il savait dès ce premier livre où il voulait aller. Il y a dans Le Docker noir, un personnage à peine entrevu, Alassane, militant syndical sur le port de Marseille qui « ne quitte que rarement sa pipe pendue à ses lèvres ». Il pourrait bien, plus que le fragile Diaw Falla, être le double du romancier, ce dernier ayant trente-trois ans lorsqu’il se lança dans l’aventure de l’écriture, et trois vies au moins derrière lui : pêcheur en Casamance, tirailleur sénégalais dans la Deuxième Guerre mondiale, docker et, précisément, responsable CGT à Marseille. À son camarade qui ne pense qu’au sort de son manuscrit confié à une lectrice parisienne qui se l’appropriera, Alassane dit un jour : « Tu aspires à devenir un écrivain ? Tu n’en seras jamais un bon, tant que tu ne défendras pas une cause. Vois-tu, un écrivain doit aller de l’avant, voir les choses dans la réalité, ne point avoir peur de ses idées. Personne d’autre que nous ne saura nous défendre. Des milliers comme toi sont étouffés. […]. Il est bien dommage que tu ne voies pas plus loin que le bout de ta plume ! »

Cohérence

Leçon retenue. Sembene s’est toujours efforcé de voir au-delà de sa plume. Et de sa caméra. Car dix ans plus tard, avec Borom Sarret (1963), il passait au cinéma et s’en expliquait en 1971, dans une interview à Africasia (numéro 52) : « J’ai écrit plusieurs nouvelles et romans, disait-il, et quand je me suis rendu compte qu’en raison de l’analphabétisme qui sévit dans mon pays je ne pourrais jamais atteindre par mes livres les grandes masses, j’ai décidé de faire du cinéma. » Plus tard, à la question : « Pourquoi filmez-vous ? » que le journal Libération posait en mai 1987 à sept cents cinéastes, il répondait : « Je ne fais pas de cinéma. Je filme pour raconter des histoires, pour mon peuple d’ombre de midi que des siècles durant ont assis sur le cul attendant l’aurore… Tous les mitans des jours sont des aubes certaines. […] Je ne sais pas encore pourquoi je filme, mais tout un peuple m’habite et je dois témoigner de mon temps. » Pas de doute : Sembene Ousmane est un cinéaste engagé. Mais, il l’a dit aussi et non moins clairement, il n’est pas un porteur de pancarte. Il filme et il continue à écrire, publiant dans l’intervalle onze romans et nouvelles, pour « raconter des histoires ». S’il y a en effet dans ses déclarations comme une ostentation à se refuser à entrer dans une des catégories de « créateurs » venues d’ailleurs en Afrique, c’est d’abord façon de dire ce qu’il est vraiment : un de ces griots jadis attachés à une cour rapportant les histoires de toujours dont ils savaient renouveler le contenu selon les auditoires et les circonstances. Un conteur à qui les moyens d’expression d’aujourd’hui pouvaient donner une bien plus longue portée à sa voix. Et son prince à lui, c’est « le peuple qui l’habite ». Là est d’abord la cohérence de ce qu’il faut bien tenir non pas pour une succession de films et d’écrits, mais pour une œuvre au sens le plus fort. Car elle est travaillée de bout en bout par la même exigence, qu’il s’agisse de regards en arrière sur l’histoire de son peuple ou de fables cruelles sur son sort actuel : rendre à l’Africain sa dignité que le colonisateur d’hier lui nia et que ses maîtres autochtones d’aujourd’hui bafouent. Avec une joie vengeresse, il répète, dans l’entretien qu’il accorda à Yacouba Traoré lors du tournage de Moolaadé et qu’on trouvera dans le coffret DVD de la Médiathèque des Trois Mondes, ces mots d’Aimé Césaire : « Oui, madame, ça, c’est les nègres : un pas, plus un petit pas, ne jamais lâcher. »

Correspondances

Il ne lâche jamais, en effet : d’un film à l’autre, d’un livre à l’autre se nouent les correspondances marquant qu’il tient lui-même à ce que se lise cette cohérence. Au tout début du Camp de Thiaroyé, un vieil homme noir refuse de serrer la main d’un capitaine blanc que son neveu, vient de lui présenter avec chaleur comme son ami. C’est que son village a été rasé en 1940 parce qu’il refusait la conscription forcée. Soit le sujet même d’Émitaï, (1971), sur le rapt par l’armée des jeunes gens en âge de combattre dans un village également frappé par l’impôt obligatoire sur la récolte de riz. Et, comme Le Camp de Thiaroyé, Émitaï se termine sur un massacre, mais avec la même montée en puissance de la révolte qui s’exprime dans ces images fortes des femmes en marche vers les collecteurs d’impôts alors que les chefs coutumiers palabrent encore sur la conduite à tenir. Des correspondances dans la thématique mais plus encore dans la recherche de l’image qui fera mouche : de l’enclave blanche en plein Dakar dans Borom Sarret au face à face de l’œuf d’autruche couronnant la mosquée et de l’antenne de télévision au dernier plan de Moolaadé. Ainsi s’élargit la palette du cinéaste. Si Xala (1974) reprend un personnage de notable proche de l’El Hadj, du Mandat (1968), on passe en ces sept années d’un réalisme du quotidien au fantastique buñuelien d’une sarabande d’estropiés et mendiants, laissés pour compte d’une indépendance qui n’a profité qu’à quelques-uns. Et Xala, commencé sur le mode burlesque d’un chassé-croisé entre les maîtres blancs d’hier et leurs remplaçants noirs s’achève dans le grotesque d’un carnaval de crachats, riche métaphore. Car, nobles de cour prêts à trahir leur roi pour l’imam dans Ceddo (1976), film sur les conversions forcées des paysans africains à l’Islam au xviie siècle, chefaillons palabreurs d’Émitaï ou dirigeants autoproclamés de la « nouvelle Afrique » dans Xala, les « élites » ne sont jamais ménagées par le cinéaste. Pas de compromis. L’avenir de l’Afrique, pour lui, ce sont les insoumis qui le portent. Et les femmes, d’abord.

Ainsi, Moolaadé s’inscrit dans cette ligne ascendante : l’aisance de l’écriture cinématographique, amples mouvements d’appareils autour de chœurs affrontés de femmes et de vieillards rétrogrades, rouge sang de l’uniforme des exciseuses contre bariolage des boubous de femmes libres marque cette avancée dans la conduite du récit. Comme dans Ceddo où les tactiques de combat du guerrier révolté rappelaient les ruses d’Ulysse contre plus fort que lui, les chants guerriers des femmes de Moolaadé triomphant de la loi des hommes renvoient aussi bien à la tradition africaine qu’à l’épopée homérique. Dans Le Docker noir, Alassane, encore lui, disait à ses camarades prêts à renoncer à la lutte : « Ne mettez pas votre couleur en cause. Acceptez vos responsabilités d’aujourd’hui et celles de demain. Il y a une solution et vous refusez de la voir. Vos pires ennemis, c’est vous-mêmes. ». Cette leçon-là aussi, le cinéaste Sembene sait la faire entendre.