Danièle Dubroux

Gérard Lefort

Croisée à la volée d’une fiesta cannoise, Danièle Dubroux diagnostiquait ainsi le cas d’un film ami : « Le problème c’est qu’il ne va jamais où ça fait mal, et quand il s’en approche, la fiction part en courant. » Cette analyse express dit deux choses. Primo, que Danièle Dubroux a été une bonne critique de cinéma et qu’elle n’a pas cessé de l’être en devenant cinéaste. Ce qui devrait clore le débat fatigant sur les critiques comme cinéastes ratés, voire les cinéastes comme critiques frustrés. Débat, il est vrai mal barré dès l’origine, lorsque Truffaut lança son fameux aphorisme : « Aucun enfant ne dit : quand je serai grand, je serai critique de cinéma ». Parce que si on réfléchit un brin, ce serait assez formidable un enfant, gamin-gamine, qui, seul et impérial, déclarerait : « Un jour tu verras, je serai critique de cinéma. » Ça pourrait même devenir le sujet d’un film. Deuzio, la réserve cannoise de Dubroux peut valoir à contrario comme un manifeste pour ses propres films. Foncer où ça fait mal, s’approcher du danger, frôler une frontière (sentimentale, sociale, humaine), autant d’activités dont Dubroux fit en anglais le titre d’un de ses plus beaux films : Border Line. Dans le vocabulaire de la psychiatrie, la border line désigne la ligne de bascule censée séparer la folie douce de la folie dure. Ce qui est important dans les films de Dubroux, ce n’est pas le doux ou le dur, ni même la folie, mais la bascule. Et la façon dont elle balade cette ligne de frontière, comme on dit ligne de fuite, d’un film à l’autre, et aussi bien, à l’intérieur d’un seul film.

Késako ? Dès Les Amants terribles (1985), on ne sait pas. Une dérive de Cocteau (après les enfants et les parents, les amants ?) Un roman-photo idéal puisque tourné en Italie (Rome), patrie officielle des romans-photos ? Une vacance romaine ? Un manifeste pour les slips contre les caleçons ? Et qu’ont-ils donc de si terrible ces amants, pour qu’ils méritent qu’on en fasse tout un film ? Pendant ce temps-là, une heure trente a passé et Les Amants terribles ont bien fait leur boulot de cinéma : certaines questions ont reçu leurs réponses (l’amour c’est gai, l’amour c’est triste), d’autres au contraire, comme Rome, sont restées ouvertes, ricochant même dans d’autres intrigues.

Désormais, surtout du côté des folles, on dit « La Dubroux » pour parler d’elle. Ce qui est une manière de mettre à distance la femme biologique et de pactiser au contraire avec un devenir-givré qui, si on sait le doser, peut sauver la vie de n’importe quel sexe. Sauf que deux ans après Les Amants (août 1987), la Dubroux, plus que jamais là où on ne l’attendait vraiment pas, nous lance au visage sa Petite allumeuse dont le sirop généralement écoeure. Camille, 14 ans, tombe amoureuse de Jean-Louis, son prof de lettres quarantenaire. Mourir d’aimer ? Bien pire : pourrir d’ennui dans un Psy-Show d’époque (sous Pascale Breugnot, Mireille Dumas perçait) malgré les inserts intrigants glissés entre les images (la rivalité sexuée entre Roland Giraud, l’amant impossible, et David Léotard, le petit ami officiel). C’est bien gentil tout ça, mais le fait est que, un peu paumée, Dubroux nous perd. Lâcheuse !

Lorsque surgit Border Line (1992), qui semble donc donner un nom de passe générique au cinéma de Dubroux. Sauf que non. Inquiétant et familier (« un côté décalé, bizarre », dira André Dussolier, acteur très principal du film), Border Line fait une descente en nous. Le foutoir qui en résulte (tiroirs retournés, matelas éventrés, linge sale sur le pavé) n’a pas fini de nous hanter. Que nous dit Hélène, la femme sur la brèche de Border Line ? Qu’on est tous un peu marteau un peu normaux ? Sûrement, mais c’est plus compliqué. Si Border Line fait son effet et nous trouble, c’est bien parce qu’il récuse ce genre de résolution apaisante. Border Line ne résout rien, il nous noue. Jusqu’à sa conclusion qui fera date dans l’histoire du happy end piégé. Cela dit, mieux vaut vivre inquiet que pas vivre du tout. Etant entendu que les maladies (de coeur, de l’âme, etc) sont préférables aux santés majoritaires qu’on nous dicte.

Pas très marrant tout ça. Ce qui ne sera plus jamais le cas. à commencer par Le Journal du séducteur (1996), qui comme son titre-référence à Kierkegaard l’explique bien, est un traité de la séduction. Bâillements ? Pas vraiment, car c’est tout autant une tempête de folie qu’un raz-de-marée de fou rire qui nous emporte. Ce qui n’empêche pas ce film échevelé d’être impeccablement coiffé : la charpente solide de son scénario, le jeu costaud de ses acteurs (la radieuse Chiara Mastroianni, le ténébreux Melvil Poupaud, le lunatique Mathieu Amalric et l’inqualifiable Jean-Pierre Léaud), ou son cadre qui est comme celui d’un tableau, Dubroux empruntant sans le rendre à la peinture fantastique. Pour qualifier Le Journal du séducteur, Dubroux parla de « comédie criminelle ». Ce qui n’est pas mal mais pas assez. « En plus c’est drôle » serait un meilleur résumé. Reste à passer L’Examen de minuit. Un vrai border line celui-là. Et, provisoirement, puisque c’est le dernier, le meilleur. De nouveau quelques crises de nerfs mémorables (François Cluzet en manque d’anxiolytiques pestant contre le rideau de fer d’une pharmacie), de nouveau cette manière panique de faire du cinéma. Est-ce l’histoire de Séréna, jeune fille débarquant dans la Drôme pour y épouser un hobereau plus très frais ? Est-ce plutôt l’aventure de Roland, agriculteur bientôt reconverti, par amour, en braqueur de banques ? C’est évidemment cette indécision, comme une griffe de la nuit, qui fait le plus plaisir à voir. Mais ce qui est encore plus plaisant, c’est cette façon de quitter l’autoroute d’un scénario pour emprunter, futé autant que bourré, l’itinéraire bis de quelques histoires drôles (une soirée télé et fermière devant un sketch de Desproges, ou les dialogues de l’agriculteur-braqueur avec la Sainte-Vierge). Le tout avec un naturel qui fuit avec bonheur le naturalisme.

Dernier « détail » : à l’exception de La Petite allumeuse (comme par hasard), Danièle Dubroux a joué elle-même dans tous ses films. Ça n’est pas du nombrilisme, quoique le nombril soit beau. Et c’est encore moins une méfiance des acteurs. Dubroux s’attribuant au fil de ses films, des rôles de plus en plus à éclipse. Alors pourquoi cette habitude d’apparaître ? Elle dit : « C’est une manière de donner le ton, de battre la mesure, une façon de dire que s’il y a un style, c’est le mien ». Soit. Mais pas seulement. Actrice, scénariste, réalisatrice, Danièle Dubroux s’installe dans ses films comme si elle campait en terre étrangère. Curieuse de ce qui s’y passe (la vie et tout ça), inquiète de ce qu’elle n’y trouve pas (l’amour for love), amusée de gratter là où ça fait mal (on n’est jamais aussi bien servi en cruauté que par soi-même) mais jamais chiche pour caresser là où ça soulage (humour toujours). A la frontière, comme on disait autrefois « à la limite… », les films de Dubroux nous aiment.