Thierry Knauff

Jacques Kermabon

Quand j’ai découvert Le Sphinx (1986), je ne savais rien de Thierry Knauff. Comme tout un chacun, je ne pouvais qu’être impressionné par la force de ce film, par la façon dont la simplicité du dispositif suscite une telle charge d’émotion.

On se souvient de la réprobation internationale quand, en septembre 1982, l’armée israélienne, ayant investi Beyrouth, laissa perpétrer par des unités des Forces Libanaises, un massacre de la population palestinienne des camps de Sabra et de Chatila. Tel est le "sujet" – quoique le mot ici n’ait pas grand sens – du Sphinx. Une voix ferme et blanche dit des extraits du fameux "Quatre heures à Chatila", de Jean Genet, lecture juste ponctuée de discrètes percussions et d’un bourdonnement de mouches. Le texte est cru, Genet décrit, sans pathos, ce qu’il voit, les cadavres qui jonchent les rues. "La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre." En contrepoint de cette parole qui décrit la mort, ce sont essentiellement des photos en noir et blanc qui figurent à l’image, prises dans un parc à Bruxelles, près d’une statue de sphinx, des portraits d’inconnus, de tous âges. Parfois des travellings nous entraînent dans les allées du parc, effleurent des arbres. L’enchaînement des photos est orchestré de sorte qu’il suggère une ressemblance possible entre le corps qui est décrit et celui que l’on voit. Distance et proximité sont ainsi inextricablement mêlées, dans le même geste. Cet homme souriant, ici, dans un monde pacifié, c’est nous. Ce mort, là-bas, que la voix décrit, est un autre nous-même, pas la victime anonyme d’un massacre annoncé et quantifié au journal télévisé, mais un être sans vie, encore lesté de son poids de chair. Il y aurait cent façons de décrire ce film, aucune ne pourra épuiser ce qui s’opère vraiment au moment de la projection, la complexité des questions et des émotions qui nous assaillent. Une certitude : ce cinéaste ne fraye pas dans les eaux du tout venant naturaliste. S’il fallait à tout prix une référence, nous lancerions le nom d’Alain Resnais, quand ce dernier trouvait avec Nuit et brouillard une forme pour dire l’indicible, pour représenter l’irreprésentable.

Ce n’est qu’après que j’en ai su un peu plus. Thierry Knauff est né en décembre 1957 à Kinshasa (alors Léopoldville). Il a suivi des études de Lettres à l’université de Louvain avant celles de réalisation à l’Insas, l’école de cinéma de Bruxelles, dont il est sorti en 1984. En 1985, il a fondé sa propre maison de production, les Productions du Sablier, il vit dans la banlieue de Bruxelles. Mais, même si je confirme sa passion pour la musique, transparente dans ses films, et que j’ajoute qu’il est friand de glaces, toutes ces données biographiques ne sont que d’un pâle secours pour appréhender son ?uvre.

Un noir et blanc somptueux, des mouvements de caméras lents et graves, la subtilité de la composition sonore sont parmi les signes distinctifs de la rigueur et de l’exigence de Thierry Knauff. Ses films, jusqu’à la typographie des titres, imposent ainsi une signature reconnaissable entre toutes. Mais il nous faut peut-être dépasser ces commodes effets de reconnaissance, pain béni pour tout critique, et tenter de saisir ce qui, d’un film à l’autre, du Sphinx à Wild Blue (2000), son plus récent opus, se construit, se déplace, d’autant que chaque film construit en son sein sa propre cohérence. Si Abattoirs (1987) convoque irrésistiblement le souvenir du Sang des bêtes de Georges Franju – à ceci près que, chez Knauff, l’abattage des animaux n’y est pas montré, mais suggéré – ce film, reposant en parti sur des photos de Marc Trivier, creuse bien d’autres pistes. Seuls (1989), cosigné par Olivier Smolders, joue de la texture de la vidéo. Sans commentaire, sans "comment-taire" (pour reprendre la formule d’Agnès Varda), le film nous laisse face à des enfants autistes, face à leurs balancements saccadés, à ces vies opaques à elles-mêmes, jusqu’à ce que nous puissions, non pas comprendre, mais accepter, être avec eux et par là nous interroger sur nous-mêmes. A côté de Seuls, Anton Webern (1991) apparaît comme une surperproduction, illusion entretenue à son corps défendant par un artiste qui n’abdique jamais devant ses propres exigences, à n’importe quel prix. Ce prix se monnaye en temps, en patience et minutie partagées, sans doute parfois non sans douleur, par des collaborateurs qui lui demeurent fidèles, en premier lieu desquels, Bruno Tarrière. Thierry Knauff est sans doute un des rares cinéastes à accorder autant de place au son dès repérages, effectués la plupart du temps en compagnie de Bruno Tarrière, à la fois preneur de son et mixeur de tous ses films. La précision sonore s’impose d’autant plus dans ses deux films les plus gorgés de musique, la biographie poétique et kaléidoscopique du compositeur viennois et Baka (1995), qui nous immerge en pleine forêt équatoriale à l’écoute, in situ, de la musique polyphonique pygmée. Entre ces deux films, Knauff nous a offert Gbanga-Tita (1994), la chanson d’un conteur pygmée, Lenge : il est cadré en gros plan, face à des enfants dont on entend la voix. Une fin de bobine, un plan unique, pour arracher ce moment de réalité à l’oubli, repris dans Baka, ce plan – vertu du montage – prend une autre tonalité.

Ce mouvement, cette tension de l’approche et de la saisie, cette façon de jouer des capacités du cinéma à être au monde doivent être entendus comme ce qui anime aujourd’hui le désir de cinéma de Thierry Knauff et dessine peut-être son devenir.

Certes, l’émotion et la pensée que distillent ses films, jamais sentimentaux, transparaît au travers de rigoureux partis pris formels à chaque fois renouvelés. Mais on sent poindre chez ce subtil amateur de jazz un goût de plus en plus prononcé pour le moment de l’exécution, pour la part d’incertitude de la prise. Les moments les plus beaux de Wild Blue (2000), ne sont-ils pas ceux qui donnent le sentiment d’éclore sous nos yeux et que le montage semble orchestrer en deçà ou au-delà de toute programmation : des rires d’enfants dans une classe africaine, quelques réflexions d’une chanteuse indienne, un troupeau qui passe…

Wild Blue, sous-titré notes à quelques voix peut dérouter à la première vision. Baka, vertigineux dépaysement, nous plongeait dans un ailleurs, nous transportait au c?ur des splendeurs d’une musique polyphonique en empruntant une ligne simple : l’installation d’un village de ces pygmées encore nomades, jusqu’à leur départ vers un autre site de la forêt. Avec Wild Blue, le plus ouvert de toute son ?uvre, c’est le film lui-même qui est polyphonique. On y entend des femmes, elles s’expriment en français, allemand, anglais, hindi, farsi, kineruanda, béti, serbo-croate, arabe. Elles relatent des horreurs du monde, elles disent la beauté parfois. Comment créer une ?uvre qui rende compte de cette permanente coexistence de la terreur et du beau, de la violence et de la beauté du monde ? La beauté n’appartient pas à un territoire, c’est le bruissement des arbres, les corps des danseurs, un silence, un cadrage particulier, une image anodine, art et non art. Les images s’offrent ainsi comme autant d’échos d’un douloureux état du monde, au sein duquel peuvent coexister, avec une étrange et immémoriale persistance, la civilisation la plus sophistiquée et la barbarie la plus insoutenable. Une des autres questions que soulève le film est s?ur de celle qui traversait Le Sphinx : comment dire ces violences faites aux hommes par d’autres hommes sans en faire un spectacle ni une image vouée à cet oubli immédiat programmé par le flux audiovisuel ? Wild Blue suggère quelques réponses assez probantes pour ne pas désespérer des capacités du cinéma à faire front, la tête haute.

Anton Webern s’achève sur des vers de Rilke, extrait de ses poèmes écrits en français :

"De l’oiseau que tu blesses,
qui sait s’il ne reste le vol."

Ne voulant pas être en reste et trouvant un jour une autre formule du poète dans son Testament – des notes rédigées alors qu’il désespérait de ne jamais terminer les Élégies –, j’y ai entendu comme un écho à l’?uvre de Thierry Knauff. Je ne résiste pas au plaisir de la citer : "Qui peut croire encore que l’art représente l’espèce de beau qui a un contraire (ce petit "beau"-là relève de la notion de goût). C’est la passion de la totalité. Son résultat : l’équanité et l’équilibre de la complétude."1

PS : J’aurais pu préciser que, hormis Wild Blue, les films de Thierry Knauff sont des films de courtes durées. Je l’ai omis délibérément. Que je sache, on peut parler d’un roman sans préciser le nombre de ses pages, évoquer une composition musicale sans donner sa durée, être subjugué par un tableau indépendamment de ses dimensions…

1. "Equanité" est un joli néologisme que Philippe Jacottet, poète et néanmoins traducteur, propose là où Rilke avait écrit "Gleichmuth" (égalité d’humeur).