Nom de Minnelli, ou Vincente à l’oreille

Emmanuel Burdeau

Délicate, l’entreprise de survoler d’une traite les trente ans que dura la carrière de Vincente Minnelli, d’Un petit coin aux cieux (1943) à Nina (1976). Délicate, car cette oeuvre aura plus d’une fois souffert, au temps de sa découverte et jusqu’à aujourd’hui, d’être rabattue sur une seule de ses faces. Tantôt le rêve et ses éblouissantes couleurs, dont Minnelli serait le champion incontesté – alors qu’il ne demeure pas moins celui de la rêverie, c’est-à-dire de cette absence subite qui, sans bouger, vous emmène loin de toute féerie visible. Tantôt le décor et sa dévorante tapisserie, où les héros minnelliens seraient voués à disparaître, fût-ce pour y périr étouffés – alors que celui-ci n’a pas de fonction stable, mais balance incessamment entre deux extrêmes, une position-miroir (le décor comme écran, tableau, projection ; mur contre quoi cogne Madame Bovary, 1948) et une position-maison (le décor comme théâtre, machinerie, espace à habiter ; tendance que pousse à son comble La Femme modèle, 1957). Tantôt la comédie musicale, que le cinéaste aurait révolutionnée dès Le Chant du Missouri (1944) en intégrant les numéros chantés-dansés à la marche du scénario, avant de donner au genre son chef d’oeuvre, Tous en scène (1953) – alors que jamais, chez Minnelli, le murmure de la danse ne se laisse traduire en un fait langagier ou narratif et que, de plus, il s’illustra à proportions et réussite égales dans la comédie (surtout dans les années cinquante) et dans le mélo (surtout dans les années soixante). Tantôt la figure du dandy en mules italiennes et veste jaune canari s’auto-proclamant artiste à l’européenne au beau milieu de l’usine hollywoodienne et aimant représenter pour cette raison, dans La Vie passionnée de Vincent Van Gogh (1956), Les Quatre Cavaliers de l’apocalypse (1963) ou Quinze jours ailleurs (1964), les tourments d’un moi solitaire confronté aux affres de la création – alors qu’aux ténèbres de l’art il préféra toujours sa joie, et à son isolement sa vocation à faire monde pour tous. Tantôt le cliché symétrique du super-artisan prospérant dans l’enclos de la Factory MGM, Culver City, CA, et sous l’aile protectrice de la fameuse Arthur Freed Unit, ou celui, voisin, du grand couturier follement raffiné mais infoutu d’articuler la moindre parole sensée sur ses collections et ne méritant donc pas, au prétexte de cette servitude trop docilement consentie, ou de ce silence trop suspect, la distinction suprême d’auteur.

Pour saluer Minnelli et présenter cette rétrospective de dix-neuf films sur trente-quatre organisée par le Festival de La Rochelle, mieux vaut se débarrasser de toutes les paresses de vue encore attachées au dit âge d’or hollywoodien et s’en tenir au plus élémentaire en posant une question toute simple. Qu’est-ce que ce cinéma aura le plus montré ? Davantage que les gestes fiévreux de l’art, Van Gogh harnaché à son châssis ou Jack Andrus en pleine crise (Quinze jours ailleurs), davantage même que les prodiges de la danse ou l’entrée fébrile au pays des rêves, Fred Astaire découvrant les lavandières arc-en-ciel de Yolanda et le voleur (1944), Gene Kelly les fougères luisantes de Brigadoon (1954), c’est un affect suspendu, un instant difficilement qualifiable, sur la crête : un visage de femme qui attend et espère.

Premier film, Un petit coin aux cieux : la pieuse Petunia s’assoit au du bord du lit, joint les mains et prie pour que Lil’Joe ressuscite et guérisse de sa passion pour les dés. 1944, Yolanda : au pied d’une statue, l’héroïne implore le bon Dieu de lui accorder le secours d’un ange gardien. 1948, Le Pirate : sur son balcon, Manuel lève les yeux au ciel pour invoquer le nom et la légende du pirate Macoco : « Where are you now ? What seas do you traverse ? ». 1952, Les Ensorcelés : l’ex-trainée Georgia Lorrison reçoit toute ouïe les leçons de son mentor Jonathan Shields : voici comment il faut se tenir, fumer, jouer, aimer… 1954, Brigadoon : à sa fenêtre, Fiona guette en silence, chanson et entre-chats, la venue d’un mari putatif. 1958, Comme un torrent : Ginny guette dans l’oeil de Dave le moindre frémissement de tendresse, voire de reconnaissance.

L’unité minnellienne de base, c’est l’ouverture d’un visage féminin à la promesse d’un rapt – roman, aventure ou amour. Ce que Minnelli aura le plus et le mieux filmé, c’est l’essence de l’écoute, autrement dit le paradoxe a priori inverse d’une surdité aux injonctions du présent, une distraction abritant une qualité supérieure d’attention et d’affût à ce qui n’est pas là, mais pourrait surgir de façon imminente. Autant que des rêveurs, Minnelli a peint des étourdis, des envolés : surtout des femmes, Lucille Bremer, Judy Garland, Lana Turner, Cyd Charisse, Shirley MacLaine, Liza Minnelli ; quelquefois des hommes : Fred Astaire qui porte la cigarette à ses lèvres ou le doigt au lobe de son oreille dès qu’une idée germe en son esprit malin (e.g. : dans le train où débute Yolanda) ; Gene Kelly qui s’en retourne fissa en Écosse, sur tel mot ou syllabe de sa fiancée, sans décoller pour autant du bruyant café new-yorkais de Brigadoon ; Gregory Peck qui se donne une piètre contenance dans le restaurant italien de La Femme modèle ; Dean Martin qui, dans Comme un torrent, ne suit pas les conseils de son ami et n’obéit qu’aux superstitions conjuguées du jeu, de l’alcool, du stetson qu’il ne retire jamais, même au lit. Revoyez le détail des films : pas un plan sans quelqu’un ou quelqu’une qui, au centre du champ ou dans un coin, s’en va déjà, pense à autre chose, module de mystérieuses fréquences. Bref : (n’) écoute (pas).

La signature de Minnelli ? Moins telle frappe de coloriste que la résonance discrète mais têtue d’un signal adressé au dehors. Son : programme ? Répondre à l’appel, tout en ne cessant pas d’en propager l’écho. Il y a là le jeu essentiel d’un relais, d’une relance plutôt. Dans ce cinéma, c’est elle qui nous donne tout. Elle nous en donne la note fondamentale, une sorte d’hyper-sensitivité qu’on suppose se communiquant magiquement du cinéaste à ses acteurs, puis de ses personnages à ses spectateurs. Elle nous donne aussi la structure du rêve, lequel ne se boucle pas sur lui-même, mais naît de cet appel, précisément, d’une rêverie de femme à sa fenêtre, son balcon, son jardin. Il faut alors y distinguer deux côtés. D’abord la prière féminine. Ensuite l’homme qui, la recueillant par ruse ou chance, l’exauce par un travail de mise en scène. Avec quelques accessoires, l’escroc Johnny devient l’ange de Yolanda ; un costume et pas mal de culot déguisent le clown Serafin en Macoco (Le Pirate) ; etc… Pourtant, jusque sur le théâtre illuminé du rêve réalisé, l’ouverture de la rêverie continue de viser plus loin. Toujours, elle en accélère le manège et en échange les rôles, prenant l’homme au piège qu’il a lui-même tendu. Ainsi, le danger propre au rêve minnellien tient moins à quelque propriété absorbante de son décor qu’à la clôture des images, à ce titre fatalement, voire comiquement inadéquats à un appel qui aura été, dès le départ, lancé bien au-delà du visible. Mais cette inadéquation n’est pas synonyme de désillusion ; au contraire, elle est le nerf, le moteur du rêve.

Plus encore, cette relance nous donne la conception minnellienne de l’art. Un premier sommet est atteint à cet égard dans le ballet final d’Un américain à Paris (1951), un deuxième dans le numéro « Dancing in the Dark » de Tous en scène. Un troisième dans Comme un torrent, lorsque Ginny, ayant religieusement écouté Dave lui lire sa nouvelle fraîchement publiée en revue, ajoute dans un sourire qu’elle n’a rien compris mais tout aimé, de même qu’elle l’aime, lui, sans le comprendre. Aveu qui énerve Dave, puis le pousse brusquement à demander Ginny en mariage. Que s’est-il passé ? Le texte lu importe moins que ce qu’il révèle, Ginny aimant et entendant à travers tout ce qui peut être écrit ou représenté. Simultanément, Ginny elle-même, oreiller serré contre la poitrine, maquillage de tramp, fleur dans les cheveux, s’offre à Dave comme une pure médaille, un tableau parfait, une glorieuse surface ouverte sur nul fond. Telle est la fonction de l’art chez Minnelli, dessiner le circuit qui lie une image pleine à ce qui excède toute image – la peinture au désir frustré qui fait bondir de tableau en tableau (Un américain à Paris), la danse à l’incertitude face à ce qu’elle peut (Tous en scène, où Astaire et Charisse font dans la nuit danser la question : « Can you and I really dance together ?« ). C’est pourquoi l’artiste selon son coeur ne saurait s’épanouir seul ; il exige d’être pris dans un couple, dans une respiration : de la rêverie au rêve, de l’idée à l’image, de toi à moi. (Symétriquement, c’est de demeurer dans l’élément clos de l’idée – qu’est-ce qu’un vrai père ? un vrai fils ? – qui condamne les personnages de Celui par qui le scandale arrive (1959) au pire, à une terrible absence d’oeuvre).

L’écoute est partout chez Minnelli, au départ comme à l’arrivée. Elle est l’impulsion et le résultat du rêve, l’impulsion et le résultat de l’art. Signe qu’en la privilégiant, le cinéaste cherchait peut-être à épouser un autre mouvement que ceux-là. En effet, cette intimité de l’origine et de la fin n’est autre que celle de la pensée qui, toujours, voyage entre l’impuissance de s’élancer sans appui et la puissance de ce qu’elle accomplit ; aussi bien, entre la toute-puissance de son affirmation nue et la puissance forcément moindre de ses trouvailles. Vincente Minnelli, 1903-1986 ? Pas un esthète – un anonyme emporté sur la grand roue des devenirs.