Devenue immédiatement une vedette internationale grâce à Métropolis, Brigitte Helm fut-elle la femme d’un seul film ? Malgré les neuf films muets et les dix-neuf sonores qui suivirent, l’histoire porte sur elle un jugement sévère. Brigitte Helm, qui fut l’une des rares vedettes internationales d’origine allemande, était la fille d’un officier prussien, tout comme Marlène Dietrich. Comme cette dernière, elle perdit son père très jeune. Brigitte Eva Gisela Schittenhelm naquit le 17 mars 1906 à Berlin. (On a retrouvé, à l’époque de ses démêlées judiciaires, la déclaration d’un juge affirmant qu’elle était née en 1908…) Son père mourut en 1912, laissant la famille sans grandes ressources. De 1916 à 1924, elle fut élève dans un pensionnat du Brandenbourg, apparemment excellent, tout du moins pour les langues : elle y apprit si bien le français et l’anglais qu’à l’avènement du parlant, elle réussit sans peine à jouer à la fois dans ces deux langues.
Lang cherchait l’actrice de Métropolis lorsque la mère de Brigitte Helm lui envoya une photo de sa fille. Il était alors le metteur en scène le plus célèbre d’Allemagne. La jeune et belle inconnue à peine sortie de l’école est engagée et tourne pendant 17 mois à partir de mai 1925 le fameux double rôle : celui d’une Maria pure au coeur noble, et celui d’une femme diabolique qui tourne la tête aux braves ouvriers. Son cachet, dans ce qui fut le film allemand le plus cher de l’époque – et un tel désastre économique qu’il faillit ruiner la UFA – s’élevait à 500 marks par mois. Une aubaine pour la société de production… Par la suite, la UFA l’engagea par contrat à raison de 2000 marks par mois, puis 3 500 marks à partir de mars 1928 pour arriver à 9 000 marks un an plus tard. (Pour son rôle dans L’Ange bleu, Marlène Dietrich perçut 20 000 marks).
Entre temps, le film sonore est apparu, et les comédiens doivent affronter l’épreuve du micro. Mais la carrière de Brigitte Helm n’en souffre pas. Un des deux quotidiens allemands de l’époque consacré au cinéma estime que « la voix de la vedette est très bonne et passe sans aucun problème par le haut-parleur (…) Sa diction en français comme en anglais est parfaitement satisfaisante » (Filmkurier 6/11/1929).
Après Metropolis, Brigitte Helm tourne sans arrêt. La UFA la prête à d’autres compagnies, et à l’étranger, Marcel L’Herbier la dirige dans L’Argent, qu’il réalise en 1929. Après Manolesco roi des voleurs, son dernier film muet, elle provoque la stupeur au sein de la profession en résiliant unilatéralement son contrat. Elle reproche à la UFA une publicité insuffisante et des clauses trop contraignantes (on lui imposait par exemple un poids maximum). Mais elle se heurte à l’incompréhension totale de ses collègues et perd son procès devant le tribunal arbitral. Kurt Gerron, le président des acteurs, lui fait la leçon et elle reprend le chemin de la UFA.
Elle continue à jouer en Allemagne, en France et en Angleterre, en partie dans les versions en plusieurs langues à la mode au début du parlant. Les années 1920 sont la grande époque du théâtre berlinois, et pendant cet âge d’or, il est courant de voir les comédiens aussi bien sur scène que dans les studios de cinéma. Brigitte Helm fait exception. Elle n’eut jamais d’expérience pratique du théâtre, à part trois mois d’initiation dans une école d’art dramatique avant de tourner Metropolis.
Ayant provoqué un grave accident de voiture, elle est condamnée en 1935 à deux mois de prison. « La vamp au volant » est éreintée par la presse. Elle décide alors de mettre un point final à sa carrière cinématographique. Le 2 avril 1935, elle épouse le banquier Hugo Kunheim et disparaît des écrans. Elle ne renouvelle pas son contrat et se retire à Munich. Dans la littérature plutôt clairsemée qui la concerne, on mentionne des difficultés qu’elle aurait connues sous le régime nazi. Mais ceci reste incertain, car elle a tourné ses derniers films avec Hans Steinhoff et Herbert Selpin, deux metteurs en scène qui ne sont certes pas connus pour leur opposition au régime. Elle se consacre à l’éducation de ses quatre enfants, puis s’installe à Ascona, où elle meurt le 11 juin 1996.
Dans les nécrologies de la presse allemande, c’est la star de Metropolis qui vient de s’éteindre, sans que sa carrière ne soit évoquée au-delà.
Le cinéma allemand a produit deux icônes qui sont restées dans la mémoire cinématographique mondiale : la Marlène Dietrich de L’Ange bleu et la Brigitte Helm de Metropolis. Les débuts des deux comédiennes eurent un rayonnement incomparable, mais Brigitte Helm ne parvint jamais à se défaire de cette lumière néfaste : elle avait créé avec Fritz Lang une image de vamp ou de femme fatale dont elle devint la victime. Cette dualité se trouvait déjà inscrite dans son double rôle de Metropolis. « Son regard perçant, pénétrant, tellement aiguisé qu’on voudrait l’éviter. Les yeux fins un peu fermés, les pupilles grandes et sombres, braquées vers le haut, froides et profondes comme la pointe d’un fusil à deux coups. Ce corps : épaules larges, taille fine, le bassin en avant comme pour provoquer. Et les mouvements raides, anguleux, brusques comme les traits vifs de l’expressionnisme. » écrivit le quotidien Frankfurter Allgemeine Zeitung à sa mort. Lang créa avec Maria l’allégorie moderne de la putain Babylone et de la Jérusalem céleste. Helm exprime, par sa métamorphose de l’ange des masses en robot, la vision d’une métropole où tout est mécanisé et voué à la destruction. « La vierge Maria a des geste gracieux, harmonieux, réservés, et sa démarche est recueillie, presque planante. Elle baisse la tête. Le robot Maria se caractérise par des gestes exaltés, des mouvements agressifs, spasmodiques, soudainement figés, des contorsions d’épaules, une mimique asymétrique et une démarche vigoureuse ». constate Andrea Böhm dans un essai sur Brigitte Helm.
En effet, l’expressionnisme est la racine du jeu de Brigitte Helm et c’est ce jeu ainsi que son visage immuable qui lui causeront des problèmes par la suite. La critique de l’époque exprimera des réserves d’ordre plutôt idéologique à la sortie de Metropolis, mais acclamera la comédienne dénichée par Fritz Lang : « un nouveau talent », déclare le critique Herbert Jhering. Brigitte Helm aura du mal à renoncer à ses arguments expressionnistes, et une certaine théâtralité marquera son jeu tout au long de sa carrière au cinéma. Son visage limpide, régulier et sévère, conditionne son travail d’actrice. Son nez est droit et long et semble se prolonger dans la courbe des sourcils. Sa bouche est grande, ses lèvres minces et ses yeux très grands.
Comme le note le critique Robert Müller, c’est la régularité parfaite des traits bien marqués qui donne quelque chose d’irréel et d’inquiétant à ce visage. Il n’était pas facile pour les opérateurs d’en rendre toutes les qualités. Pour paraître plus humaine et moins hiératique, la comédienne défaisait ses coiffures ou ajoutait une ligne oblique, par exemple un chapeau. Elle avait un registre expressif limité et tentait par un regard accentué de surmonter sa propre impassibilité. Elle avait un visage unique et c’est bien pourquoi la UFA la choisit pour illustrer une célèbre affiche de Metropolis. Siegfried Kracauer parla alors de son apparence « préraphaélite », et Rudolf Arnheim ironisa dans Weltbühne – l’hebdo des intellectuels – sur son allure de fantôme anémique mâtiné de Grèce antique.
L’expression corporelle formait un complément intéressant à son expression faciale un peu figée, parfois raide. Son corps était long, svelte et souple, et la critique en soulignait le caractère « félin » : on la comparait souvent au serpent ou au chat. Même si Brigitte Helm affichait un érotisme froid, son apparence toute entière trahissait son image de marque : la vamp, mangeuse d’hommes et énigmatique à souhait. Pourtant, au début de sa carrière, le génial Georg Wilhelm Pabst l’utilisa à contre-emploi, lui faisant incarner une aveugle dans L’Amour de Jeanne Ney (1927) ; Wolfgang Jacobsen écrit à ce propos, dans l’excellent volume consacré à Pabst par la Berlinale 1997 : « Pabst met en scène l’antagonisme qui est en Brigitte Helm. Il réduit la sensualité moderne de son corps en la privant du sens de la vue. Quelle gêne étrange le pousse à planter dans l’obscurité une comédienne qui est un symbole érotique du cinéma, à la laisser jouer à tâtons ? ».
Brigitte Helm est de nouveau la vamp dans le film suivant, La Mandragore de Henrik Galeen (1927). Cette histoire ultra kitsch d’une jeune femme créée par une sorte d’insémination artificielle était déjà un roman à succès. En 1930, Brigitte Helm récidive dans la version sonore, avec le metteur en scène Richard Oswald. Entre ces deux versions et quelques autres films mineurs, elle joue en 1928 dans Crise, une oeuvre injustement méconnue de Pabst où elle se révèle excellente. Dans l’ouvrage sur Pabst déjà cité, Klaus Kreimeier écrit « Brigitte Helm exprime (et cache en même temps) ses émotions par des mouvements tranchés et saccadés ; l’angle de ses épaules dirige son corps tout entier lorsqu’elle se tourne vers son partenaire ou s’en éloigne, et même lorsqu’elle étreint son amant. Lorsque la situation devient critique, ses mouvements ont la sinuosité du serpent, ses pupilles prennent des teintes irisées comme si tout son corps se dressait devant un danger invisible. » Mais dans L’Argent de Marcel L’Herbier et Manolesco de Victor Tourjansky, elle revient à ses rôles de femme fatale et se fait proclamer, avec une certaine ironie, la « super vamp européenne ».
Avec le parlant, un certain réalisme s’impose et Brigitte Helm veut échapper à son stéréotype. Le Mensonge de Nina Petrovna, tourné à l’apogée du cinéma muet mais sorti sur le marché avec musique et piste sonore, lui permet de s’affranchir de son cliché. Elle y paraît légère, gracile, vraie et authentique. Elle sourit même. Une surprise dans ce film qui, par ailleurs, souffre d’être une transition entre le film muet et le parlant. Elle tourne sans arrêt en 1931, tantôt en français ou en anglais, mais dans des films sans importance. Un an plus tard, elle joue dans une aimable comédie de Karl Hartl, La Comtesse de Monte Cristo, mais malgré un certain naturel, elle a du mal à donner la réplique aux grands acteurs Rudolf Forster et Gustaf Gründgens. Dans la coproduction franco-allemande de Pabst, L’Atlantide (1932), elle revient à son image de déesse de cire.
Suivent encore 11 films dont certains tournés en versions parallèles allemandes et françaises. Aucun chef d’oeuvre, mais la preuve que Brigitte Helm est toujours considérée comme une valeur sûre du box-office. En 1932, le journal corporatif Lichtbildbühne loue l’actrice pour son naturel dans Eine von uns de Johannes Meyer. Rudolf Arnheim quant à lui, ne prise pas du tout le visage raide et sans expression de la comédienne dans Der Laüfer von Marathon, le dernier film allemand de E. A. Dupont (1933). Et on a du mal à trouver des échos favorables à l’un de ses derniers rôles dans le film de Herbert Selpin, Le Mari idéal (1935).
Ainsi se termine la carrière de Brigitte Helm à l’écran. Jusqu’au dernier film, elle fut une des (rares) grandes vedettes internationales du cinéma allemand : une femme élégante, polyglotte, aux antipodes du provincialisme germanique. Dans la Collection Hollywood parue en 1932, elle fait l’objet de l’une des rares biographies en langue française d’une vedette allemande. Dans ce texte, George Pillement écrit : « avec Marlène Dietrich, plus canaille, plus vulgaire, Brigitte Helm est l’actrice de cinéma qui a le mieux su exaspérer le désir des foules. Et cela sans qu’elle ait besoin de montrer ses jambes, de prendre des poses provocantes ».
Par ses attitudes, par le long frémissement de tout son corps drapé d’un long fourreau de soie, par la langueur de son regard, la sorte de frénésie qui la prend dans les instants de crise, par l’extraordinaire élégance de sa toilette et de ses gestes, par sa démarche de danseuse, par la poésie qui ne cesse d’émaner d’elle, Brigitte Helm constitue l’une des plus étonnantes figures féminines de notre temps… elle est l’une des plus puissantes créatrices d’illusions de ce siècle.