Ré-invention d’une star

Bernard Chardère

Un trésor de cinémathèque

« Elle est l’intelligence du jeu cinématographique, elle est la plus parfaite incarnation de la photogénie, elle résume à elle seule tout ce que le cinéma des dernières années du muet cherchait : l’extrême naturel et l’extrême simplicité. Son art est si pur qu’il devient invisible. »

(Henri Langlois, 1955)

« Louise Brooks est la seule femme qui ait le pouvoir de transfigurer n’importe quel film en chef-d’œuvre. Quel que soit son metteur en scène, que ce soit une comédie, un drame ou un film d’aventures, dès son entrée dans le champ de la caméra, elle amène avec elle le climat poétique (…) Jusqu’à quel point Louise Brooks, aussi grande actrice que femme belle, était-elle consciente de sa féminité agressive ? Était-elle intelligence ou instinct ? » (Ado Kyrou 1957)

Voilà bien le mythe. Dans la réalité, Louise Brooks fut davantage connue comme « cover girl » que comme actrice, d’autant que ses trois meilleurs films ne furent pas américains. « Pourquoi faire tant d’histoire sur elle ? Elle n’était personne » pourra dire George Cukor. Comment cette marginale du début des années 30 se retrouva-t-elle star absolue au milieu des années 50 ?

Fulgurante ascension due non pas aux producteurs-protecteurs comme Walter Wanger, B.P. Schulberg ou W. R. Hearst, non plus qu’aux publicitaires de la Paramount, aux échotiers de Variety ou de Photoplay ; elle n’est pas due aux spectateurs : c’est une victoire absolue des cinémathèques, de la conservation et du bon usage des copies anciennes. En 1953, James Card, conservateur de la George Eastman House à Rochester, persuada Henri Langlois, de la Cinémathèque Française à Paris, de visionner ensemble Lulu et le Journal, réalisés à Berlin par G.W. Pabst en 1928-1929. Projection décisive : les deux historiens, conquis par la « photogénie » irradiante de l’héroïne, devinrent ses chevaliers-servants.

Pabst était alors dans l’ombre ; il n’y eut guère pour témoigner de son importance que Lotte Eisner dans Le cinéma expressionniste allemand (1952) même si ces films relèvent plutôt de la Nouvelle Objectivité sociale du Cinéma réaliste allemand (par R. Borde, F. Buache, F. Courtade, 1965). Comme Kyrou, Lotte Eisner s’interroge : « Impassible… Énigmatique… Louise Brooks était-elle une grande artiste ou bien simplement une créature éblouissante dont la beauté conduit le spectateur à la doter de complexités dont elle n’avait pas elle-même conscience ? »

En 1955, Langlois mit Louise Brooks à la place d’honneur de son exposition « 60 ans de cinéma », tandis que Card faisait la connaissance de « la femme la plus merveilleuse de tous les temps ». Il l’aida à prendre la plume plutôt que la bouteille de gin (plusieurs de ses essais, sur des interprètes ou des metteurs en scène, paraîtront notamment dans Positif), à quitter New York pour Rochester, où elle devint une assidue de la salle de projection et de la bibliothèque. Card publia dans Sight and Sound et dans Objectif au Canada « Itinéraire d’une recluse ». Ensemble, ils visitèrent en 1957 les cinémathèques d’Europe : Copenhague, Paris, Barcelone, Madrid. Elle revint à la Cinémathèque Française l’année suivante. « Les surréalistes l’ont toujours admirée » écrira Robert Benayoun. L’image subvertissait la réalité : La légende allait prendre corps.

Les ailes de la danse

Faut-il revenir à l’histoire ? Pas plus que pour Clara Bow, Rita Hayworth, Marilyn Monroe et tant d’autres, les faits personnels ne sont pas toujours gais. (Pour tout savoir, il faut lire les 650 pages du Louise Brooks de Barry Paris).

(Mary-)Louise Brooks naquit en 1906 ; sa mère préférait jouer du Debussy qu’éduquer ses enfants. Quand la fillette subit les violences d’un voisin, elle ne sut que lui reprocher de l’avoir sans doute aguiché. La famille habitait Wichita, dans le Kansas. Louise devient danseuse. À 15 ans, pensionnaire à New York de l’école – Denishawn Ted Shawn, Ruth St Denis, Charles Weidman, Martha Graham (qui se souviendra de « son extraordinaire beauté et d’une profonde puissance intérieure ») –, c’est aussi une rebelle qui flirte (employons un édulcorant) tant et au point qu’on la renvoie de la troupe. Elle a 17 ans.

Aussitôt engagée dans la revue Scandals (White/Gerschwin), elle s’installe à l’Algonquin, part pour Londres lancer le charleston au Café de Paris. Revenue à Broadway, elle entre chez Ziegfield ; admire W.C. Fields et « toujours un peu triste », débute au cinéma au studio Astoria « pour gagner de l’argent », etc…

« Brooksie » est une « flapper », jeunes personnes à la mode de cette après-guerre, qui traînaient les pieds sans lacer leurs caoutchoucs : « flap ! » (mauvais genre, rien de nouveau sous le soleil). La coupe « à la Louise Brooks », lancée par le service publicité de la Paramount ou « à la Cléopâtre » (parce qu’on venait de redécouvrir le tombeau de Toutankhamon) – à Berlin, on dira « à la Bubikopf » – lui va comme un gant avec le chapeau-cloche. Ces années 20 furent celles d’un modernisme féministe.

1925 : La Ruée vers l’or. Louise Brooks « sort avec » Chaplin. 1926-27 : l’actrice la plus populaire pour les exploitants est Colleen Moore (qui, pas plus que Lilian Gish, n’a jamais vu de film avec Louise Brooks) : elle gagne 12 500 dollars par semaine, Louise 250 ; les magazines lui consacrent 20 articles par an pour 10 à Louise. Il faut dire que lorsque celle-ci fait pour la première fois la couverture de Motion Picture Classic, elle n’en achète même pas un exemplaire ! « Je n’aimais ni mon maquillage, ni mes costumes, ni la manière dont je jouais. »

Qu’aimait-elle, hormis faire la fête ? La danse, rien que la danse : l’art de l’instant. Elle ne veut voir ni ses rushes, ni ses films terminés. Ce n’est que plus tard, à Rochester, qu’elle comprendra, aimera le cinéma. Elle a le même caractère impulsif et spontané que son idole Clara Bow ; elle est capricieuse, pour ne pas dire versatile. « Très sûre d’elle, très féminine, très en avance : une révoltée » selon Howard Hawks. Pourtant, maints détails de sa biographie indiquent plutôt qu’elle manquait de confiance en elle. D’une élégance innée, elle pose pour les plus grands photographes (Steichen, Richee, Hurrell), pour la publicité aussi. Ces clichés la feront connaître davantage que ses films. Elle inspire la célèbre BD Dixie Dugan.

Louise, maintenant à Hollywood, épouse en 1928 l’Anglais Edward Sutherland, assistant de Chaplin, qui mettra en scène W.C. Fields dans six films. En six mois, le couple ne passe que dix jours ensemble, mais ses réceptions sont très courues.

George Preston Marshall, entrepreneur en blanchisserie et organisateur de football, aura une importance capitale dans la vie de Louise Brooks (« La rencontre la plus décisive de ma vie », affirmera-t-elle). Il est autoritaire, et Louise a un faible pour qui prend de l’ascendant sur elle, tout en ne cachant pas qu’aux experts elle préfère les maladroits (« Plusieurs centaines d’hommes » d’après elle). Elle conclura : « Quant à l’amour, si vous entendez par là l’amour physique, je suis à l’image de Lulu, je n’ai aimé personne. »

Trois films hors Hollywood

Elle tourne notamment dans Une fille dans chaque port (Hawks), dans Les Mendiants de la vie (Wellman) : le public fut fasciné par cette routarde habillée en garçon. Après avoir divorcé de Sutherland sans demander de pension alimentaire (« J’ai quitté un maître d’hôtel, une Rolls et, bien sûr, mon mari » elle avait renvoyé la Rolls pour qu’on la repeigne en mat, parce qu’elle détestait les voitures brillantes), elle apparaît dans The Canary Murder Case. Mais le parlant arrive. Les firmes se séparent de certains acteurs. Louise rompt avec l’autocrate Schulberg et quitte la Paramount. En compagnie de son ami Marshall, refusant une offre de Ziegfeld d’interpréter Dixie Dugan dans Show Girl, elle part pour Berlin.

Pabst cherche depuis longtemps une actrice pour incarner la fatale héroïne de Wedekind : Marlène Dietrich, Brigitte Helm. La Boîte de Pandore, écrite en 1904, qui ne put être jouée avant 1918, a déjà été portée quatre fois à l’écran, notamment avec Asta Nielsen et sa frange : Pabst coiffera différement son interprète dans plusieurs séquences. Il a vu Louise Brooks dans Une fille dans chaque port, ignore qu’elle est danseuse ; elle ne sait rien de lui et ne lit pas le scénario. Mais découvre sur le plateau un metteur en scène, un vrai, manipulant ses interprètes, choisissant ses robes et l’empêchant de sortir le soir.

Mutilé par les censures, le film n’aura pas grand succès. Les critiques trouvent qu’il est décousu, que l’héroïne « ne joue pas assez, n’exprime rien ». Bien plus tard, Louise Brooks écrira : « Il faut qu’une Dietrich ait un Sternberg et qu’une Brooks rencontre un Pabst pour établir une fois pour toutes l’existence d’une personnalité. » « Une putain à 12 ans qui meurt putain à 18, ajoute-t-elle. Comment lui demander de réfléchir et de souffrir ? » Sur l’écran, un autoportrait en abyme. Dans la réalité, « Pabst voulait aussi que je sois une femme intelligente et une actrice disciplinée en dehors du plateau, ce que je n’étais pas. Il avait une approche intellectuelle des gens. Et l’on ne pouvait pas m’appréhender de cette façon-là, car il n’y avait rien à appréhender ». Depuis le Paradoxe de Diderot, quel acteur a jamais parlé aussi pertinemment ?

À Hollywood, où l’on greffait des effets sonores et des séquences parlantes sur les derniers films tournés en muet, la Paramount voudrait que Louise fasse des enregistrements pour The Canary Murder Case. Elle refuse toutes les propositions. « Revenez, ou bien vous ne travaillerez jamais plus à Hollywood ». Réponse : « Qui a envie de travailler à Hollywood ? ». Il fallut la doubler. Schulberg fera courir le bruit que sa voix ne convenait pas.

1929 : Pabst lui conseille d’aller à Paris tourner Prix de beauté avec René Clair. L’argent manque, mais elle séjourne sur la Riviera, rencontre les Fitzgerald et finalement retourne à Berlin pour le Journal d’une fille perdue, véritable cantilène érotique où elle passe de la maison de redressement à la maison de tolérance (image de la société), avec une grâce inégalée, sans avoir elle-même « aucune idée de l’intrigue ni de sa signification ». Censuré, incompris, ce chef d’œuvre reste l’un des joyaux du muet. Excédé, moins par les frasques de sa vedette que par son entourage, Pabst lui prédit qu’elle finira comme Lulu. Qu’est-ce à dire ? Louise continue à ne rien comprendre. Ou à faire comme si.

Rappelée à Paris où le financement de Prix de beauté est bouclé, Louise Brooks est accueillie en vedette internationale. On la maquille pendant qu’elle dort avant d’entrer sur le plateau, tant elle boit et fait la fête. Le scénario féministe de Pabst et Clair raconte les conséquences d’un concours de beauté sur trois amis ouvriers. Il est réalisé par Augusto Genina dans un style réaliste. Malheureusement, la postsynchronisation le mena à l’échec. Film à réhabiliter. À New York, un soir où l’on projette Lulu, elle refuse d’aller le voir avec un nouvel ami (celui-là même qui, plus tard, lui assurera une bourse de 200 dollars par mois). Elle refuse les propositions de Harry Cohn à la Columbia. Elle tourne quelques petits rôles (sans sa frange) refuse l’Ennemi public de Wellman, se « déclare en faillite », épouse Deering Davis, riche et excellent danseur, pour le quitter six mois plus tard (sans pension alimentaire). En 1934-1935, elle fait des numéros de danse, tandis que son mentor Marshall finit par en épouser une autre. Elle apparaît en 1937 dans son dernier rôle, aux côtés de John Wayne ; monte un temps une école de danse puis, en 1940, repart pour son Kansas natal, mettant fin à une carrière atypique : star de trois films hors Hollywood plus 19 titres mineurs, dont un tiers semble perdu.

Recluse en écriture

À Wichita, elle sera professeur de danse jusqu’en 1943. À New York, deux années durant, vendeuse dans un magasin de luxe. Elle écrit puis détruit ses souvenirs ; elle peint et, toute une décennie, se convertit au catholicisme. Parmi ses nombreuses relations, elle ne revit jamais son ex-ami des médias, qui, à partir de 1954, lui verse une allocation d’écriture.

James Card vend une partie de ses 5 000 copies pour l’installer à Rochester. En 1958 à Paris, elle sympathise avec Lotte Eisner, mais rompt rapidement avec Card et Langlois, les suspectant de manipuler son image. Elle écrira 200 lettres au jeune historien anglais du cinéma Kevin Brownlow.

En 1965, parution de deux essais sur Pabst : Buache pour Premier Plan et Amengual chez Seghers.

Richard Leacock la filme une heure en 1974. Kenneth Tynan (qui a monté Oh Calcutta ! à Broadway) publie dans le New Yorker un portrait retentissant : « La fille au casque noir ». Elle le gratifiera d’une centaine de lettres, jusqu’à ce qu’il parle imprudemment d’un film sur sa vie…

En 1976, Roland Jaccard édite (Phébus) Portrait d’une anti-star : elle a eu en mains ce bel album. Une exposition de Steichen en 1979 sera sa dernière sortie.

En 1982, ses essais critiques parus dans diverses revues sont rassemblés dans Lulu in Hollywood, en français Louise Brooks par Louise Brooks (Pygmalion/Watelet). Quand Anita Loos écrit dans Vogue : « Les critiques de cinéma contemporains s’accordent tous à dire que Louise Brooks est devenue la plus grande actrice de l’histoire du cinéma », il faut le comprendre en référence à ce dont elle était persuadée : qu’être une grande actrice, ce n’est pas tant bien jouer qu’avoir de la personnalité. Mais la condition préalable est de vouloir le devenir, ce qui ne fut guère son cas.

En 1983, elle se réconcilie avec Card et dit au neveu qu’elle préfère : « Ne reviens pas ». Elle s’éteindra en 1985. En 1989 paraît la somme de Barry Paris chez A. Khopf, publiée en français (par Roland Jaccard) aux PUF, en 1993. Louise Brooks fut une autodidacte, intuitive plus qu’intellectuelle, acharnée à écrire avec précision. Cela la passionna. Au critique Weinberg : « J’étais toute excitée de figurer en première page dans Positif ». Elle qui apparaît si dynamique à l’écran, dans un érotisme hédoniste, semble avoir été plutôt masochiste, comme animée d’une angoisse latente, d’on ne sait quelle pulsion auto-destructrice. « Je ne me suis jamais aimée », avouera-t-elle à Richard Leacock. Elle pensait qu’elle avait tout échoué. « J’ai renoncé à me trouver. Ma vie ne fut rien ». Mais encore, derniers mots : « Dans mes rêves, je danse ». Dans les nôtres, sous sa frange, son sourire heureux laisse entendre à jamais, qu’elle le veuille ou non, qu’une étoile est née