Francesco Rosi

Yannick Lemarié

« Pour adulte avec réserves » : la notification que l’Osservatore romano avait réservée à Main basse sur la ville au moment de sa sortie est sans doute – même si dans le cas présent c’est involontaire – le plus bel hommage qu’on puisse rendre à Francesco Rosi. Comment, en effet, résumer plus simplement la force de ce cinéma-là ? A l’évidence, les films de Rosi ont une telle puissance qu’ils effraient les esprits pusillanimes. Exigeants, ils demandent à ceux qui veulent bien les regarder un effort de réflexion et le désir préalable de se débarrasser de toute croyance. Si l’émotion et les convictions ne sont pas absentes, elles ne doivent pas, pour le cinéaste, se substituer à l’intelligence des spectateurs ni à celle des événements, comme cela arrive trop souvent dans le tout-venant du cinéma.

Dès ses premiers films, Francesco Rosi a voulu sonder la société, voir ce qu’il y avait derrière les apparences. La ronde des visages qui occupe les premières minutes de Cadavres exquis ou le petit groupe qui discute devant nous sans que nous saisissions le moindre mot au début de Salvatore Giuliano permettent d’illustrer le projet du cinéaste. De quoi, en effet, peuvent s’entretenir des vivants et des morts ? De quels propos inavouables le spectateur est-il le témoin frustré ? De quels secrets enfouis allons-nous devenir comptables ? Voilà quelques-unes des questions qui surgissent dès qu’un film de Francesco Rosi commence. Voilà sans doute où s’enracine son oeuvre : dans ce rapport très particulier entre ce qui est visible et ce qui est caché, entre l’obvie et le réel, entre une vérité toute proche que l’on veut taire et un sous-entendu qui ne demande qu’à être recueilli. Au système binaire traditionnel – deux camps, deux ennemis, deux paroles – Rosi substitue un système ternaire. Il introduit un troisième terme : à la fois un témoin et un discours qui vont tenter de briser la loi du silence, de mettre à jour les connivences et – pour reprendre une pensée de Valéry – de « montrer que nous n’avons pas vu ce que nous voyons ».

Mais pour atteindre ce triple objectif, il faut d’abord échapper à la tyrannie du signe ; il faut prouver que le symbole d’un régiment, le costume trois-pièces d’un bourgeois, le vêtement même du pauvre ne veulent en fin de compte rien dire. Les membres de Cosa nostra, par exemple, portent beau, le prince de La Belle et le cavalier est dépenaillé, le torero qui brille dans son habit de lumière a peur et le soldat qui, dans la nuit des Hommes contre, arbore les insignes de l’armée italienne, ne pense qu’à rejoindre le camp ennemi. Le danger est bien là : dans cette propension à réduire les hommes à ce qu’ils montrent ou, plus exactement, consentent à montrer car, à chaque fois, les faits – pour peu qu’on les observe avec suffisamment de temps et d’attention – démentent les apparences. Il ne suffit pas de détailler les objets que porte un cadavre, comme le font les carabiniers de Salvadore Giuliano, pour faire le portrait complet d’un individu.

Et ce que nous disons des uns et des autres s’applique également aux villes. Doit-on se fier aux marques de richesse de Hambourg (I magliari) ? Les appartements modernes sur lesquels s’extasie Edoardo Nottola représentent-ils l’avenir insurpassable de la cité ? Le calme de la terre sicilienne signifie-t-il vraiment qu’il ne se passe rien de répréhensible ?

En fait, en refusant l’évidence du signe, contrairement aux jumeaux de Chronique d’une mort annoncée qu’obsède une simple trace de sang virginal, Rosi va au-delà des apparences ; il cherche à décrypter le monde, c’est-à-dire, à le sortir de la crypte, de l’obscurité, des bas-fonds dans lesquels on souhaite le maintenir. Il rectifie la lumière là où il y a crépuscule, brouillard, sous-exposition, sur-exposition. Il ramène au premier plan ce que les puissants s’évertuent à laisser au second. D’où la nécessité absolue pour lui d’interroger de film en film les mots, les formules, les photos, les visages, les immeubles, bref tout ce qui semble faire obstacle à la vérité. Dans Main basse sur la ville, un conseiller demande ainsi à revoir tous les dossiers administratifs ; dans Chronique d’une mort annoncée, Beyoda relit les minutes du procès de son ami ; dans Cadavres exquis, Rogas scrute les photographies des magistrats assassinés. Aucun d’eux ne veut rester à la surface des choses. Au contraire : ils tirent parti de chaque document (écrit, iconographique) à tel point d’ailleurs que des mains hostiles décident d’arracher ou de découper le visage du pharmacien soupçonné de meurtres. Manoeuvre totalement vaine comme le prouve la suite du film ou, d’une manière encore plus extraordinaire, Salvatore Giuliano. Dans ce dernier cas en effet, le cinéaste dévoile la face secrète du personnage sans jamais précisément montrer un seul de ses traits.

Francesco Rosi est en fait un cinéaste de l’effraction : il démonte les textes, ôte les masques, éventre la société pour voir ce qu’il y a à l’intérieur, dans les sous-couches quand ce n’est pas dans le tas d’ordures (Trois frères). Il suffit qu’un immeuble vétuste se soit effondré pour que sa caméra aussitôt se mette à fouiller le bâtiment. Construction, déconstruction : la découverte de la vérité passe par ce travail de sape. Un démontage en règle qui fait voler en éclats les mécaniques les mieux huilées, les cadres les plus fermés ou les cloisons les plus épaisses. Les articulations spatiales, temporelles, discursives n’y résistent pas. Salvatore Giuliano, Lucky Luciano, L’Affaire Mattei, entre autres, en apportent tour à tour une preuve éclatante. Le réalisateur n’ordonne pas les événements comme le font ceux qui s’astreignent à lisser l’Histoire mais il se laisse guider par sa recherche. Il se plie aux allers-retours entre passé et présent, entre ici et ailleurs, entre dessus et dessous.

L’enquêteur (journaliste, inspecteur,…) devient dès lors un personnage essentiel de l’oeuvre de Rosi. Grâce à lui les informations circulent. C’est sans doute pour cette raison qu’il est si souvent filmé en train de pousser des portes ou en train de marcher. Il y a dans les films de Rosi une opposition kinésique : l’enquêteur va son chemin tandis que ceux qu’il poursuit se retrouvent figés debout ou assis, satisfaits de leur situation à moins qu’ils ne soient convaincus de leur totale impunité. Au risque de subir les reproches du chef de la police, Rogas passe ainsi son temps à arpenter l’espace. De même Bedoya (Chronique d’une mort annoncée) ou Carlo Levi (Le Christ s’est arrêté à Eboli), Mario (I Magliari), Miguel (Le Moment de la vérité)… Ils sont tous en quête de quelque chose ; ils sont dans l’action, dans le mouvement, figures tutélaires d’une vérité qui n’ose pas dire son nom, d’une « vérité en marche » – selon la formule célèbre d’un Zola.

Il serait toutefois absurde de réduire le travail de Rosi à un enregistrement ou une analyse purement intellectuelle de la réalité. Son cinéma dépasse le simple compte-rendu pour s’élever au mythe. De fait, à travers ses « films dossiers », il parle de l’homme et de sa situation. Une image revient constamment : celle de l’arène. Comme si tout commençait par là, comme si le conflit entre le taureau et le torero était l’exacte représentation de la vie en société. Le final de Cadavres exquis (au moment où Rogas et le leader du parti communiste sont abattus) est de ce point de vue remarquable. Certes, la scène évoque le vacillement d’une civilisation sous les yeux impavides des statues antiques, mais elle rappelle également ce qui se passait déjà dans les temps anciens quand les gladiateurs s’entretuaient sans que personne n’y trouve à redire. Rien n’aurait-il donc changé ? L’homme serait-il condamné à rester perpétuellement dans l’arène ? Rosi semble le penser lorsqu’il filme Carmen poignardée dans l’enceinte de la corrida, Miguel encorné alors qu’il s’apprête à combattre l’animal, les politiques quand ils s’empoignent au conseil municipal, Santiago Nasar frappé à mort au milieu des habitants… Quel que soit le film, le personnage est pris dans un cercle réel ou virtuel qui le contraint et dans lequel il se débat.

De la culture du Sud dont il est profondément imprégné, Rosi a retenu l’espace du combat, la victime sacrifiée. L’arène et le picaro. Non pas le picaro traditionnel mais le picaro moderne, celui qu’une politique dévoyée a plongé dans la misère et qui court de ville en ville pour assurer sa subsistance, celui qui, pour reprendre les mots de Barthélemy Amengual dans Études cinématographiques, « conteste, par sa façon de vivre, qu’un homme mal né soit condamné d’avance et quoi qu’il fasse ». Souvenons-nous de la gitane de Carmen, des trois frères ou des juifs de La Trêve : vaille que vaille, ils opposent leur liberté aux lois scélérates, aux croyances misérables ou aux puissances de l’argent. Même s’ils doivent pour cela risquer leur vie. « La mort, notait Michel Ciment, domine les films de Francesco Rosi ». Du premier film jusqu’au dernier, les morts ont effectivement quelque chose à nous dire. Sur eux comme sur nous. Sur notre destin comme sur notre société. Ils sont en quelque sorte nos partenaires, sur un mode amusant (?) quand Totonno (I magliari) les utilise pour gruger une veuve éplorée, sur un mode plus désespéré quand ils dénoncent la déraison du monde. A charge pour les vivants de réagir. C’est aussi pour cela que le cinéma politique de Francesco Rosi est, aujourd’hui encore, indispensable.