(Re)découvrir Orson Welles

Jean-Pierre Berthomé

On a coutume de prétendre que, pour bien des cinéastes, la masse des films qui nous sont connus n’est que la partie émergée d’un iceberg dont la majeure partie serait constituée des projets qu’ils n’ont pu réaliser.

Orson Welles n’échappe pas à la règle, qui a laissé derrière lui, à sa mort en 1985, des dizaines de scénarios inaboutis – on commence tout juste à en prendre la mesure – tandis que son oeuvre de cinéma connue ne tient qu’en une petite quinzaine de films vers lesquels, inlassablement, les générations successives ne cessent de revenir.

Réaliser à vingt-cinq ans Citizen Kane (1941), le film phare du siècle, celui qui à la fois porte à son point de perfection le cinéma classique hollywoodien et rompt avec ce modèle pour affirmer le statut moderne de l’auteur de films, ce n’est pas rien. Cela suffirait même à n’importe quel autre pour garantir sa place au Panthéon des cinéastes. Mais il y a la suite, cette oeuvre tumultueuse, « pleine de bruit et de fureur », qui ne cessera plus de parler, comme déjà le faisait Citizen Kane, de l’innocence perdue, du regret des temps enfuis, des trahisons nécessaires et de la solitude orgueilleuse et terrible à laquelle se trouvent condamnés les êtres d’exception.

D’abord La Splendeur des Amberson (1941-1942), qui transcende le modèle des grandes fresques romanesques pour évoquer avec une poignante nostalgie le déclin des valeurs anciennes et la naissance de l’Amérique industrielle. Puis Le Criminel (1945), oeuvre réputée mineure, désavouée par son auteur, et qui pourtant recèle quelques fulgurances éminemment wellesiennes. La Dame de Shanghai (1946-1947) est une forme de conclusion en apothéose d’un genre typiquement hollywoodien mais déjà expirant – le film noir à héroïne mortellement vénéneuse –, dont l’esthétique fébrile, violemment baroque, bouscule toutes les conventions. Entrepris après trois insuccès publics, le film devait, grâce à la présence de sa vedette Rita Hayworth, assurer enfin la réussite commerciale d’un réalisateur salué jusqu’ici par la seule critique. L’échec de sa sortie est à la mesure des espérances, immense, et il scelle le destin d’un créateur trop irréductiblement original et imprévisible pour que le système hollywoodien puisse prétendre le domestiquer. Welles, entre-temps, a pourtant réalisé Macbeth (1947), la première de ses trois adaptations d’après Shakespeare, tournée en vingt-trois jours seulement, dans des conditions de pauvreté extrême qui lui font inventer des solutions d’une radicale audace. Le film attendra plus d’un an pour être enfin distribué aux États-Unis. Orson Welles se sera déjà exilé en Europe.

Comme avant lui Stroheim, autre proscrit de Hollywood, c’est de ses talents de comédien que Welles va vivre sur le Vieux Continent, même si, comme lui encore, il lui faut prostituer son talent pour subsister. Mais il se fait entrepreneur et mendiant, lui qui n’avait connu jusqu’ici que les structures rassurantes des studios américains, pour parvenir à poursuivre son oeuvre. D’abord Othello (1949-1951), tourné durant près de deux ans, au Maroc et en Italie, dans des conditions d’improvisation constante qui ne contribuent certainement pas peu à l’extraordinaire vitalité d’un film qui fait de la dislocation la clé de son esthétique. De même que Welles inaugurait sa carrière américaine de cinéaste en portant à son plus haut point de perfection l’esthétique du raccord qui caractérise dans une large mesure le cinéma classique, il inaugure avec Othello sa période européenne en portant immédiatement à son sommet l’esthétique du non-raccord qui gouvernera désormais la plus grande partie de son oeuvre.

Mr. Arkadin/Dossier secret (1955), filmé en Espagne, en France et en Allemagne, revisite avec une délectation exacerbée pour les vignettes grotesques la structure et les thèmes de Citizen Kane, mais en faisant de son personnage principal, un aventurier international qui a bâti son empire sur le meurtre et la trahison, une version vigoureusement développée de celui de Harry Lime, le profiteur de guerre que Welles interprétait cinq ans plus tôt dans Le Troisième Homme de Carol Reed. Puis c’est La Soif du mal (1957), qui permet au cinéaste de revenir travailler une dernière fois dans les studios américains. De ce qui n’était qu’une commande sans ambition, Welles fait son chef-d’oeuvre sans doute le plus complexe et le plus personnel, celui aussi où la virtuosité technique de chaque instant s’accorde le plus intimement avec les nécessités d’une intrigue qui explore une nouvelle fois ses thèmes de prédilection, dans le cadre sordide d’une petite ville frontière métaphorisant l’impossibilité de tracer des lignes de démarcation nettes entre les principes opposés qui gouvernent nos vies. Loin de constituer le nouveau départ espéré aux États-Unis, le film est un échec public, envenimé encore par les relations tumultueuses du cinéaste avec le studio. C’est le point final de sa carrière américaine de réalisateur de films.

Retour donc en Europe où le comédien est bien plus en demande que le metteur en scène. Des dizaines d’interprétations dans des films souvent médiocres, bien sûr, mais aussi trois réalisations – trois seulement en dix ans ! – confirmant plus que toute autre période de sa carrière la variété de son génie. Le Procès (1962), d’abord, interprétation hallucinée du roman de Kafka qui préfère les boursouflures baroques d’une fin du monde convulsive au cauchemar plus quotidien proposé par le romancier. Fidèle à la méthode inaugurée avec Othello, Welles y marie les architectures de la gare d’Orsay et de Zagreb pour inventer un univers labyrinthique dans lequel s’égarent tous les repères. Puis Falstaff (1964-1965), la plus joyeuse et crépusculaire à la fois de ses adaptations de Shakespeare, la plus profondément accordée aussi aux préoccupations de Welles qui revient à sa chère Espagne pour réaliser un projet (l’audacieuse synthèse de plusieurs pièces de Shakespeare) qu’il avait déjà tenté à la scène en 1939 et 1960. Une histoire immortelle (1966), enfin, son premier film en couleurs, une méditation funèbre sur la nécessité des contes et la vanité de leur mise en scène. La flamboyance des oeuvres précédentes s’assagit ici, comme glacée par la lassitude. Welles n’a que cinquante-deux ans. C’est le dernier film de fiction qu’il livrera au public. On ne verra plus de lui que deux « essais cinématographiques » éblouissants de verve et d’invention : Vérités et Mensonges (1970-1973) et Filming Othello (1974-1977).

Treize films seulement (quatorze si l’on y ajoute The Hearts of Age, brève pochade muette improvisée à ses tout débuts, en 1934, avec quelques amis), voilà qui ne devrait guère poser de difficultés au programmateur d’un hommage. Les rassembler n’est pourtant pas si simple, et ce n’est que le début d’une entreprise titanesqe. Dans le cas de Welles, en effet, la masse submergée de l’iceberg n’est pas faite que des scénarios non tournés, mais viennent encore s’y ajouter, plus que pour tout autre cinéaste, une incroyable diversité d’inédits, de fragments, d’oeuvres inachevées et de versions alternatives qui défie le recensement. On en connaît les raisons. Le fait d’abord que, dans la moitié des cas, le montage final de ses films ait échappé à Welles (nul n’a jamais retrouvé les mythiques 43 minutes perdues de La Splendeur des Amberson, les 20 minutes amputées du Criminel, les scènes disparues de La Dame de Shanghai). Celui, ensuite, que, toujours pressé par les soucis financiers, toujours prêt à se lancer dans une entreprise nouvelle, Welles s’est fait une habitude de mener de front plusieurs projets, sur plusieurs années souvent, abandonnant derrière lui des bobines au hasard de ses déplacements, multipliant les works in progress dont beaucoup n’ont jamais connu d’achèvement. Celui encore que, pour les mêmes raisons d’embarras financiers, il s’est placé parfois dans des situations juridiques inextricables qui interdisent aujourd’hui l’accès à des oeuvres réputées achevées. Celui enfin que, toujours prêt à accepter une commande pour tenter de rétablir son crédit ou, plus simplement, pour assurer sa subsistance, il a réalisé un grand nombre de programmes pour la télévision qui commencent seulement à refaire surface. Petit inventaire, donc, de cette filmographie inconnue dont la rétrospective de La Rochelle nous révélera quelques perles.

Versions alternatives

Même pour ne rien dire de leurs récentes « restaurations » qui altèrent de façon notable les oeuvres originales, particulièrement pour ce qui concerne leurs bandes sonores, Othello et La Soif du mal nous sont connus dans deux versions sensiblement différentes, toutes deux montées par Welles dans le premier cas (l’une pour l’Europe, l’autre établie trois ans plus tard pour le marché anglo-saxon), toutes deux désavouées par lui qui s’en est vu rapidement retirer le contrôle dans le second cas (la différence entre les deux versions est ici d’un quart d’heure). Deux versions aussi pour Macbeth, dont le premier montage, supervisé par Welles et redevenu accessible ensuite, fut raccourci de 22 minutes lors de sa sortie initiale (en même temps qu’en était refaite la bande sonore). Deux versions encore pour Le Procès (la fin diffère dans les versions française et anglaise) ou pour Une histoire immortelle (tourné parallèlement en anglais et en français, ce qui implique que les prises retenues peuvent changer d’une version à l’autre). Mais un nombre indéterminé de versions de Mr. Arkadin qu’on peut trouver dans plusieurs variantes anglaises, à côté d’une version espagnole partiellement interprétée par des comédiens différents.

Films inachevés

Deux d’entre eux nous sont partiellement connus : It’s All True et Don Quichotte. Le premier, tourné en 1942 au Brésil, s’était vu interrompre brutalement par son producteur, déçu par la qualité des rushes, terrifié par la quantité de pellicule impressionnée. Des 314 boîtes de négatif retrouvées en 1982, Richard Wilson, Myron Meisel et Bill Krohn tirent en 1993 un montage de 85 minutes qui se concentre principalement sur l’un des épisodes prévus : Four Men and a Raft (Quatre Hommes et un radeau). Quant à Don Quichotte, réalisé sporadiquement de 1957 à 1976 au Mexique et en Espagne, on en a vu en 1986 une quarantaine de minutes de rushes présentés par la Cinémathèque française, puis, six ans plus tard, le montage – durement critiqué à l’époque – d’une version espagnole dirigée par Jésus Franco.

Un autre film serait pratiquement achevé et bloqué par le conflit jamais résolu depuis plus de vingt ans entre la production et les ayants droit. Il s’agit de The Other Side of the Wind, le dernier grand film de fiction de Welles, réalisé de 1970 à 1976 aux États-Unis et en France, avec John Huston, Peter Bogdanovich, Lilli Palmer et Oja Kodar. Plusieurs séquences en ont été montrées en diverses occasions et c’est probablement le seul inédit de Welles que nous avons quelque chance de voir un jour dans une version raisonnablement conforme aux intentions de son auteur.

La liste ne s’arrête pas là et sans doute des images existent-elles encore de bien d’autres projets jamais aboutis : Moby Dick – Rehearsed, dont plusieurs dizaines de minutes sont filmées à Londres en 1955 avant que Welles, insatisfait du résultat, renonce au projet ; The Deep, tourné en 1967-1968 sur la côte dalmate et laissé inachevé par la mort de Laurence Harvey, son interprète principal ; Le Marchand de Venise (1969), une condensation en 40 minutes de la pièce de Shakespeare, filmée en Italie et sur la côte dalmate et dont une partie du son disparaît mystérieusement en Italie, interdisant la présentation du film dont ne sont plus disponibles que quelques minutes ; Moby Dick, raconté par Welles sur un plateau nu et dont une demi-heure seulement est tournée en 1971 à Strasbourg ; The Dreamers, nouvelle adaptation d’après Isak Dinesen, l’auteur d’Une histoire immortelle, dont Welles filme des lambeaux, de 1980 jusqu’à sa mort, dans l’espoir d’intéresser un producteur au projet. De la plupart de ces films, nous connaissons quelques images, conservées dans les archives du cinéaste et montrées ici ou là.

Miscellanées

Reste encore à découvrir une poussière d’oeuvres inclassables, mal cataloguées, alimentaires souvent et qui, pourtant, peuvent se révéler comme des jalons importants de l’oeuvre. Le film-annonce de Citizen Kane, par exemple, qui préfigure si exactement le générique parlé des Amberson (mais qu’est devenu l’original du film annonce, long de 9 minutes et majoritairement constitué de scènes nouvelles, préparé en 1976 par Welles pour la sortie américaine de Vérités et Mensonges et accessible en vidéodisque seulement ?). Ou bien les programmes réalisés pour les télévisions : les cinq livraisons de The Orson Welles’ Sketchbook, proposées en 1955 par la BBC, ou les six épisodes d’Orson Welles autour du monde réalisé la même année pour la télévision indépendante anglaise (quelques-uns seront montrés à La Rochelle, pour la première fois en salle, mais pas Le Troisième Homme retourne à Vienne, jamais retrouvé, qui éclairerait peut-être l’exactement contemporain Mr. Arkadin). Et le mystérieux Camille, The Naked Lady and The Three Musketeers consacré en 1956 à Alexandre Dumas et dédaigné par tous les réseaux, ou Orson Welles on the Art of Bullfighting (1961), montré à la télévision anglaise, Orson’s Bag, refusé en 1969 par CBS, ou surtout les dernières tentatives, celles sur lesquelles il travaillait encore au moment de sa mort : The Magic Show et Orson Welles Solo, dont il aura patiemment filmé des bribes pendant près de dix ans. Peut-être ressurgiront-ils un jour comme avant eux The Fountain of Youth, pilote infructueux mais parfaitement réussi, réalisé en 1956 pour NBC, Portrait of Gina (1958), autre pilote sans lendemain, produit cette fois pour une chaîne anglaise, ou Nella terra di Don Chisciotte (1961), commande de la RAI italienne à laquelle Welles s’est manifestement peu intéressé.

Orson Welles, on l’a vu, était habité du désir de raconter Moby Dick, l’histoire démesurée d’une quête à la rencontre de soi-même. La partie encore submergée de sa filmographie, c’est notre baleine blanche, élusive, insaisissable, autour de laquelle pourtant nous ne cessons de rôder, à la recherche du secret d’une oeuvre qui défie tragiquement notre désir de l’appréhender tout entière.

1. Les dates indiquées sont celles du tournage et non de la distribution des films.