Sainte Béatrice Dalle, comédienne et martyre

Christophe Honoré

Chaque soir aux pieds de nos lits, nous devrions dans nos prières remercier le Cinéma d’avoir créé Béatrice Dalle. D’avoir créé Rita Hayworth, Marylin, Béatrice Dalle. Ce rosaire-là, à genoux, têtes basses réclamant pitié, nous nous devons de le réciter ad libitum, remplis de terreur et de grâce. Humbles, chaque soir, nous devons admettre que certaines actrices n’existent pas par les films, mais par le cinéma, admettre que certains visages, certaines voix nous dépassent, nous devancent, figures du mystère et de l’évidence, admettre que certaines actrices répondent par leur existence à la question fatale qui immobilise tout cinéaste : qu’est-ce que le cinéma ?

Le cinéma, c’est Béatrice Dalle. Il n’y a pas de réponse plus limpide, plus joyeuse, plus excitante. Béatrice Dalle est entièrement le cinéma, et elle n’est aussi que ça. Hors le cinéma, rien de Béatrice Dalle ne subsiste, c’est sa très grande force et son très grand souci, comment voulez-vous vivre dans ce monde tout petit quand vous êtes le cinéma ? A la fin du tournage de 17 fois Cécile Cassard, je me souviens de m’être approché de Béatrice, j’étais malheureux et épuisé, et je ne voulais rien montrer que de la légèreté, j’ai balbutié dans son oreille que je la libérais, que je la rendais à la vraie vie. Elle m’a lancé alors le regard le plus triste qu’elle ne m’a jamais donné. De quelle vraie vie parles-tu, m’a-t-elle demandé ? La seule vie que j’ai, c’est ici. J’ai eu honte, je me suis senti minable et aveugle, je l’ai un peu prise dans mes bras, comme pour la consoler, mais je n’ignorais pas que mes bras étaient bien trop minces pour la réconforter, mon esprit bien trop idiot pour ne pas avoir compris qu’évidemment pour elle, c’est dehors que débute la fiction.

La première fois que j’ai rencontré Béatrice, elle venait de pleurer. Une histoire de garçon et de déménagement. Nous nous étions retrouvés dans le bar d’un hôtel place de la République. Béatrice s’excusait de ses yeux gonflés, de son visage anéanti, de toute cette laideur qu’elle ressentait entre ses larmes, ce bar piteux, cette place affreuse, ces cartons qui s’entassaient, ce garçon qui ne savait pas l’aimer. Et c’était un appel, une main tendue, elle ne réclamait qu’une chose, être de nouveau kidnappée par un film et échapper encore quelque temps à la laideur du monde qui s’acharnait contre elle. Béatrice n’attend que ça je crois, des cinéastes qu’elle rencontre, qu’ils deviennent pour elle des chevaliers valeureux, des guerriers cruels et doux, tout entiers dévoués à repousser le réel. Non, pas le réel, disons le quotidien, le familier, la somme grossière des petites histoires qui capturent nos vies.

Je ne connais pas grand chose de la vie de Béatrice. Sinon quelques faits d’armes, des photos dans les journaux, et parfois au détour de nos conversations, une anecdote qu’elle me confiait. Juste je sais, que la vie n’est pas à la hauteur de Béatrice. En revanche, je connais tous ses films. De 37°2 à Clean, en passant par Chimère, La Vengeance d’une femme, Black-out, J’ai pas sommeil, H story… Et je sais que là, le cinéma a été à la hauteur. Le cinéma a vengé la brutalité de la vie, en échange, il a ravi la femme, prise d’otage, aucune rançon envisageable. La filmographie de Béatrice Dalle est exemplaire et inédite pour une actrice française aussi populaire. Elle dessine un territoire de cinéma audacieux, exigeant, sensible. Mais je crois que Béatrice, elle s’en fout de ce territoire. Elle s’en fout que ses films fassent partie du meilleur du cinéma mondial. Elle ne mène pas du tout sa carrière, ne se dit pas un matin, tiens et si j’acceptais ce fim égyptien de Yousry Nasrallah. Béatrice n’y connaît pas grand chose au cinéma, ce qui peut la décider, c’est simplement la rencontre avec un homme, avec une femme, et que de cette rencontre naisse l’éventualité d’un sentiment. Pas d’un sentiment forcément amoureux, d’un sentiment au sens large. Elle réclame la main tendue, les chevaliers valeureux, mais elle réclame aussi l’attention, la douceur, des rires à partager, de la sensualité à venir. Béatrice Dalle ne mène pas sa carrière vers des films toujours plus exigeants, elle mène son envie vers des cinéastes toujours plus sensibles.

Il est temps de parler de sa peau. De sa peau et de son odeur. Je ne connais pas de femme qui ait la peau plus douce que Béatrice Dalle. Pas de femme qui ait un plus léger parfum que Béatrice Dalle. L’embrasser le matin sur le plateau, et c’est votre journée entière qui est enivrée de bonté. Oui, Béatrice Dalle a la peau et l’odeur d’une sainte. Mille fois oui, et c’est pour ça qu’il va falloir un jour se décider à cesser ces calomnies sur Béatrice comme Dragon du cinéma français, créature des flammes et des ténèbres. Cette idée débile de Béatrice dangereuse, bouffeuse de metteur en scène et de pellicules, ingérable et irresponsable. Je connais peu d’actrice aussi docile qu’elle, aussi impliquée dans un film qu’elle, aussi parfaitement du côté du metteur en scène qu’elle. Avoir peur de Béatrice, c’est une attitude de tout petit cinéaste qui font dans leur culotte dès qu’un être un peu libre passe à leur portée. Une attitude mesquine, puérile des gens qui crient au loup pour se donner de l’importance, donner l’impression idiote qu’ils font un métier tellement dangereux. Les saintes ne sont pas dangereuses, elles exigent juste de nous de les accueillir sans réserve. Je ne pourrais jamais prendre au sérieux un cinéaste français qui ne crèverait pas d’envie de tourner avec Béatrice Dalle.

Autre sujet d’énervement, Béatrice elle-même, quand je l’entends dire dans les interviews qu’elle ne sait pas jouer, qu’elle ne sait qu’être elle-même, qu’elle ne sait qu’être Béatrice Dalle dans un film. Ça m’énerve parce qu’elle a à la fois complètement raison et complètement tort. Complètement raison parce qu’évidemment elle ne fabrique pas, elle ressent, elle met hors jeu toute attitude de convention, tout stratagème, elle soustrait. Mais elle a tort parce que cette soustraction est l’essence même du jeu d’un acteur au cinéma. Une règle de base, un axiome. Et c’est une discipline que d’être au plus proche de soi lorsqu’on représente un autre, c’est un travail. L’instinct n’a rien à voir là-dedans. Béatrice Dalle ne compose pas, mais cette manière qu’elle maîtrise d’être complètement donnée, sans retenue, lui permet de faire exister des personnages qui sont profondément étrangers à elle-même. L’intime qu’elle révèle lui ouvre les portes pour incarner l’autre absolument. Je sais que quand Béatrice déclare ça, elle le fait par souci de franchise, la franchise est une des vertus cardinales chez elle. Mais cette franchise est inutile, cette vertu est très médiocre, indigne de sa force et de son talent. C’est une vertu de femmes entre elles la franchise, un truc de pleureuses pour se faire encore plus mal, et finir par s’étouffer. Je ne comprends pas qu’une femme aussi solitaire et très méfiante des amitiés féminines comme Béatrice puisse se faire avoir sur cette affaire de franchise. Ce doit être un reste de son adolescence.

L’adolescence, voilà le mot exact pour définir son jeu. Le mot juste. Tant d’acteurs jouent avec leur part d’enfance, tant d’acteurs s’essoufflent à nous faire croire que la comédie est une petite affaire privée, une nostalgie du temps où on jouait au papa et à la maman. Je défie quelqu’un de trouver un plan de Béatrice qui évoquerait sa propre enfance. Impossible d’envisager qui était Béatrice Dalle à huit ans. Elle est née adolescente, elle est née avec le cinéma. Rien chez elle n’évoque les souvenirs sucrés, rien n’évoque la cruauté des petites filles bien sages, cette cruauté ennuyeuse à mourir qui pourrit la vie de tant d’actrices. D’ailleurs ce n’est pas un hasard si Béatrice a eu si peu de parents au cinéma, c’est une orpheline. La fiction la dévoile toujours du côté de la résurrection, pas du côté de la filiation. Sans genèse, une immaculée conception.

Chaque soir les cinéastes devraient dans leurs prières remercier le cinéma d’avoir créé Béatrice Dalle. Chaque soir ils devraient se répéter que le cinéma, c’est l’adolescence retrouvée. C’est l’inachèvement, le sale et le beau, c’est l’utopie désespérée, la très grande force des corps et leur très grande vulnérabilité. Le cinéma comme adolescence, c’est le refus des adultes, refus de l’enfance, un territoire crâne et teigneux et affolant de désirs, c’est une idiotie et des fulgurances, un amour si pur qu’il disparaît le temps d’une cigarette. C’est Béatrice Dalle.