La caméra qui fait danser la suisse

Thierry Jobin

L’onde n’a pas encore atteint le reste du monde, mais l’épicentre, en Suisse romande (francophone), en tremble d’excitation. Depuis quatre ou cinq ans, son cinéma se réveille grâce à une nouvelle génération : celle d’Ursula Meier, de Jean-Stéphane Bron, de Xavier Ruiz, d’Elena Hazanov ou de Vincent Pluss. Une poignée de trentenaires parmi lesquels Pluss, Genevois de 35 ans, s’est imposé comme un des principaux agitateurs. À son corps défendant, sans doute, mais grâce à deux talents rarement compatibles : mener, de front et avec le même succès, un combat politique âpre contre les instances officielles et une oeuvre artistique personnelle.

Hors des frontières de l’alpine Helvétie, le cinéma suisse résonne, depuis quarante ans, aux noms d’Alain Tanner, de Claude Goretta, de Michel Soutter ou, pour peu que nos amis cinéphiles français acceptent de nous le céder, du célèbre résident de Rolle, sur la rive nord du Lac Léman, Jean-Luc Godard. De fait, cette ancienne Nouvelle Vague n’a guère fait d’émules, à peine quelque écume parmi les générations suivantes, des Francis Reusser, des Jean-François Amiguet. Le temps que le cinéma s’officialise là où il balbutiait, que le film devienne l’affaire des instances fédérales et cantonales, que tous les artistes ou presque se précipitent vers la télévision pour se fonctionnariser complètement et s’assurer des vieux jours paisibles.

Bref, le cinéaste suisse romand, en tant qu’espèce particulière, était grégaire, solitaire dans un marché minuscule de deux millions de spectateurs – bébés compris – et surtout peu enclin à passer le relais. La transmission du savoir-faire s’est donc mal passée. C’est alors que, au lieu de rester campés sur leur originalité et leur indépendance de jeunesse, Vincent Pluss et consorts ont surgi. Pour tuer les pères qui les ont laissés déshérités, eux se sont voulu collectifs, généreux, solidaires.

Au départ, bien sûr, Vincent Pluss était seul. Né en 1969 à Genève. Parti suivre les cours de cinéma de la New York University Tisch School of the Arts (BFA Film & Television), avant de rejoindre, comme monteur, la Chine ou l’Allemagne. En 1988, à 19 ans, il tourne son premier court métrage When Johnny Gets Hurt. Et bientôt, grâce à la création de sa propre société de production Intermezzo Films S.A., suivent des adaptations cinématographiques de spectacles de danse (Cavale, 1994 ; Moi Toi Peur, 1996). Travail avec le théâtre, travail avec la danse, surtout : ce chemin à travers les arts vivants inspire Vincent Pluss. Il collaborera avec le chorégraphe Gilles Jobin et le musicien Franz Treichler des Young Gods (The Moebius Strip), travaillera avec le Basque Oskar Gomez et la compagne L’Alakran, filmera un happening chorégraphié par Kylie Walters (The Greenhouse Infect). « Le travail avec l’art vivant m’inspire beaucoup, explique Vincent Pluss. Il est à la base d’une réflexion sur l’acte de tourner des films. Qu’est-ce qu’on capte, qu’est-ce qu’on maîtrise, qu’est-ce qui surgit ? Comment impliquer le spectateur dans une forme d’échange avec l’objet filmé, dans un effort créatif ? Comment être dans un rapport vivant, au tournage et à la projection ? De quoi un film est-il la trace et que peut-il laisser comme trace ? »

Côté fiction, deux courts en particulier attirent l’attention : L’Heure du loup en 1997, coréalisé et interprété par son complice Pierre Mifsud, et Tout est bien en 2000. Le premier film, caméra calme et posée, ose l’ambition de l’émotion : devant le cadavre d’un père et grand-père allongé sur son lit de mort, une famille règle les derniers préparatifs de la chambre mortuaire. Le second, réalisé par Vincent Pluss seul mais interprété par Mifsud, plus heurté, évoque une déchirure familiale tout aussi terrible. Cette fois, la caméra portée virevolte, danse, hésite, cherche à faire corps avec les personnages. Par sa thématique (la famille et ses déchirures) et son style (la chorégraphie des gestes d’abord, comme le dit un personnage : « On n’a pas besoin de tout dire avec les mots ! »), Tout est bien marque la vraie naissance à l’écran du cinéaste Vincent Pluss.
Son : originalité. Comme une réponse à cette réplique du film, adressée entre frères : « La pire des choses qui puisse m’arriver, c’est de te ressembler un jour : t’es tellement… bien ! »

« La pire des choses qui puisse m’arriver, c’est de te ressembler un jour. » Tandis que la réplique résonne sur les écrans des festivals de Locarno, Montréal, Namur, Paris ou Turin d’où Tout est bien revient couvert de prix, elle prend un sens nouveau, cet été 2000, dans l’actualité du cinéma suisse. Derrière Vincent Pluss, projeté un peu malgré lui porte-parole d’un mouvement de contestation, une génération de cinéastes frappe un grand coup à Locarno. Cette génération s’est donné un nom, « Dogmeli (pour un excellent cinéma suisse de qualité) » et parodie le Dogme 95 du Danois Lars von Trier. Des autocollants sont distribués sur la Piazza Grande : « N’agis pas », « Ne sois pas toi-même », « N’exprime pas tes sentiments » ou « Dis merci ». Autant de slogans ironiques qui pourfendent le paternalisme et le mépris que les décideurs, cinéastes et producteurs suisses manifestent à l’égard des jeunes artistes. Vincent Pluss s’exprime alors, au coeur d’un mois d’août 2000 déjà écrasé par la touffeur : « Nous dénonçons la faillite d’un système d’aide, due au manque de prise de risques dans les investissements. Si nous ne réagissons pas aujourd’hui, l’effet de sclérose va se prononcer. Trop de jeunes réalisateurs sont découragés par un fonctionnement toujours plus verrouillé. » En ligne de mire : devant les commissions suisses d’attribution des aides, les dossiers cooptés par des maisons de production établies et indéboulonnables seraient systématiquement privilégiés. « Nous n’avons pas de temps à perdre, ni l’envie de faire la queue, nous n’accepterons pas de quitter la relève à 50 ans ! »

Car il y a pire pour la relève : le système suisse veut que, pour accéder aux aides destinées aux longs métrages, il faut déjà avoir réalisé… deux longs métrages ! En janvier 2001, face à cette barrière kafkaienne, Dogmeli, toujours représenté par Vincent Pluss mais réunissant entre 150 et 200 aspirants cinéastes à travers tout le pays, frappe une deuxième fois, lors des Journées cinématographiques de Soleure, festival consacré au cinéma suisse. Dogmeli lance alors la Résolution 261 : sans moyens, en caméra DV, il suffit de tourner deux longs métrages de 61 minutes minimum, de se faire violence, de susciter une masse critique qui puisse faire vaciller le système. C’est un succès : quatre mois plus tard, 30 films de 61 minutes ont été tournés par une vingtaine de cinéastes dans une Suisse qui produit dix longs métrages les bonnes années. À l’écran, les résultats sont bien sûr inégaux. Toutefois, dans le cas de Vincent Pluss, l’expérience débouche sur une véritable avancée esthétique et personnelle.

Ainsi d’XY, court métrage estampillé Dogmeli, qui réinvente la vie d’un couple sur un lit enveloppé de plastique. Une fable drôle, chorégraphie de petits gestes, de bruissements, sorte de rébus pris de hoquets. Et ainsi, surtout, de On Dirait le Sud, le plus accompli des films nés dans la révolte de Dogmeli. Mésaventure d’un papa indigne qui croit pouvoir débarquer dans le Sud de la France et reconquérir sa femme et ses enfants sans prévenir, On Dirait le Sud est l’aboutissement d’un travail avec les acteurs et l’improvisation. Vincent Pluss le mène depuis ses débuts. Il y injecte la même intensité que dans ses actes politiques. Résultat : On dirait le Sud agit comme un manifeste où tout, d’une petite fille qui regarde la caméra à un rayon de soleil matinal sublime contre la vitre d’une cuisine, semble avoir été convoqué. La nature, la lumière ou le son du monde réel, simplement, pour repartir à zéro et désavouer au passage tous les films suisses trop apprêtés qui ont fait de cette cinématographie, au cours des deux dernières décennies, l’une des moins excitantes du monde.

On Dirait le Sud. L’ambition du projet, expérimentation entre amis payée de leur poche et tournée en deux jours, aurait pu s’arrêter là : le but – faire un film à tout prix et par des voies buissonnières non officielles – était atteint. C’était sans compter son énergie pure, énergie faite style, motrice de sa caméra vidéo portée. Et le film décolle, trouve une grâce, un charme fou, que ses conditions de production n’osaient laisser espérer.

Si les Suisses suivent les Césars à la télévision, la France ne sait sans doute pas que la Suisse possède aussi ses remises de prix annuels : les Prix du cinéma suisse. Or, en janvier 2003, On Dirait le Sud a remporté la récompense de la meilleure fiction. Alors que le mouvement Dogmeli s’était entretemps dissout, voilà que sortait victorieuse la plus fière réussite de son cinéma officieux, sans subventions ni coproduction étrangère, un type de film qui n’attend pas la permission des parents (l’État ou la télévision) pour passer à l’acte. Avec Pluss couronné, c’est aussi le mouvement dont il fut l’un des initiateurs, qui fut salué. Le jury et son président, le cinéaste Daniel Schmid, avaient reconnu la légitimité de la rage exprimée par Dogmeli, rage contre le système de subventionnement, rage contre l’inertie d’une création plombée par le fonctionnariat et le copinage. Difficile, alors, d’imaginer une image plus forte que la poignée de main de l’ancien, Daniel Schmid, au nouveau, Vincent Pluss : elle eut la force symbolique du passage de relais tant attendu.

Aux dernières nouvelles, il est toujours impossible de vivre du cinéma en Suisse. A moins d’en être, du sérail, des commissions, des coteries. Le seul moyen pour que le succès de On dirait le Sud serve finalement à quelque chose – et n’accrédite pas seulement une politique de création sans argent, clochardisée – consiste à le voir en nombre. Grand Prix à Séoul et au Festival du Premier Film d’Annonay, le voici projeté à La Rochelle, fer de lance d’une rétrospective qui oscille entre fictions et films de danse. Et c’est le jeune cinéma suisse tout entier qui se sent à la fête.