Du réalisme socialiste au formalisme démoniaque

Jonathan Rosenbaum

La filmographie du réalisateur hongrois Béla Tarr se divise en deux types de films. Les trois premiers sont des cris de rage de facture réaliste socialiste. Les quatre suivants, dont le style se teinte de l’influence croisée de Miklos Jancsó et Andreï Tarkovski, dépassent le cadre du réalisme socialiste pour aborder avec mordant un sujet plus universel : la déchéance morale, mais une déchéance morale à laquelle le réalisateur intègre des prolongements d’ordre métaphysique et démoniaque. Alors qu’il tourne ses premiers films en plans serrés, voire intimes, Béla Tarr choisit de filmer ceux qui forment la deuxième partie de son oeuvre en plans moyens ou larges avec une distanciation qui n’empêche cependant pas la forte implication du spectateur dans les événements qui se déroulent à l’écran.

Son premier film, Le Nid familial (1977), est incontestablement le plus « cru » de ses films. Dans cette oeuvre de pur réalisme, un jeune couple qui se trouve contraint de vivre dans une seule pièce avec les parents du mari, finit par s’entredéchirer. Même si Béla Tarr avoue avoir été marqué à l’époque par le travail de John Cassavetes et de Rainer Werner Fassbinder, il est clair qu’à dureté et colère analogues, celles du film empruntent plus à la vie qu’au cinéma. Dans son deuxième film, L’Outsider (1981), Béla Tarr fait le portrait sans concession d’un jeune homme instable (András Szabó), à la fois ouvrier d’usine et infirmier. L’homme qui joue également du violon semble incapable de trouver le bonheur avec les femmes, que ce soit avec celle qui porte son enfant ou celle qu’il finira par épouser. De mon point de vue, Rapports préfabriqués (1982) est l’aventure de la première période la plus aboutie. Le film fait la somme de tout ce que Tarr a déjà décrit de la faillite d’un couple confiné dans un espace vital exigu, mais comme il maîtrise maintenant son sujet d’une poigne à la fois plus solide, plus ferme et plus sûre, il trouve davantage à en dire.

Entre cette vague trilogie et Damnation, s’insère un film qui marque un tournant radical dans la carrière de Tarr : sa version télévisée de Macbeth (1980). Dans ce film, la pièce de Shakespeare est comprimée en soixante-douze minutes et seulement deux plans. Le premier est un bref pré-générique qui précède un exercice de caméra virtuose implacable, exercice qui fonctionne à merveille avec la mise en scène au premier plan et la faible profondeur de champ. Tarr abandonne soudainement la forme induite par le contenu propre à sa trilogie (en conservant malgré tout une grande partie de son aspect claustrophobique) pour une sorte de formalisme démoniaque qui marque un changement irréversible dans son oeuvre. (Il est d’ailleurs significatif que András Szabó, le héros de L’Outsider, débarque dans le film avec son violon pour assurer une partie de l’accompagnement musical).

La critique des Cahiers du Cinéma, Bérénice Reynaud, nous donne sa grille de lecture. Selon elle, le fait que l’habitat conditionne les pensées et les émotions des personnages de Tarr est intimement lié aux interrogations philosophiques et morales de ses films. Cependant, la pénurie aiguë de logements qui régnait à Budapest à la fin des années 1970 et 1980 a sans doute directement influencé Le Nid familial et Almanach d’automne, les deux films de Tarr les plus claustrophobes après Macbeth (L’Outsider et Rapports préfabriqués ne se classant cependant pas loin derrière). Quant aux étendues infinies de terres en friche que l’on trouve dans Damnation, Satantango et Les Harmonies de Werkmeister, elles répondent visuellement à la méfiance mutuelle des personnages et à la distance qui va les séparant. C’est un peu comme si Tarr, décidé qu’il était à découvrir les racines de la pourriture contemporaine, était amené à énoncer une théologie satanique pour l’expliquer ; une théologie qu’il s’approprie sur un mode poétique plutôt que religieux.

Les quatre premiers films de Tarr ont été écrits par lui seul et les trois derniers avec l’aide du romancier hongrois László Krasznahorkai. À noter que ce dernier est également l’auteur des romans Satantango et The Melancholy of Resistance, dont se sont inspirés les deux derniers films de Tarr. Il est donc clair que la démonologie du réalisateur existait bien avant l’intervention de Krasznahorkai, qui n’en a pas moins contribué à son élaboration.

Dans Almanach d’automne (1985), toute l’action se déroule dans l’appartement d’une vieille dame où les personnages (la vieille dame, son fils, son infirmière, l’amant de l’infirmière et un locataire) luttent d’arrache-pied à celui qui obtiendra la suprématie et l’argent. La caméra rôde sans cesse, filmant les personnages sous tous les angles possibles (voire même en se plaçant au-dessus de leurs têtes ou, à un moment étonnant, sous leurs pieds), consignant des luttes de pouvoir à la Strindberg et les commentant avec acidité. L’usage remarquable de la couleur dans ce film repose sur un code lumière qui répartit les espaces (et les personnages) en bleu et orange. Mais dans ses trois films suivants, Tarr retourne au noir et blanc, avec une efficacité non moins remarquable.

Dans Almanach d’automne et dans Damnation, à l’instar des lignes mélodiques d’une fugue, l’histoire et la mise en scène sont construites en contrepoint. Dans Damnation (1987), le plus formaliste des films de Tarr, formalisme qu’il doit sans doute à une intrigue sommaire d’adultère, typiquement Europe de l’Est, on a parfois l’impression que l’histoire a presque été ajoutée après coup. Damnation est un des films préférés de Susan Sontag mais pour les spectateurs peu sensibles à la noirceur d’Antonioni ou de Tarkovski, il convient d’aborder ce film avec précaution. En effet, pratiquement tout ce qui fait le style noir et blanc des deux réalisateurs : la pluie, le brouillard, les chiens errants, les bars sombres et délabrés, les longs plans composés avec art à l’aide de mouvements de caméra lents et quasi continus, les bruits de machines hors champ, tout cela est terriblement présent dans Damnation. L’histoire succincte qui réunit un reclus solitaire, une chanteuse de cabaret dont il est amoureux et son mari cocu, semble presque secondaire comparée à la beauté ensorcelante de la forme.

Par contraste, l’intrigue de Satantango (1994) (génialement diabolique et ironique) n’a rien à envier à Faulkner dans sa façon de démêler lentement les rêves, les complots et les trahisons qui agitent une coopérative agricole en faillite, dont la désintégration s’étend sur sept heures de film, au fil des tromperies mutuelles ; une désintégration qui se fait dans la réalité sur quelques jours en automne et sous une pluie incessante. (Deux de ces journées sont relatées plusieurs fois, chaque fois du point de vue d’un personnage différent). Cependant, le récit fonctionne quasi indépendamment du poids moral et de vécu dont le réalisateur investit chaque long plan, ce qui a pour conséquence de contraindre le spectateur à partager tant de temps et d’espace avec les personnages sordides du film, auxquels il ne peut s’empêcher de s’identifier, au travers de leurs agissements et de leurs réflexions.

Satantango, le chef d’oeuvre de Tarr à ce jour, est à la fois un monument d’ironie et un récit proprement fascinant. C’est également, grâce à son humour noir de fin du monde, un film désopilant. Tarr souligne que la forme de son film, comme celle du roman d’ailleurs, s’inspire du rythme du tango : six pas en avant, six pas en arrière, un concept qui trouve un écho dans le chevauchement du temps (les douze chapitres du film), voire même dans la chorégraphie sophistiquée des mouvements de caméra.

Un des prodiges des Harmonies de Werkmeister (2000), le dernier film en date de Tarr, est de donner l’impression d’un tout absolument homogène alors que le film a été tourné en plusieurs étapes avec une pléthore de chefs opérateurs et dans d’innombrables décors. Bouleversant la séquence narrative et l’angle d’attaque du livre de Krasznahorkai, The Melancholy of Resistance, de façon à ce que l’histoire se limite en gros à celle d’un simple d’esprit messager de l’artiste, le film apparaît paradoxalement à la fois plus allégorique et plus direct que les précédents. Dans ce film qui fait le compte-rendu effroyable et fascinant d’un nettoyage ethnique (dans l’esprit sinon dans la lettre), on retrouve quasiment le même décor rural en noir et blanc et le même ciel plombé que dans Damnation et Satantango, on retrouve également avec plaisir Hanna Schygulla.

L’argument des Harmonies de Werkmeister est le suivant : un cirque décati (composé en fait d’un seul et unique camion) et son attraction, « le plus grand requin du monde » empaillé, s’installent dans une ville très pauvre où bientôt court la rumeur qu’un « prince » étranger l’accompagne. Mais le prince ne se montre jamais et cette défection pousse de manière inexplicable la population mâle de la ville, excitée et désoeuvrée, à mettre l’hôpital local à sac. Dans ce film, la longueur des plans répond en écho aux phrases faulkneriennes du roman, même si la teneur est plus proche des comédies de l’inertie inventées par Beckett ou Bernhard. La fermeté implacable avec laquelle Tarr détaille la progression de cette foule violente, marchant sur un hôpital, renferme en elle-même une sorte de noire complicité qui nous inclut tous. Au final, ce qui ressort est que nous, les hommes, en ce que nous avons de plus laid, formons la matière des films de Béla Tarr.

traduction : Catherine Gibert