Dominique Cabrera

N.T. Binh

Il y a deux façons de faire connaissance avec le cinéma de Dominique Cabrera.

La première, c’est celle de tout spectateur de cinéma, découvrant un long métrage dans une salle, sans rien savoir du metteur en scène. Ses quatre premiers longs métrages sont très différents, et peuvent chacun servir de porte ouverte pour découvrir l’oeuvre.

Par chance, son premier film de cinéma, L’Autre Côté de la mer, a été un succès, beaucoup de gens l’ont vu, il est souvent passé à la télévision. C’est une belle histoire sur le douloureux problème des rapatriés d’Algérie, dotée d’un propos original, sans folklore ni pathos, avec des personnages forts, incarnés par des acteurs hors pair : Claude Brasseur, Marthe Villalonga, Roschdy Zem, Marilyne Canto, Ariane Ascaride… On y croit, on pleure, on rit, c’est un bon film français, solide, chaleureux.

Si l’on a manqué ce film, on a encore moins de chances d’avoir attrapé au vol le deuxième, Nadia et les hippopotames, plus complexe, moins séduisant au premier abord, en fait beaucoup plus intéressant dans les risques qu’il prend : les chemins détournés de la fiction, les temps morts, les digressions. Mais aussi : le lyrisme, le bonheur cinématographique, la liberté de filmer. Le film est applaudi à Cannes, la critique est élogieuse. Mais le sujet n’est pas très commercial : une grève de cheminots, le milieu ouvrier, une intrigue qui ose s’étirer (une version courte du film est même passée sur Arte…). En salle, les spectateurs qui y sont allés l’ont adoré ; simplement, ils n’étaient pas assez nombreux. Nadia reste un joyau, la perle pour happy few.

Le troisième, c’est Le Lait de la tendresse humaine. Un titre superbe, un projet longtemps couvé, et une distribution inouïe : autour d’une héroïne énigmatique jouée par l’actrice-fétiche Marilyne Canto, on croise Patrick Bruel, Dominique Blanc, Valeria Bruni-Tedeschi, Mathilde Seigner, Claude Brasseur, Marthe Villalonga, Antoine Chappey, Olivier Gourmet, Yolande Moreau… À partir d’un fait divers ténu sur le thème du baby blues, se construit un puzzle, une mosaïque. On dirait des scènes volées par une caméra agitée. Le film en a fatigué certains, en a bouleversé d’autres… Le flou et le tremblé de la prise de vue sont au diapason d’un monde instable où, pour que survivent les relations, on préfère finalement s’aimer que se comprendre. La présence de Bruel élargit le public de Cabrera ; mais pour ceux qui ne connaissent pas l’univers particulier de la cinéaste, c’est un ovni, un drame sans structure distincte, une suite de moments en suspension, de points d’interrogation sans réponse.

Folle embellie, projet plus ancien encore, déroutera peut-être, mais cette fois par sa simplicité affichée, que contredit la diversité du propos. Quel en est le véritable sujet : la folie ? la guerre ? la famille ? le groupe social ? Est-ce une comédie ? une tragédie ? une fable ? La mise en scène est sereine : la beauté – celle de l’image, de la musique, des visages humains et des paysages – métamorphose l’errance des personnages, les submerge et transforme leur maladie mentale en instrument de liberté. Comment réagiront ceux qui n’ont jamais vu un film de Dominique Cabrera avant celui-ci ? En se demandant, sans doute, quelle personnalité se cache derrière une cinéaste aussi dérangeante et singulière, qui a l’air d’inventer un nouveau genre : le conte de fées psychotique, ou encore : le film de guerre aliéné ! (Dans ce dernier cas, elle le réinvente : Philippe de Broca, avec son Roi de coeur, l’avait inauguré il y a quarante ans.)

Ainsi donc, ces quatre films peuvent être vus, discutés et appréciés séparément. Mais les festivaliers de La Rochelle vont avoir l’occasion unique de pouvoir rassembler les pièces du puzzle, de rétablir la continuité d’un parcours où chaque étape éclaire toutes les autres. Cette concentration rendra certainement la cinéaste, et surtout la personne Dominique Cabrera, plus intime et plus proche du public qu’elle ne l’a jamais été : la vision de ses courts métrages et de ses documentaires, ainsi que celle de son fameux journal filmé, Demain et encore demain, permettront ce processus ; ils forment en effet l’indispensable fondation sur laquelle s’édifie l’oeuvre entière.

Déjà ses courts métrages de fiction, La Politique du pire et L’Art d’aimer, sont plus et mieux que les exercices de pseudo-Nouvelle Vague qu’ils feignent d’être, contes moraux doux-amers, mini-marivaudages avec citations littéraires ou musicales décalées (L’Internationale en boîte à musique, Kawabata au jardin public). Dominique Cabrera s’y découvre un goût du ressort dramatique, du coup de théâtre même, qui va bientôt s’avérer très utile pour (dé)construire son approche du réel dans ses documentaires : le mélange de vérité et de stylisation qui en résulte constituera par la suite le ciment de tous ses longs métrages de fiction.

Très vite, avec le documentaire, deux aspects de la vie de la réalisatrice vont guider ses films : d’une part, les origines pied-noir (considérées avec une lucidité empreinte de tendresse), et d’autre part, le militantisme politique, avec ses alternances de révolte et de découragement, d’utopie et de doute.

Le destin de la communauté pied-noir apparaît dès le court métrage Ici là-bas, où Dominique Cabrera interroge sa propre mère, qu’on reverra dans d’autres films (la maternité est un thème majeur de son oeuvre). Cette même communauté formera le sujet principal du documentaire Rester là-bas, puis de L’Autre Côté de la mer ; on la retrouvera, en filigrane, à travers le personnage de Patrick Bruel – ex-adolescent des films d’Arcady -, dans Le Lait de la tendresse humaine ; et aussi, peut-être, de façon métaphorique, dans le déracinement ontologique des personnages, pris dans la tourmente d’un conflit qui les oublie, de Folle Embellie.

L’engagement politique traverse toute la filmographie de la cinéaste, et n’est évidemment pas étranger à la prise de conscience de ses origines. Au sein de l’appauvrissement idéologique du cinéma des années 1990, le cinéma documentaire de Cabrera affiche une maturité réconfortante. Ses « chroniques de la banlieue ordinaire » sont autant de réflexions sur l’évolution de la société française, sur les revers de l’utopie socialiste, et sur la lutte au quotidien dans des milieux largement ignorés par la gauche caviar. Cabrera ne fait jamais de discours, ne tire pas explicitement les leçons de ce qu’elle montre : son regard aiguise la conscience du spectateur, et c’est à ce dernier de poursuivre le travail. À cet égard, Une poste à la Courneuve, film qui partage équitablement son temps entre les employés et les usagers d’un bureau de poste, reste un impitoyable – et irremplaçable – constat ; on n’oubliera pas de sitôt l’abattement du fonctionnaire, la gorge nouée, lorsqu’un client vient opérer un retrait de neuf francs sur son compte chèque postal. Les chroniques du Val Fourré, quartier de Mantes-la-Jolie que vantaient d’incroyables reportages des années soixante-dix (retrouvés par Cabrera), sont pleines de fructueux paradoxes : la tour est une prison que l’on pleure quand elle est détruite, un lieu d’isolement, mais aussi de régénération sociale, par l’exutoire du théâtre de quartier (Un balcon au Val Fourré) ou simplement du travail d’entretien (Réjane dans la tour). Le long métrage le plus situé politiquement de Dominique Cabrera sera malheureusement celui qui obtiendra le moins de succès public : Nadia et les hippopotames, se déroulant pendant les grèves de la SNCF en 1995 (le film date de 1999), tourné parmi d’authentiques cheminots. Mais la banlieue du Lait de la tendresse humaine, où l’on fredonne À la claire fontaine en observant les HLM, ne serait pas la même si les documentaires n’avaient préparé le terrain ; et Folle Embellie est certes une fable qui cite des plans de La Nuit du chasseur, mais c’est aussi un film politique sur l’exclusion sociale, les espoirs de la vie communautaire et les enjeux de pouvoir au sein d’un groupe.

Toutes ces préoccupations, ces thèmes entrelacés, cette vision du réel conjuguée au goût de la représentation, sont réunis dans un film-clé : Demain et encore demain. Au fil de ce journal intime tourné en vidéo (l’un des premiers du genre à être sortis en salles) se révèlent, comme il se doit, des traits plus personnels de la réalisatrice, qui nourrissent largement toutes ses fictions : le corps et le désir, la douleur morale et le sens ludique du spectacle, le besoin d’amour et la certitude du conflit, la peur en même temps que la nécessité du changement (une maison qu’on détruit, un enfant qu’on nourrit, un président qu’on élit, un collège qu’on choisit…). Par-dessus tout, elle nous livre l’un des secrets de son art : un vrai regard sur les êtres… qui passe par un regard sur soi.

En étant actrice de son propre film Demain et encore demain, Dominique Cabrera nous fait comprendre l’une des sources de son cinéma : sa voix si douce et claire, son visage qui souffre et qui aime, son corps dont la présence est tour à tour impudique et fuyante… tout cela est à la fois en vie et en représentation, capté et mis en scène. Il lui suffit donc de transposer ce qu’ici elle filme d’elle-même, dans d’autres visages, d’autres voix, d’autres corps, pour donner naissance à la fiction : si Cabrera est une directrice d’acteurs exceptionnelle, c’est qu’elle porte sur ses personnages et ses comédiens le même regard, clairvoyant et sans compromis, qu’elle accepta un jour de porter sur elle-même. Ce regard, il est bon de le préciser, n’est jamais étouffant, ni égocentrique. Car les individus qu’elle filme ne se définissent pas seulement par la force de leur imaginaire, mais également par leur rapport au monde qui les entoure. Un monde dont Dominique Cabrera sait capter les vibrations, depuis ses plus infimes détails, observés avec une minutie poétique, jusqu’aux mouvements politiques et sociaux de la grande Histoire.