Les idées du départ : Paesaggio con figure
Lorsqu’en 1983, sortit Paesaggio con figure, il fut tout de suite clair qu’au sein du cinéma italien, si pauvre en expériences et si désemparé devant la fin de tant d’utopies, quelqu’un n’acceptait pas cet « état des choses », et, en solitaire, cherchait ailleurs ses points de repère, décidé à trouver sa voie à tout prix. Le film, dont le titre est tiré d’une nouvelle d’Hemingway (Landscapes With Figures), dévoilait de nombreuses références cinématographiques (principalement Godard et Wenders) tout en exprimant certaines tensions fondamentales et profondes de son auteur. En intégrant des inquiétudes linguistiques postmodernes (dissolution de l’intrigue, concentration sur le fragment, interrogation sur le langage), Soldini jetait solidement les bases de sa future recherche cinématographique : prédominance de l’espace urbain habité, avec ses architectures métropolitaines et industrielles, déambulations incertaines dictées par une insatisfaction profonde et ineffable, hasard pénétrant des existences réglées par les habitudes… Cette recherche soldinienne, partie d’une espèce de « point zéro » (Paesaggio con figure est en fait un road movie bloqué), ne pouvait qu’aboutir à une « reconstruction », reconstruction graduelle et inexorable – tant à travers ses films d’action que ses documentaires –, à une exploration de l’espace et de la communicabilité qui, en Italie, s’était arrêtée avec le cinéma d’Antonioni dans les années soixante, balayée par l’arrivée de la « comédie à l’italienne ».
Naissance du personnage : Giulia in ottobre
Après Paesaggio con figure, qui était presque une nature morte du cinéma italien des années quatre-vingt, Soldini a laissé de côté le « paysage » pour s’intéresser de plus près aux « figures », aux émotions négligées, coagulées, grumeaux de couleurs séchées sur la toile et en attente d’être dilués, redistribués, réutilisés pour de nouvelles expériences. Giulia in ottobre (1985), film en couleur, annonce dans son tritre l’intention de Soldini de travailler sur le figuratif. à travers Giulia, on assiste à la naissance d’un personnage, naissance en tout point similaire à celle d’une créature vivante. Et tout cela en dépit de la micro-histoire retraçant la dérive d’une femme qui vient d’être quittée, en se concentrant davantage sur la souffrance de la perte que sur les lumières d’une possible solution. Enclose dans la ville de Milan, qui n’est certainement pas le meilleur des ventres maternels, Giulia se situe dans cette zone obscure, ouatée, hypnotique, suspendue, où elle passe graduellement de l’indéfini émotionnel à une définition du « moi ». Un univers nourricier duquel il faut se dégager pour émerger à la lumière, sans quoi la mort survient, du moins du point de vue psychique. Silvio Soldini raconte tout cela par la seule force des images, et offre à la mémoire des spectateurs des émotions à l’état pur. C’est ainsi qu’un simple moyen-métrage en vient à constituer une étape fondamentale dans la formation d’un réalisateur qui, en dix ans, ne tournera que quatre longs métrages de fiction, mais chacun enrichi par toutes les expériences intermédiaires.
La Formation de l’intrigue : L’air paisible de l’Occident
Une fois le personnage créé, c’est au tour de l’intrigue. Son premier long métrage, L’air paisible de l’Occident, multiplie par quatre et précise les portraits et la micro-histoire esquissés dans Giulia. Il relie les différents parcours par un objet qui passe de main en main (l’agenda de Veronica) et travaille particulièrement la structure narrative. On ne saurait parler hâtivement de « recomposition » : sans chercher à suivre une intrigue linéaire, il s’attache plutôt à créer du sens à partir de fragments, d’éclats surgis de la déflagration existentielle des années quatre-vingt.
Le cinéma de Soldini est celui du malaise, et il y prend comme paramètre sa propre ville, devenue le paradigme du nouveau-moderne-avancé. (Le célèbre « Milan à boire », qui cherche à effacer les dernières années du terrorisme en s’habillant avec des vêtements de marque et en décorant ses maisons selon les dernières tendances du design). Soldini pose un regard curieux sur cette « trop bruyante solitude » (la bande sonore du film est presque entièrement composée de sons en prise directe) et tend à pointer l’insatisfaction couvant sous les cendres à travers les cadrages (on sent une évidente influence de Hopper) et le montage, évitant les moments privilégiés au profit des connexions et des liaisons servant à produire une unité formelle. à travers L’air paisible de l’Occident se précise la poétique des objets, qui, avec l’attention portée à l’espace urbain et la considération croissante envers les personnages (et envers les acteurs), baigne de façon très personnelle l’oeuvre de Soldini. Et, si sa curiosité pour les espaces urbains trouvera un écho dans ses documentaires (L’Usine suspendue, Made in Lombardia, Maisons, Choses, Villes), son obsession pour les objets se libérera plus tard de la dimension strictement quotidienne, pour participer de la magie, du merveilleux (Fées en bleu, Les Acrobates).
Le différent de soi : Un’anima divisa in due et Les Acrobates
Avec Un’anima divisa in due, Soldini s’attaque à une histoire d’amour entre un employé milanais et une gitane (relation contrastée et vivante, après l’anesthésie sentimentale du quartet précédent), qui le conduit au-delà des frontières étouffantes de sa ville, vers le Sud, vers un paysage où, pour la première fois dans ses films, on aperçoit la mer. Malgré les apparences, il ne s’agit pas d’une fuite, mais plutôt d’une recherche : aucune nostalgie, aucun retour, aucun « puerto escondido » où se réfugier, mais au contraire, le risque, la surexposition et l’inconnu. Un’anima divisa in due marque l’ouverture de Soldini au « différent de soi », à l’hétérogénéité, à la passion réveillant les sens endormis, à la géographie extra-urbaine. Et ce film « divisé en deux » est aussi un pas en avant supplémentaire dans l’attention portée aux personnages et à ceux qui les interprètent. Fabrizio Bentivoglio remporta pour ce film la Coupe Volpi à la Mostra de Venise. Les films de Soldini sont devenus une référence pour les acteurs qui ont travaillé avec lui.
Les Acrobates conte l’histoire d’existences féminines et de voyages croisés, du nord au sud de l’Italie, entre solide bourgeoisie intellectuelle et petite bourgeoisie alphabétisée, entre villes fluviales à la topographie moyenâgeuse et villes côtières au monstrueux développement industriel. Le film dessine, à travers Licia Maglietta et Valeria Golino, deux portraits de femme qui resteront parmi les meilleurs du cinéma italien de ces vingt dernières années. Avec ce film s’achève ce que Soldini a défini comme « la trilogie des trois A », et il se tourne vers un territoire pour lui inexploré : celui de la comédie.
Toutes les couleurs de la comédie : Pane e tulipani
Le double couple qui se forme dans Pane e tulipani semble reprendre en l’inversant, le quartet de L’air paisible de l’Occident. En dix ans (1990-2000), la filmographie de Soldini présente un changement de direction pratiquement total : ayant abandonné l’ancrage dans le réalisme métropolitain, le réalisateur prend le large sur les eaux moins tranquilles de la comédie. Réaliser des comédies est un art très difficile, surtout en Italie où pèse une tradition devenue stérile, de surcroît pour un auteur dont l’expérience cinématographique prend sa source dans le cinéma européen des années soixante-dix. Avec Pane e tulipani, Soldini emprunte une voie qui renoue – consciemment ou non – avec la notion d’auteur du cinéma classique : on peut être un véritable auteur tout en exaltant les acteurs plutôt que la caméra, tout en écrivant un scénario achevé. Pane e tulipani est un film de Soldini à tous les points de vue, excepté ceux qui l’attachaient encore à une vision unique du cinéma (et du monde) : l’idée, justement, du road-movie existentiel, stylistiquement très contrôlé, fondé sur l’insatisfaction individuelle contemporaine, obsédé par la vraisemblance.
Rosalba – personnage créé pour Licia Maglietta, qui l’interprète avec une lumineuse sensibilité – introduit chez Soldini une légèreté inconnue de ses personnages précédents, mus par un état de crise profonde. On peut finalement appliquer aux Acrobates les mots de Gilles Deleuze à propos des personnages d’Antonioni : « Le corps n’est jamais au présent, il contient l’avant et l’après, la fatigue et l’attente ». Un corps névrosé, toujours un peu en décalage par rapport à son épicentre, dominé par un dysfonctionnement invisible qui le maintient continuellement dans un état de dislocation, d’aliénation et d’instabilité.
La Rosalba de Pane e tulipani est justement le lieu où ce dysfonctionnement se guérit : en elle – et à travers elle pour les autres protagonistes du film – a lieu cette réorientation vers le présent dont les personnages de Soldini avaient fortement besoin, au prix du fatal court-circuit du malheur.
traduction : Giulio Minghini