Un honnête homme

Christian Viviani

Comment ne pas évoquer le "Vive Wyler, à bas Ford !" qui retentit en France immédiatement après la guerre ? Comment ne pas soupçonner le "Vive Ford, à bas Wyler !" qui rôdait dans l’esprit de beaucoup de cinéphiles des années soixante ? William Wyler a beaucoup souffert de cette absurde querelle et nombre de ses meilleurs films ont été oubliés ou ignorés à cause des louanges intempestives qui ont plu sur lui à un moment de sa carrière.

Obscurs westerns à petit budget de la fin du muet ou grandioses productions comme Ben Hur (1959), adaptations ambitieuses (Histoire de détective, 1951), comédies évanescentes (Comment voler un million de dollars, 1966) ou réellement exquises (La Bonne fée, 1935), Wyler ne ménageait ni sa peine, ni sa minutie, ni son perfectionnisme. Il obtint ainsi l’étiquette du "réalisateur le plus lent d’Hollywood". Comme par ailleurs, il devint, dès les années trente, l’un des plus primés, il est difficile de savoir si cette lenteur était mise à son actif ou à son désavantage. Mais ce que l’on ne peut nier maintenant, c’est que Wyler fut un réalisateur démocratique pour qui chaque projet avait droit au même soin.

Bien que né à Mulhouse, Wyler ne rentre pas dans notre définition française de l’auteur de film et nombre d’infortunes critiques qu’il essuya vinrent du fait qu’on crut bon de lui appliquer le label. Wyler, comme Wise, Lean ou Reed, appartient plutôt à la noble tradition anglo-saxonne du storyteller, du conteur. Tradition exigeante qui impose à l’artiste humilité et discrétion. Tradition périlleuse également, qui ne le met pas à l’abri d’une carrière en zig-zag où se côtoient réussites majeures et mineures, demi-réussites, demi-échecs et échecs purs et simples. On admettra sans difficulté le fini irréprochable d’un produit signé Wyler. On ne se sentira pas pour autant obligé d’ignorer qu’il fut un cinéaste inégal. Le problème de la belle ouvrage est que c’est souvent rétrospectivement qu’on en découvre les qualités. Il est temps de découvrir celles, non négligeables, de William Wyler.

Au cours des années trente, la grande chance professionnelle de Wyler fut d’être remarqué et engagé par Samuel Goldwyn, producteur indépendant à la fois notoirement inculte et tout dévoué à divulguer son idée de la culture au grand public. Wyler se fit une spécialité des adaptations littéraires contemporaines (il adapta trois pièces à succès de la libérale Lillian Hellman : Ils étaient trois, 1936, Rue sans issue, 1937 et La Vipère, 1941) ou classiques (Les Hauts de Hurlevent, 1939) qui furent souvent dûment oscarisées. Que l’on se garde surtout de jeter le bébé avec l’eau du bain. Certes le théâtre "engagé" tel que le concevait Lillian Hellman paraît maintenant bien désuet, et tous les efforts de Wyler pour tirer le drame social convenu de Rue sans issue vers le film de gangsters sont voués à l’échec. Certes, l’édulcoration absurde du thème homosexuel de Ils étaient trois aboutit à une adaptation théâtrale asphyxiante et incompréhensible (mais Wyler réussira brillamment une seconde adaptation non édulcorée, La Rumeur, 1962, plus vive et plus sensible que la pièce d’origine). Cependant La Vipère est un film épatant car le venin anti-bourgeois d’Hellman s’y mêle intimement à la mythologie personnelle de Bette Davis – que Wyler connaissait bien et qu’il savait remarquablement exalter – Les profondeurs de champ nettes et tranchantes du chef-opérateur Gregg Toland emprisonnent ce drame sudiste dans une toile mortifère qui n’a encore rien perdu de son pouvoir fascinatoire.

Certes, Les Hauts de Hurlevent n’est pas le film convulsif qu’il devrait être et le ton bon chic bon genre typique de Goldwyn tue dans l’oeuf toute velléité de mise en scène. Mais alors, comment Wyler rend-il avec tant de sensibilité un drame bourgeois comme Dodsworth (1936) qui pouvait sembler au départ un projet fort peu excitant ? Or le romantisme et la mélancolie sont d’autant plus touchants qu’ils semblent s’échapper par les interstices d’une mise en scène et d’une interprétation impeccables. Pourquoi Le Cavalier du désert (1940), western en chambre, théâtral et ironique, est-il vraiment une date importante dans l’évolution du genre ? Est-ce parce que Wyler avait effectivement réalisé au début de sa carrière de modestes westerns qui frappent maintenant par un sens de l’espace et de la sauvagerie alors inconnus ? Mettons cela sur le compte de l’inspiration.

Et constatons que quand d’autres producteurs font appel à Wyler, c’est en général pour des projets d’esprit très "goldwynien" mais où son sens de la mise en scène et son habileté à diriger les acteurs sont moins bridés. Les trois films interprétés par Bette Davis sont tous trois remarquables. On a déjà parlé de La Vipère, mais L’Insoumise (1938), plus délibérément romanesque, n’est guère inférieur. Quant à La Lettre (1940), c’est un vrai chef d’oeuvre du mélodrame, intense, étouffant, servi par le tournage en studio qui permet à Wyler de déployer un sens confondant de l’espace dramatique. La forte personnalité d’une Bette Davis l’inspire mieux qu’une personnalité plus douceâtre comme celle de Greer Garson, exemplaire Madame Miniver (1942) dans un film certes révélateur de son époque, mais qui semble maintenant d’un sentimentalisme parfois exaspérant. Cette prédilection pour les héroïnes complexes plutôt qu’exemplaires sera à la source d’encore deux autres réussites majeures. L’Héritière (1949) est une parfaite adaptation d’Henry James où Olivia de Havilland et Montgomery Clift forment un couple improbable et ambigu tout à fait inoubliable. Un amour désespéré (1952), film très méconnu, adapte Theodore Dreiser et dissèque avec cruauté les mécanismes sociaux qui infléchissent une passion amoureuse : Laurence Olivier et Jennifer Jones y retrouvent sans effort le même état de grâce que les interprètes de L’Héritière.

Les dernières années de l’oeuvre de Wyler seront également sujettes aux méandres. On oubliera ses huis-clos souvent démonstratifs ou les superproductions dont il s’acquitte avec savoir-faire, pour évoquer Les Grands espaces (1958), retour au western qui amplifie encore le hiératisme et la lenteur du Cavalier du désert et résonne ainsi comme une sarabande crépusculaire justement située à la fin de l’âge d’or du western adulte. Dans des proportions plus modestes et dans le style théâtral auquel Wyler reste fidèle, La Rumeur, déjà mentionné, et L’Obsédé (1965) – qui révéla Terence Stamp – malgré quelques procédés vieillots non dépourvus de charme, constituent une fin de parcours tout à fait estimable.

Mais on ne saurait conclure sur Wyler sans mentionner son chef d’oeuvre le plus indiscutable, Les Meilleures années de notre vie (1946), dernière collaboration avec Goldwyn, fresque courageuse réalisée à chaud sur les problèmes du retour des combattants. Le film n’occultait aucun aspect du thème et faisait preuve d’une franchise et d’une sincérité totales. Véritable oeuvre d’humaniste, émouvante sans jamais être mièvre, ample et pourtant intimiste, Les Meilleures années de notre vie constitue un document inappréciable sur un moment d’histoire et suffirait, à lui seul, à rendre indispensable de revisiter William Wyler.