Conrad Veidt

Ulrich von Thüna

C’est Cesare, le médium du Cabinet du Docteur Caligari, qui figure sur la couverture de L’Ecran démoniaque de Lotte Eisner, livre-clef sur le cinéma allemand des années vingt. Un choix qui souligne l’importance du film, mais aussi celle de l’interprète, Conrad Veidt, l’acteur emblématique de l’expressionnisme allemand.

Veidt avait déjà tourné dans une trentaine des films avant d’incarner Cesare dans le plus connu de tous les films allemands de la grande époque, celui qui le rendit célèbre dans le monde entier. Et s’il eut de nombreux rôles après ce film-phare, c’est dans des films commerciaux aussi bien que dans des films d’auteur. En 1933, après l’arrivée au pouvoir de Hitler et de Goebbels, il décide d’émigrer, non pas en France ou aux États-Unis, mais en Angleterre où sa carrière cinématographique se poursuit de plus belle. Vers la fin des années trente, ses grands succès sont l’Espion noir, un film de guerre, et le Voleur de Bagdad. En 1940 il est à Hollywood où il incarne surtout des vilains très typés, et à la fin de sa carrière il est l’inoubliable interprète du Major Strasser, l’officier nazi de Casablanca. Ainsi s’achevait une passionnante carrière qui s’étend d’un chef-d’oeuvre de l’expressionnisme berlinois à un chef-d’oeuvre du cinéma classique hollywoodien.

Né à Berlin le 22 janvier 1893, Hans Walter Conrad Veidt est le fils d’un petit fonctionnaire qui quitte le lycée sans le bac car déjà le théâtre l’accapare : « Quand je pensais à la dernière représentation du Deutsches Theater, les théorèmes de l’algèbre s’enlisaient, le professeur disparaissait derrière le pupitre et toutes les racines carrées s’effaçaient miraculeusement. » A 20 ans, Veidt est engagé par le génie du théâtre allemand, Max Reinhardt, et il commence de travailler pour le cinéma dès 1916. Son physique à la fois exotique et passionné le rend vite célèbre.

Lorsque la guerre prend fin, et avec elle la censure, Veidt se fait une spécialité de jouer dans les films dits « d’éducation sexuelle », reflet d’une révolution des moeurs après la guerre perdue, abordant les thèmes de l’avortement, la prostitution, l’homosexualité : certains titres sont plus qu’évocateurs : Histoires macabres, Satanas, Êtres nocturnes, les Jeux de cartes de la mort, Différent des autres. Mais au milieu de ces films plutôt quelconques surgit le titre qui va le rendre immortel : le Cabinet du Docteur Caligari, dans lequel Robert Wiene dirige deux grands acteurs, Werner Krauss et Conrad Veidt. A propos de ce dernier, le critique anglais S.S. Prawer souligne que « le génie propre de l’acteur, devenu célèbre grâce à son interprétation de personnages douteux, d’hommes entre le bien et le mal, a contribué à rendre le somnambule créé par Mayer et Janowitz si impressionnant qu’il pouvait rivaliser avec Werner Krauss, lequel oscillait entre un jeu démoniaque et cette démarche à petits pas mais en même temps dansante, et qui agissait entre la rage et une servilité ironique ». En 1919 un critique écrivait que Veidt représentait la sublimation personnifiée de la troisième dimension – donc « la quatrième dimension… Quelle âme macabre se profile sur son visage ! Et il joue sur cette âme comme si c’était un violon terrifié, aigu ! »… ceci n’est qu’un exemple des dithyrambes journalistiques d’époque.

On sait que Caligari marquait les débuts de l’expressionnisme à l’écran. Cette école, selon le Larousse du cinéma, « a proposé une systématisation de la déformation des perspectives du décor et des personnages, l’exagération, les contrastes soulignés (notamment par les éclairages), la gesticulation et les effets de masque et de silhouettes ». Un des éléments les plus importants de l’expressionnisme est sans conteste le jeu des acteurs ; et l’historien de cinéma Jürgen Kasten en a inventorié les techniques : l’accentuation des moyens d’expression les plus simples, une sorte de courbure, un allongement des doigts, de la main ou des bras, destiné à exagérer le processus des mouvements, un regard fixe et des yeux fiévreux – tout ceci pris en gros plan, pour intensifier le jeu des acteurs. Kasten souligne la virtuosité de Conrad Veidt, dont les cils et sourcils, les muscles visibles du visage, un mouvement léger des ailes du nez et de la commissure des lèvres, indiquent d’une manière très suggestive l’éveil contrôlé du médium somnambule, mais aussi un désir d’érotomane sadique. Une autre astuce de ce jeu artificiellement intense était le ralentissement évident des mouvements [de corps] et des détails d’expression, et les contorsions d’un corps dirigé par les mouvements d’épaules. Dans Caligari, Conrad Veidt se mouvait avec des gestes félins, se faufilant tel un animal.

Il fut l’acteur idéal de cette époque comme il le prouva dans deux autres classiques expressionnistes, le Cabinet des figures de cire, de Paul Leni (1923) et les Mains d’Orlac de Robert Wiene (1924). Dans le film de Leni, il incarne le tsar Ivan le Terrible et dans les Mains d’Orlac, un pianiste qui a perdu ses mains dans un accident et auquel on a greffé celles d’un assassin, ce qui donne lieu à une série d’obsessions qui se dissipent finalement, car l’assassin présumé n’avait pas commis ce crime. Un rôle en or pour Veidt.

Entre 1916 et 1924 il tourne dans une soixantaine de films, dirigé par, entre autres : Paul Leni, Robert Wiene, Ewald André Dupont, Reinhold Schünzel et Friedrich Wilhelm Murnau [il a joué dans 5 films de Murnau, dont 4 sont malheureusement perdus. On regrette particulièrement la disparition de Januskopf de 1920, où il jouait le double rôle de Jekyll et Hyde]. A partir de 1921 la frénésie avec laquelle il acceptait tant de rôles tend à se dissiper, mais il ne chôme pas. Il reste un acteur des plus populaires, grâce notamment au Tombeau hindou de Joe May (1921), où il est un prince indien aussi séduisant que ténébreux et Paganini (1922/23), où il est non seulement le violoniste diabolique mais également le directeur artistique et le producteur.

Veidt tient un rôle plus subtil dans un très beau Kammerspiel de Paul Czinner A qui la faute ? (Nju). A propos de ce film réalisé en 1924, Marcel Lapierre écrit dans son livre Les 100 visages du cinéma : « Elisabeth Bergner incarnait l’héroïne de Nju, la petite épouse bouleversée par le mirage du grand amour, terrifiée par les conséquences de sa faute, anéantie par le détachement désinvolte de l’homme en qui elle avait cru. Jannings était le mari dépourvu de séduction, inattentif à plaire, banal et bonasse. Conrad Veidt, ayant déposé son masque de terroriste cinégraphique, était l’amant : un amant sans la fade joliesse des cartes postales « je vous aime », un amant délibérément en opposition avec « l’esthétique Valentino » qui avait alors force de loi. Mais comme il était bien le séducteur sans passion, le grignoteur d’amour au jour le jour ! Et comme on comprenait l’élan de la femme et sa déception ! Ce drame triangulaire prouvait que l’analyse cinépsychologique était une grande et belle source d’émotion. »

Il accepte ensuite le rôle difficile de l’Etudiant de Prague (Henrik Galeen, 1926), rôle du grand Paul Wegener qui avait fasciné les spectateurs dans une première version datant de 1912. La même année voit la sortie d’un film moins connu, les Frères Schellenberg de Karl Grune. Veidt interprète le double rôle des deux frères, l’un arriviste et cynique, l’autre magnanime et débonnaire. Jean Mitry juge sévèrement le film auquel il reproche un manichéisme symbolique, mais l’interprétation de Veidt trouve aisément grâce à ses yeux. Pour Mitry, seul compte l’exploit de cet acteur remarquable qui ramène à lui l’éventuelle attention que l’on eut pu porter à ce drame abstrait. Mais en élargissant l’approche de Mitry, on peut aussi voir dans ce film le mélange, typique de l’époque, d’une littérature de type bibliothèque de gare, du roman psychologique et de réforme sociale. Et le double rôle de Veidt s’inscrivait dans le chemin que prenait le cinéma allemand, de l’expressionnisme à la Neue Sachlichkeit (la Nouvelle Objectivité). Le premier biographe de Veidt, Paul Ickes, l’a caractérisé en 1926 comme la personnification de l’homme qui porte en lui et le Bien et le Mal. Ni l’un ni l’autre n’auront le dessus, l’état permanent de révolte reste indécis dans les rôles. L’homme contemporain se reflète en lui. Les personnages incarnés par Jannings provoquent notre admiration, les personnages de Veidt sont plus proches de nous.

Grâce à John Barrymore, Conrad Veidt est invité à Hollywood, à peu près au même moment qu’Emil Jannings. Il y tourne 4 films dont le plus connu est l’Homme qui rit (1927/28) de Paul Leni. Mitry trouvait que le film livrait des images dont le baroque hallucinatoire n’était pas sans rappeler la séquence « Ivan-le-Terrible » du Cabinet des figures de cire. L’intérêt majeur selon Mitry n’en était pas moins dans l’interprétation – magistrale – de Conrad Veidt.

A la fin du muet, Veidt est revenu en Allemagne et après un film historique de Kurt Bernhardt (la Dernière compagnie, 1929/30) il campe le Prince Metternich dans le plus grand succès allemand et même mondial du début des années trente, le Congrès s’amuse d’Erik Charell (1931), une comédie brillante où il interprète Metternich à la fois dans les versions allemande et anglaise. En 1932 il travaille aussi bien en Angleterre qu’en Allemagne, Il épouse en troisième noce une femme d’ascendance juive et son premier film purement anglais (Rome Express de Walter Forde, 1932) est montré à Berlin en août 1934 alors qu’il a déjà tourné un autre film en Angleterre, I was a spy de Victor Saville (1933) – Veidt y est un officier allemand, pas trop méchant, mais tout de même inacceptable pour l’Allemagne nazie. Cette même année 1933, il tourne The wandering jew (Maurice Elvey), où il interprète d’une manière très remarquée le Juif éternel. Une revue de cinéma anglaise proclamait même : « Conrad Veidt is the film ». Et en 1934 il tourne le Juif Süß de Lothar Mendes qui provoqua la coupure avec le Reich et suffit à l’éloigner définitivement des studios allemands.

Il travaille en Angleterre et en France (Tempête sur l’Asie, Richard Oswald, 1937/38 ; Le Joueur d’échecs, Jean Dréville, 1938). Il livre une excellente performance dans L’Espion noir (Michael Powell, 1938/39) où il incarne un officier plutôt correct dans un sous-marin allemand pendant la Grande Guerre. Dans la superproduction Le Voleur de Bagdad co-réalisée par Ludwig Berger et Michael Powell, il incarne le méchant vizir Jaffar. Le film fut terminé aux États-Unis où Veidt n’aura plus que les rôles stéréotypés que l’on sait. Son avant-dernier film est Casablanca de Michael Curtiz. Enfin, dans son dernier film, Above suspicion de Richard Thorpe, il a la chance de jouer pour une fois un anti-nazi. C’est en jouant au golf, le 3 avril 1943, qu’il succombe à une attaque cardiaque. Comme l’écrira son ami l’agent Paul Kohner : « If one has to die it certainly was a beautiful death. »

Dans la vie, Conrad Veidt n’avait rien de démoniaque. Il paraît qu’il était plutôt bon vivant, « gemütlich », aimant sa chope de bière et les bonnes blagues. Il faisait volontiers des fantaisies, à cent lieues de l’être froid, sadique ou démoniaque qu’il incarnait à l’écran. Il se maria trois fois mais se sépara fort civilement et sans rancune de ses deux premières femmes. Si, il y a quelques années, le Schwules Museum (Musée Gai) de Berlin lui a consacré une exposition, ce fut sans apporter la moindre preuve de son homosexualité.

Veidt a eu la grande chance d’arriver au bon moment sur les plateaux des studios pour prêter ses traits à un être qui n’était pas comme les autres, et qui pouvait incarner d’abord la révolte politique de 1918 et ensuite la nouvelle esthétique expressionniste. La Nouvelle Gazette de Zurich écrivait il y a quelques années : « Qui pourrait oublier sa crinière méphistophélique ? Ses yeux brûlants si profonds ? Sa silhouette légèrement courbée, ses longs doigts tremblant délicatement ? Ses tempes hautes sous lesquelles de grosses veines se gonflent lorsqu’il se rue sur ses victimes tout en jouant des muscles de sa mâchoire ? Il fut le premier démon du cinéma allemand. »

Veidt n’était pas seulement quelqu’un qui évitait de s’afficher en star mais il avait aussi une conscience politique plus développée que beaucoup de ses confrères. Epouser une juive en 1933 constituait en soi un acte politique, et tourner des films en 1933 et 1934 où des juifs étaient peints sous un jour favorable était aussi une déclaration politique très claire. Conrad Veidt, l’homme et l’artiste, a été l’expression et le témoin de ce qu’il y eut de meilleur dans le cinéma allemand de Weimar.

Conrad Veidt naît à Berlin en 1893 et meurt à Hollywood en 1943. Acteur et réalisateur, formé à l’école de Max Reinhardt, il débute au cinéma en 1917. Figure essentielle du mouvement expressionniste, il en incarne, plus que tout autre comédien, les tendances morbides, proposant une impressionnante galerie de pervers et de fous meurtriers.