João Botelho

Luciano Barisone

« J’ai une grande admiration pour Botelho en tant qu’homme, c’est un être passionné et plein de vie. Il est mon contraire. Sa morale n’admet que les bons et les méchants : sans demi-mesure. Je me sens par contre plus proche de Renoir pour qui le bien et le mal arrivent toujours ensemble. Du point de vue professionnel, je dois dire qu’à ses débuts, je n’appréciais pas particulièrement l’aspect formel de ses films : tout y était trop rigidement contrôlé et me faisait penser qu’il avait peur des désordres de la vie. Actuellement, sa carrière subit une évolution que je trouve absolument intéressante. Dans Trois palmiers, par exemple, il y a une vitalité que j’aime beaucoup, un goût pour l’improvisation et un jeu d’acteurs étonnants. Les risques que court son cinéma reflètent sa nature imprévisible. En ce moment, Botelho est un réalisateur de tout premier plan pour la survie du cinéma portugais. » (1)

C’est par ces mots que Paulo Rocha trace un fidèle portrait de son ami et collègue. João Botelho est en effet un cinéaste qui progresse constamment de film en film tout en maintenant certaines thématiques de fond (un intérêt idéaliste et militant pour les idées qui provoquent les projets futurs, attaché au sens plastique du caractère concret des choses terrestres) mais variant dans la forme pour une plus grande fluidité. De sa non-réconciliation avec la vie, il semble trouver petit à petit des points d’appui pour l’espérance, parcourant les chemins d’une pacification avec lui-même, avec la mémoire, avec le monde.

Ce n’est pas un hasard si, après son premier court métrage, Alexandre et Rosa – largement influencé par une formation de critique-cinéphile car, avant de fréquenter une école de cinéma et de devenir cinéaste, Botelho a été animateur de ciné-club, graphiste et fondateur de la revue M. – le jeune réalisateur choisit, dans son premier long métrage, Conversa acabada (1980), de mettre en scène en des termes presque paradigmatiques un des grands moments de rupture de l’histoire portugaise de ce siècle, représenté par les oeuvres de deux auteurs qui ouvrirent les voies au modernisme, Fernando Pessoa, le stoïque, et Mario de Sa-Carneiro, le furieux, le « maudit ».

En se mesurant avec l’un des sujets les plus difficiles à traiter à l’écran, celui de la création artistique, Botelho examine toutes les mises en scène possibles, conjuguant cinéma classique et cinéma d’avant-garde, par une sorte de déclaration de méthode, de stratégie, qui peut sembler froide et schématique, mais qui, en réalité, constitue simplement la délimitation d’un territoire, pour être ensuite analysée et réélaborée sous des formes les plus diverses. Tant est que son deuxième film Un adieu portugais (1985) va dans la même direction réglant les comptes avec le passé : après l’art (l’école), voici la mémoire, l’Histoire (de sa famille et de son pays à la fin de la guerre coloniale). Mais là déjà, le discours se fait plus concis : il montre un regard en attente, dans cette arrogante irruption de la réalité au sein de la fiction, dans ce chevauchement parallèle de deux deuils, l’un chirurgical, sur le champ de bataille dans le « néant » de la jungle africaine, et l’autre lent et perdurable douze années après, avec la famille qui côtoie la douleur de la perte et le « néant » de l’après-guerre.

Pour clore le jeu se profile, enfin, la mise en scène du « présent » du Portugal, de la post-révolution, entre les amnésies du passé, les nouveaux riches et les nouveaux pouvoirs. Tempos dificeis (1988) fait ressortir encore plus l’injuste vulgarité de ces années confuses et prend ses distances, actualisant Dickens dans des séquences d’une lecture brechtienne pour donner, dit le réalisateur, « le temps de voir et d’écouter ». Dès cet instant, c’est vraiment ce temps de la méditation qui prend peu à peu le dessus dans les films de Botelho, en apaisant son feu intérieur blessé, en l’atténuant par l’essence intime des choses et en l’amenant à une représentation du monde toujours plus vivante et passionnée, mais plus sereine, moins manichéenne.

Tout est relancé avec O dia do meus anos (1992), épisode de la série télévisée Os quatros elementos, où c’est à lui, le plus terrestre de tous les jeunes metteurs en scène portugais que revient O ar, l’air. C’est ici, dans cette histoire de filiation qui « pervertit l’esthétique des telenovelas », que dans un curieux effet de vertige, Botelho recouvre la céleste faculté de regarder le monde du haut, dans sa complexité. C’est une qualité qu’il avait peut-être depuis le début ; il l’a maintenant apprivoisée et ne l’abandonnera plus. Ainsi, nous le retrouvons inaltéré dans Ici sur la terre (1993), où la chronique quotidienne se croise avec le temps des miracles, le crime se rachète et la perdition se déverse dans l’état de « grâce ». Et encore dans Trois palmiers (1994) où trois palmiers entrevus par une fenêtre deviennent en même temps le lieu scénique de l’imaginaire et le fond réel d’une vie qui naît. Enfin, dans Trafico (1998), où Botelho dépeint une société indéniablement perméable aux dynamiques de mutation perverses. Ici il nous livre – au moyen d’une caméra mobile et élégante, avec un parfait synchronisme des temps et des lieux et une disposition précise des personnages-acteurs – un tableau lucide de l’avide vulgarité du pouvoir, mais aussi de sa fragile stupidité. Et par un élan filmique qui, de travelling en travelling, nous amène des plages de l’Algarve aux décharges de Lisbonne, le cinéaste passe du réel au symbolique, de l’immanent au transcendant, de l’état d’un pays à celui du monde.

A l’intérieur d’une production nationale qui garde des qualités propres, le cinéma de ce « résistant » qui se bat en faveur du ciel et de la terre avec une obstination héroïque fait vraiment figure de « subversif ». Non pas tellement parce qu’il relance des mots d’ordre brûlants de révolution, mais parce qu’il élabore encore une fois un langage fait d’intelligence là où beaucoup se perdent dans l’homologation du goût et de l’exigence narrative. Mais, quelles sont donc ses qualités ? Botelho est un « humaniste » enthousiaste qui s’est formé sur le généreux modèle d’une vision fordienne et qui construit des images et des syntaxes avec le même soin et le même élan que les vieux maîtres américains. Il n’existe pas dans ses films (surtout les derniers) une image, une séquence, un raccord, un jeu d’acteur laissé au hasard ou à un professionnalisme désinvolte. Tout y est contrôlé et composé, avec une fluidité qui lui confère l’aspect d’un ballet, à mi-chemin entre le sacré et le profane. Exactement comme dans ce jeu de mot au début de Trafico, avec ce jeune garçon répondant au nom divin de Jésus qui « descend » du dinosaure : fusion immédiate du cerveau du reptile et de la pulsion vers l’éternité qui cohabitent dans l’être humain. Parce qu’au fond, tout est encore là, dans la poésie d’un regard qui, en conservant la même rigueur idéologique, s’est fait plus souple et détaché, s’adaptant aux mille surprises de l’existence. Botelho dit lui-même : « Je m’en tiens aux concepts de rigueur, d’économie, de limites, de répétition, de rites, aux tenants et aux aboutissants des faits, aux gestes des personnages et à ce qu’ils disent, aux effets du vent sur les branches des arbres ou à l’évanescence d’un regard entre l’action et le vide. De par ma formation, les moyens dont je dispose et par goût, je suis plutôt né du côté des ascètes. » (2)

1. Luciano Barisone, Carlo Chatrian, Giona A. Nazzaro, La verità rivelata dal caso : conversazione con Paulo Rocha – Panoramiques, n°14, printemps-été 1996

2. João Botelho, Propos, dossier de presse du film Ici sur la terre, 1993