Godard l’appelait « Mann of the West » et le tenait pour « le plus virgilien des cinéastes ». Rohmer saluait en lui « l’architecte et le géomètre », Tavernier le voyait comme « un classique ». Tandis que Wenders avouait être venu au cinéma « pour retrouver ces paysages qui ont illuminé (son) enfance ». Anthony Mann (1906-1967), celui qui a tant fasciné nos cinéastes européens en devenir par ses westerns lyriques, fut un prolifique et un pragmatique, l’un de ces artisans passant d’un genre à l’autre pour satisfaire aux carnets de commande des studios. Sachant tirer le meilleur parti des contraintes du système de production hollywoodien avec lequel il s’était familiarisé dès la fin des années trente : « casting director » et monteur de bouts d’essai pour Selznick, assistant de Preston Sturges et de quelques autres à la Paramount…
A partir de 1942, il fait ses gammes en réalisant une poignée de séries B (jusqu’à ce jour inédites en France) : Moonlight in Havana, Two O’Clock Courage, The Bamboo Blonde… « Huit ou dix pauvres films », dira-t-il à Claude Chabrol et Charles Bitsch dans une interview aux Cahiers du cinéma1, en 1957. Petits budgets, acteurs de second plan, scénarios bricolés. Si avec The Great Flamarion (La Cible vivante), en 1945, avec Erich von Stroheim, pointe déjà le style sec des thrillers, c’est à ses yeux Desperate, film noir RKO au scénario duquel il collabore, qui marquera ses vrais débuts : climax d’angoisse et tension dramatique autour d’un couple traqué. Suivront Railroaded sur un innocent accusé de meurtre, T-Men (La Brigade du suicide), fiction documentée sur deux agents du Département du Trésor infiltrés dans une bande de faussaires, et Raw Deal (Marché de brutes), sombre cavale d’un évadé trahi par ses anciens complices. Plus ambitieux est Le Livre noir, sur un scénario de Phil Yordan, singulier suspense historique construit autour de la figure de Robespierre (Don’t call me Max !), interprété par Richard Basehart. Incident de frontière (1949) qui traite, en plein mccarthysme, de l’exploitation des travailleurs clandestins venus du Mexique, ouvre à Mann les portes de la MGM. Pour la firme du lion, il réalise dans la foulée Side Street (La Rue de la mort), dont il faut retenir une assez époustouflante poursuite dans les rues de New York, et The Tall Target (Le Grand Attentat), course contre la montre dans le train présidentiel où Lincoln a pris place.
En 1950, ce sera Devil’s Doorway (La Porte du diable) vibrant plaidoyer antiraciste, son premier western, où l’Indien Lance Poole, alias Broken Lance (Robert Taylor) revenu de la guerre des Blancs couvert de médailles, va devoir affronter les éleveurs de moutons qui veulent s’emparer de ses terres, « les meilleurs pâturages du Wyoming ». Noblesse du propos, lyrisme formel et combat sans espoir. « Mann of the West » a désormais trouvé son territoire et sa mythologie. Après Les Furies, transposition artificielle de L’Idiot de Dostoïevsky à l’ouest du Rio Grande, ce sera Winchester 73, en 1950, premier volet de la chanson de geste en cinq épisodes écrits par Borden Chase et interprétés par James Stewart. Dans cette fresque à tiroirs, un « gunman » gagne une Winchester (« la carabine qui a conquis l’Ouest ») dans un concours de tir avant d’en être dépossédé par son rival et frère ennemi qui, à son tour se la verra soustraire par des Indiens, et ainsi de suite. Jusqu’à ce que le héros solitaire la récupère… « Ce fut l’un de mes plus gros succès, dira Mann. C’est aussi mon western préféré : ce fusil qui passait de main en main m’a permis d’embrasser toute une époque, toute une atmosphère. Je crois qu’il contient tous les ingrédients du western et qu’il les résume tous. »
Dans Bend of the River (Les Affameurs), en 1952, James Stewart, en ex hors-la-loi ayant échappé à la corde, mène un convoi de fermiers vers la terre promise de l’Oregon, alors que la fièvre de l’or bouleverse l’ordre social. Âme bien trempée, il accomplira jusqu’au bout sa tâche et trouvera son salut dans les bras de la fille d’un pionnier. Dans The Naked Spur (L’Appât), l’année suivante, c’est un chasseur de primes qui voit sa propre tête mise à prix, avant de triompher de ses ennemis. Dans The Far Country (Je suis un aventurier), en 1955, un éleveur de bétail au lourd passé conduit son troupeau à Seattle. Il devra choisir son camp entre honnêtes citoyens et chercheurs d’or avilis. Dans The Man from Laramie (L’Homme de la plaine), en 1955, un convoyeur de marchandises est à la recherche des assassins de son jeune frère. Justice rendue, il pourra rentrer chez lui… Ces cinq films n’en font qu’un, itinéraire d’un homme tourmenté au milieu d’une nature hostile et grandiose qui ne fait que souligner le conflit intérieur, de mécomptes en désillusions. C’est l’apologie de l’aventure individuelle : celle d’un même personnage de loser tenace, animé par un désir de vengeance. James Stewart, héros maso, ballotté entre un passé honni et un avenir de rédemption, ne connaît ni répit, ni apaisement, peu ou prou en guerre contre lui-même. Il ira pourtant au bout de ce qu’il considère comme son devoir, volonté tendue et regard triste. Habillé comme l’as de pique, souvent blessé, une jambe dans le plâtre ou la main bandée, refusant néanmoins de lâcher sa proie pour l’ombre. « Seul, comme j’ai commencé », dit-il, les dents serrées. Se rend-il seulement compte des regards limpides que lui lancent en chemin des jeunes femmes douces, victimes comme lui de ce monde cruel ? Que ne feraient-elles pas pourtant pour le sauver de ses pulsions autodestructrices.
Tout l’art d’Anthony Mann, paysagiste du Technicolor, consiste à placer ses personnages dans l’espace. Nul mieux que lui, disait jadis André Bazin, « ne sait faire traverser un paysage à un cavalier ». De cols enneigés en sous-bois, de falaises abruptes en torrents furieux, c’est un éden qui s’offre à l’oeil, comme la nostalgie d’une innocence perdue. Plus tard, il réalisera encore trois autres westerns, l’admirable The Last Frontier (La Charge des Tuniques bleues), avec Victor Mature, le bon sauvage qui s’oppose à l’institution militaire, l’assez terne The Tin Star (Du sang dans le désert), avec Henry Fonda en shérif-pédagogue, et le crépusculaire Man of the West (L’Homme de l’Ouest), avec Gary Cooper, héros vieillissant rattrapé par son passé.
C’est encore et toujours James Stewart que Mann retrouve dans The Glenn Miller Story (Romance inachevée), sirupeuse bio romancée du chef d’orchestre swing, et Strategic Air Command, plate convention à la gloire des pilotes de B-47. En 1957, Men in War (Côte 465) est à classer en revanche parmi les grands films de guerre. Sur le front de Corée, portrait d’un tueur sous l’uniforme joué par Aldo Ray. Selon son réalisateur, « un film d’horreur et d’épouvante ». 1961, tournage en Espagne d’une superproduction avec Charlton Heston et Sophia Loren, épopée flamboyante et baroque traitée façon western. Ce sera son chant du… Cid. De La Chute de l’Empire romain, son film suivant, il dira seulement : « Il fallait un bulldozer pour porter l’entreprise à son terme en six mois. On m’a demandé d’être ce bulldozer, je l’ai été ! »
Avril 1967, pendant le tournage, à Berlin, de Maldonne pour un espion, histoire d’un agent double au physique de beau ténébreux (Laurence Harvey), le coeur du bulldozer cesse de battre… « Anthony Mann qui a bien servi la chevalerie, écrivait Jean-Claude Missiaen dans sa monographie de 1964 2, n’a pas démérité du cinéma. » L’éloge n’était pas encore funèbre, il sonnait déjà juste.
1. No.69, mars 1957.
2. « Anthony Mann », Editions Universitaires. Sont à lire aussi : La grande aventure du western, de J. L. Rieupeyrout (Ramsay Poche) et Le Western, ouvrage collectif (Tel/Gallimard).