La France a découvert Pedro Costa dans le désordre. Présenté dans de nombreux festivals, son premier long métrage (Le Sang, 1989) a attendu dix ans une distribution commerciale. Et le second (Casa de lava, 1995) est passé relativement inaperçu. Il a donc fallu attendre la sortie d’Ossos (1997) pour que soit vraiment reconnu un des cinéastes les plus singuliers de sa génération, irréductible à son appartenance au « cinéma portugais », ultime avant-garde européenne et industrie introuvable, cinématographie uniquement composée d’artistes, guère assemblables sous une étiquette commune. Depuis Ossos, Costa a réalisé deux nouveaux films, deux documentaires. La Chambre de Vanda (2000), retour dans le quartier cap-verdien de Fontainhas, à Lisbonne, où il avait déjà tourné le film précédent, et un portrait de Danièle Huillet et Jean-Marie Straub pour la série télévisée de Janine Bazin et André S. Labarthe, Cinéma, de notre temps. Alors que La Chambre de Vanda attend toujours une sortie en salles, après avoir été l’événement du dernier Festival de Locarno, l’hommage de La Rochelle est l’occasion de mesurer le chemin accompli par le cinéaste, dont l’oeuvre en devenir exige plus qu’une autre une vision ordonnée, chronologique, du Sang à La Chambre de Vanda, afin de s’apercevoir comment Costa chemine vers l’essentiel, de quelle manière il se défait de ses peaux mortes, tel un serpent, pour aboutir à une forme radicalement nouvelle, une proposition de cinéma d’une puissance inouïe.
Le Sang est un éblouissement qui dure. C’est aussi son seul travers, au risque de l’asphyxie. Le Sang fait partie de ces quelques premiers films, très rares (La Nuit du chasseur, Les Amants de la nuit, Badlands, Lola, Shadows, Adieu Philippine, L’Enfance nue, Accattone, ce niveau-là), qu’on peut qualifier de miraculeux, dont l’ambition est si grande et les éléments si difficiles à manier qu’ils semblent aller droit à une catastrophe certaine, comme s’ils jouaient bien au-dessus de leurs moyens de débutants, jusqu’à ce qu’on s’aperçoive éberlués qu’ils sont sortis indemnes de toutes les épreuves, que ce qui ne les pas tués les a rendus plus forts, plus beaux, plus essentiels. Dans un même mouvement orgueilleux, Costa refuse les conventions du récit classique (montrer, dire, et expliquer quand le spectateur est censé en avoir besoin pour suivre le récit) et les poses vite stériles d’un cinéma fait de coups d’éclat et d’images fortes. Pas plus qu’il ne filme ses personnages en train d’expliciter ce qu’ils font ou ressentent, Costa ne les fige dans des attitudes données comme « romantiques », et qui se prolongeraient suffisamment pour devenir autant de « morceaux de bravoure » cinématographiques, photogrammes échevelés, bientôt posters trop commodes, images mortes. Il n’insiste ni ne souligne, son film l’appelle.
Le Sang n’est fait que de déplacements, d’un personnage à l’autre, du couple à peine formé au petit frère enlevé, du fantastique quotidien de Franju à la violence sèche de Fuller, de la comédie qui pointe son nez dans les séquences de l’entrepôt à la prise à la gorge d’Amerika-Rapports de classes des Straub, de la rivière originelle de Laughton aux balcons tatiesques de la grande ville en fête, des lunes de Murnau à la fin inversée de Moonfleet. Le plus fort est que cette volonté très affirmée de varier les tempos et les registres, les genres et les univers, ne nuit pas à l’unité du film, à son atmosphère de conte enfantin immergé dans une matérialité primitive. Si Costa a manifestement vu tous les films, le terme de « références » est impropre à décrire ce qui est à l’oeuvre dans Le Sang. Comme ses personnages, qui ont la beauté et les yeux toujours brillants de vampires qui semblent flamber de l’intérieur sans jamais avoir à mordre personne, le film n’exhibe pas la digestion de son humus cinéphilique. Il ne cite pas plus ses sources qu’il ne récite sa leçon.
Mais ce film magnifique laisse Costa insatisfait. Plus tard, il déclarera même avoir été piégé par le cinéma, après lui avoir fait trop confiance. Et il n’aura dès lors de cesse d’évoluer vers une forme moins ostentatoire, une beauté moins aisément repérable, une munificence lavée de tout lyrisme, une abolition du rêve éveillé propre au cinéphile. Cette volonté d’oublier le cinéma, ce besoin de sortie vers de nouveaux territoires, est l’enjeu de Casa de lava, le film suivant, après cinq années de silence. Si on y décèle les traces de Jacques Tourneur (Zombie) et de Franju (la présence d’Edith Scob, à la fois déplacée et inentamée), le film est plus dur que Le Sang, plus sec, et les plans s’accordent à l’aspect implacable des gestes et des regards, des sons et des pierres. Comme plus tard le bébé d’Ossos, le comateux de Casa de lava est un corps en trop autour duquel tournent les désirs et les conflits d’une communauté de vies et de destins. Mais si Casa de lava est encore un film d’aventures, avec une étrangère plongée dans un monde qui la repousse alors qu’elle voudrait s’y fondre, et si on y sent encore l’influence romanesque et romantique de Bowles, Rimbaud, Desnos, voire Rossellini (Stromboli), Costa minore le récit d’une très classique perte de soi au profit d’un rendu matérialiste des éléments. Comme si la structure romanesque du film était envoûtée, jusqu’à s’en trouver décharnée, presque dérisoire, par la roche volcanique du Cap-Vert. Film tellurique, Casa de lava est une confrontation féconde entre un imaginaire occidental et la saisie d’une précision maniaque d’une terre qui lui résiste. Et tout se passe comme si le jeune cinéaste virtuose du Sang rendait ses trop faibles armes de cinéphile devant la beauté coupante d’un monde magique, bruissant de mille langues, pesant de tout son poids primitif. Costa fait de sa défaite le sujet profond de son film, et sa plus belle victoire.
De ce point de vue, Ossos est le film de la maturité, celui où Costa se méfie tant de son aisance plastique qu’il commence par trop se raidir avant de se donner totalement à ses personnages, à leur présence et à leurs trajets. Comme son titre l’indique suffisamment, Ossos (Les Os, encore un titre à la Tourneur) ne parle que de choses essentielles : le poids de la culpabilité, la misère sociale, la résistance infinie du corps humain en proie au désir de mort, l’émergence d’une vie possible au coeur même du naufrage. Alors qu’on lui a souvent adressé le très superficiel reproche de se complaire dans un misérabilisme « mode », Costa repousse toute tentation de représentation naturaliste pour ne filmer que des regards privés de leur contrechamp, se privant ainsi de la facilité de l’effet compassionnel. Costa ne plaint ni ne juge les personnages d’Ossos, ce garçon-père et les sept femmes qui tournent autour de lui dans une danse macabre. S’il capture le moindre de leurs gestes, il leur accorde une opacité qui est à la mesure de leur épaisseur. Film très concret, qui parvient à donner une idée du froid, de la faim, de l’état de manque ou de l’enfermement (en soi-même comme dans le quartier de Fontainhas, île africaine au milieu de l’océan urbain portugais), Ossos n’est fait que d’incertitudes, quant au récit qui paraît souvent se dérober, mais aussi quant à la réalité de cette histoire, cauchemar en plein jour, et de ses personnages, à la fois corps souffrants et somnambules, fantômes terriblement vivants qui habitent un espace si clos qu’il devient purement mental, même si Costa lui restitue tous ses méandres topographiques et l’infinie variété de sa bande-son.
A la fois pur objet de fascination, oeuvre d’art dotée d’un fort pouvoir hypnotique, et odyssée matérialiste où on ne cesse de se cogner à un monde d’une dureté de fer, Ossos appelait son pendant documentaire, son reflet objectivé. Ce sera La Chambre de Vanda, avec Vanda Duarte et sa soeur Zita, déjà présentes dans Ossos, ici assiégées dans leur quartier menacé de destruction, répétant pendant deux heures quarante de projection les gestes et les mots de leur survie de toxicomanes. Il est indispensable de voir ces deux films pour saisir la geste artistique de Costa, sa dialectique de cinéaste déchiré entre son tempérament de peintre et son beau souci de concrétion. C’est à force de se vouloir objectif et impersonnel que le film devient onirique, et la parfaite composition plastique de chaque plan est mise en tension avec l’aspect brut de décoffrage de la prise documentaire. Le dispositif et la matière du film s’opposent et se répondent pour faire de La Chambre de Vanda l’aboutissement provisoire de la démarche cinématographique de Pedro Costa, artiste dont la maîtrise rentre par la fenêtre quand il tend à la faire sortir par la porte, et dont le minimalisme apparent recèle des trésors de vitalité. En plus d’être un film immense, La Chambre de Vanda est la démonstration que le surgissement de l’accidentel ne peut se produire que dans un cadre rigoureusement concerté, leçon straubienne s’il en est.