Un destin au goût de scepticisme
La Tchécoslovaquie n’existe plus en tant qu’état. Et pourtant, Juraj Jakubisko (60 ans), natif de Slovaquie orientale et pragois aujourd’hui, reste un réalisateur tchéco-slovaque.
Sa personnalité, son oeuvre et son orientation sont marquées par cette double identité culturelle. Son imaginaire se nourrit toujours d’une enfance passée à la campagne, Prague influence le pouls de son tempérament, et régule le flot de son imagination. Au début, au milieu des années 50, l’imaginaire de Jakubisko s’est exprimé au travers de la passion du dessin (aujourd’hui encore, ses célèbres journaux intimes sont toujours remplis de dessins et de textes bizarres).
Etudiant à l’École des arts de Bratislava, Jakubisko a été tenté par le dessin figuratif ; il songeait à l’Académie des Beaux-Arts. Finalement, il a opté pour la photographie. Il a tenté le concours d’entrée à la Faculté de l’Académie des Beaux-Arts de Prague (FAMU), section Direction de la photographie, mais finalement, il a été admis au département de la Mise en scène, d’où il est sorti diplômé en 1966, au moment même des grands remous de la Nouvelle Vague tchécoslovaque.
Le temps des expériences
Encore étudiant à la FAMU, Jakubisko s’est rendu célèbre par ses films expérimentaux au plan de la forme – la Dernière attaque aérienne, Chaque jour porte un nom, le Silence, la Pluie, En attendant Godot. Grâce à ces films, il a connu la gloire des festivals – Bergamo, Oberhausen, Mannheim, et nombre de festivals de films d’étudiant. Avec le recul du temps, Jakubisko parle aujourd’hui d’exhibitions formelles, de jeux de syllabique qui composent ces mots, censés exprimer une idée. Néanmoins, dès son premier long-métrage, Les années du Christ (primé au Festival de Mannheim en 1967), la critique unanime note que si Jakubisko est bien lié à la Nouvelle Vague, il a su conserver son univers personnel au travers de ce mouvement : il traite de l’image comme un peintre, des idées comme un poète, le tout présenté dans un style cinématographique parfaitement maîtrisé. Les années Age du Christ, film dramatique en noir et blanc, est éclairé par des touches d’humour proche du style dada. Jakubisko au travers de l’histoire d’un peintre slovaque à Prague, fait résonner les dilemmes de son « moi » intime. Le film traite de l’intégration progressive dans la vie professionnelle, dans le milieu pragois, des chemins dans l’espace de l’amour et, après l’épisode de la mort du frère aîné du peintre (aviateur de son état), de la soumission de l’homme à son destin, de l’acceptation d’une hiérarchie de valeurs que le héros prenait, jusque là, à la légère. Au cours de l’enterrement du frère, dans le village natal, le jeune homme comprend que ces rites simples sont comme un appel à la nécessité de s’ancrer dans une « maison spirituelle », comme si cet appel avait initié un changement dans l’orientation créative de Jakubisko lui-même, mais aussi le changement du cours de sa vie.
Le temps de la liberté limitée
La période agitée de 1968-1969, entre Prague, l’étranger et Bratislava, apporte à Jakubisko une ascension enivrante. C’est aussi une expérience vécue qui fait référence au dialogue d’un de ses héros de l’écran, qui dit : « Tu es libre puisque tu es fou – et tu es fou puisque tu es libre ».
Dans le grand vent d’espoir du Printemps de Prague (1968), Jakubisko entreprend de réaliser une ballade visionnaire des trois guerres mondiales – Déserteurs et Nomades. Il souligne la cruauté du thème par l’intensité des couleurs du folklore (il est son propre directeur de la photographie), il transforme l’élément populaire en catégorie esthétique. Le message prémonitoire de l’indestructible arrogance humaine est effacée par un soupir de la Mort personnifiée : « Mon Dieu, tu as créé l’homme qui, un jour, te tuera toi-même ! » L’espace imaginaire des visions des guerres passées et à venir se superposent pour être finalement envahi par un cavalier de l’Apocalypse – le char des « alliés militaires » du 21 août 1968…
Durant les jours sinistres de l’après Printemps qui sonne le glas de cette fragile liberté à peine acquise, Jakubisko accepte deux propositions venant de l’étranger – avec les Français, il réalise les Oiseaux, les Orphelins et les Fous, une cruelle parabole sur cette période ; pour les Italiens il tourne Au revoir en enfer, les amis, une histoire modelée sur les mêmes bases que le film précédent. Dans une précipitation fiévreuse Jakubisko écrit des scénarii, en collaboration avec Karol Sidon (aujourd’hui rabbin de Prague), et se lance immédiatement dans le travail de réalisation.
Le premier film jaillit du choc de l’occupation soviétique du 21 août, d’un sentiment de désespoir et d’absurdité. L’atmosphère des séquences de l’histoire des trois protagonistes (des oiseaux, des orphelins et des fous protégés de Dieu) rappelle symboliquement l’horreur de l’occupation, de la violence, du totalitarisme et la destruction, dans lesquels l’amour et même la vie disparaissent et meurent. Après vingt ans d’interdiction, ce torrent de fantaisie, de poésie, de douleur et de tendresse, de cruauté, de cynisme et de rêves inaccomplis, se fond sans aucun problème dans l’ambiance postmoderniste.
En 1990, Jakubisko obtient le Prix de la FIPRESCI au Festival International du Film de Karlovy Vary (République tchèque). Jakubisko a actualisé son deuxième film, Au revoir en enfer, les amis, par un tournage complémentaire. Cette parabole pathétique n’a pas pris une ride. Elle retrace le destin de personnes qui veulent être heureuses, mais qui n’ont pas compris le message de Dieu, des personnes qui ont sacrifié leur propre liberté et qui cherchent, après une prise de conscience douloureuse, un nouvel espoir.
Le premier film de cette trilogie libre dégage intensément une poétique qui interpelle, le deuxième intègre la provocation du pop-art, le charme nostalgique de l’art nouveau et la joie du surréalisme. Ce mélange magique soulève d’une manière remarquable le pathétique de la noblesse du coeur et la faiblesse ridicule, comme si cela était le reflet des parties d’ombre et de lumière des âmes des détracteurs de Jakubisko. Plus tard, Jakubisko dira : « Je me base sur des histoires que j’ai personnellement vécues et que je développe jusqu’au moment où elles s’éloignent de mon propre destin. Il s’agit d’une forme de thérapie. C’est aussi ma seule auto-réalisation. » Et sans remettre en cause le poids de ses films sur son destin de réalisateur interdit, Jakubisko ajoute : « J’ai réfléchi également à ce que j’aurais fait si je ne tournais pas de films. Cela revient à me demander : qu’est-ce que je ferais si je n’existais pas. »
Le temps de la disgrâce
Les règlements de compte régime politique / Nouvelle Vague « contre-révolutionnaire » poussent une partie des cinéastes à émigrer. Ceux qui restent sont mis à l’écart des studios. Jakubisko vit cette période à Bratislava, dans le rang des exclus. Ce n’est qu’en 1972 que le régime l’autorise à tourner la Construction du siècle, un film documentaire sur la construction d’un oléoduc. Cette commande sera suivie de quatre autres films documentaires du même type. C’est le « plan quinquennal » de la réhabilitation de ses « positions artistiques abusées » qui se termine par un beau et sinistre court-métrage, le Petit Tambour (1977) et qui prouve, entre autre, que l’imagination de Jakubisko n’est pas morte. Ensuite, le régime permet à Jakubisko de prouver sa relation positive à la culture socialiste en réalisant des films orientés vers le peuple : Construis une maison et plante un arbre (1979) et Infidélité à la slovaque (1981). Le réalisme de ces films a persuadé les bureaucrates de la cinématographie que ce « formaliste surréaliste » sait aussi bien aborder le réalisme de la vie quotidienne que la comédie burlesque, le tout dans les limites nécessaires à la morale socialiste.
Le temps de l’ascension
En 1983, Jakubisko sort un nouveau chef d’oeuvre. C’est l’Abeille millénaire, une imposante fresque d’après le roman de Peter Jaros. L’histoire du destin presque mythique de trois générations de paysans durant la période 1887-1917 retrace la prise de conscience nationale et sociale. Le thème est nourri par la propre histoire familiale de Jakubisko, enrichi par toute une gamme de genres allant de la comédie à la tragédie. Jakubisko dévoile les maillages secrets des amours des aïeuls et de leurs descendants, l’existence mystique de la Nature est confrontée aux sentiments et à la vitalité des protagonistes déterminés par l’essor de la civilisation et l’avancée de l’histoire, de plus en plus cruelle. Cette chronique familiale, très « régionale » au fond, prend une dimension profondément philosophique grâce à la virtuosité de la mise en scène et arrive à être une véritable fresque du destin de l’humanité.
Après cette oeuvre « représentative », le monde s’ouvre à nouveau devant Jakubisko. Il tourne Perinbaba (1986, avec Guiletta Massina), un conte de fées en coproduction avec l’Italie. L’année suivante Jakubisko réalise, dans les mêmes conditions, Max et les fantômes, un autre conte de fées. Il laisse libre cours à la fantaisie, et se dégage du réalisme imposé. En 1988, Jakubisko plonge de nouveau dans les réserves inépuisables de ses souvenirs d’enfance. Son film Assis sur ma branche, je suis bien déroule sur l’écran son enfance d’après-guerre, ponctuée d’une forte dose de fantaisie. C’est une fable, l’histoire d’un trio original – deux hommes blessés par la guerre et de leur jeune compagne, qui se fera finalement rejeter aux marges de la vie par l’arrivée victorieuse du socialisme. Paradoxalement, la réalité politique des événements a freiné la fantaisie de Jakubisko, et émoussé l’acuité de son témoignage.
Le temps de la liberté illimitée
Après l’effondrement du régime totalitaire, en novembre 1989, et après l’abolition du monopole d’état sur le cinéma, Jakubisko se rend compte qu’il lui faut changer le ton de son langage. Il pense qu’il faut chercher une esthétique plus proche du cinéma commercial, mais pas très commercial quand même, une esthétique de communication, mais pas trop non plus. « Jadis nous avons raconté des films d’une manière compliquée, en mosaïque, en utilisant des allégories. Le spectateur ne veut plus jouer à cache-cache, il ne s’intéresse plus au jeu de piste qui tentait d’élargir des grilles des prisons de la période du socialisme. » Le titre de son nouveau film annonce la couleur : Mieux vaut être riche et en bonne santé que pauvre et malade (1992). Il s’agit d’un traité sur le libéralisme sauvage en politique et en économie, un film sur la naïveté des illusions quant au salut automatique de l’économie de marché. L’histoire oscille entre la réalité sociale et l’illusion, variante d’un thème déjà traité plusieurs fois, sur la folie qui se dessine au travers des ambitions cupides et des jeux sans règles. Les comédiennes, Deana Horváthová et Dagmar Vekrnová (aujourd’hui épouse du président Havel), pratiquent ces jeux qui ne les amèneront ni à la richesse ni au bonheur, mais, par la rencontre avec la lâcheté et le chaos, ils leur donneront une fière assurance et la force de se réaliser avec autodétermination et libre choix.
La partition de la Tchécoslovaquie et l’engagement politique de Jakubisko et de sa femme Deana Horváthová, obligent le couple à s’installer à Prague. Deana Horváthová, après des années d’efforts ininterrompus, arrive à créer les conditions économiques nécessaires à un projet ambitieux : Un message ambigu sur la fin du monde (1997). Deana Horváthová y incarne l’incroyable personnage de Verone-la Juste. La devise du film est tirée d’une prophétie de Nostradamus sur une paix de mille ans, précédée d’une destruction totale. La vision magique et réaliste du monde dérouté de ses voies naturelles se situe dans un village de montagne et dans un temps artificiellement indéfini. Les rites patriarcaux se confrontent à une civilisation sans dieu ni justice. La Nature se venge par des tremblements de terre, les maisons des coupables sont englouties. La vengeance fait rage… Des accessoires bizarres, des costumes singuliers et d’autres détails originaux créent des tableaux fascinants – le carnaval d’une époque. C’est un véritable déluge cinématographique, fort et cruel, riche en couleurs, et puissamment émotionnel. Jakubisko condamne l’intolérance et l’indifférence par un mélange explosif de tableaux et de musique, et ne dissimule pas, cette fois-ci, son scepticisme. Que peut-on trouver d’autre qu’un désespoir profond derrière ces mots-là : « Si ce ne sont pas les loups qui tuent, ce sont des moutons qui tuent, si ce n’est pas la haine qui tue, c’est l’amour qui tue. »
On surnomme Jakubisko le « Fellini tchécoslovaque ». Il a été lié à ce grand metteur en scène non seulement par l’amitié, mais aussi par une harmonie de talent et, par une grand nombre de projets, malheureusement jamais aboutis. Il s’agit de scénarii comme les Limites de la mémoire, Cent ans de solitude, une fiction magique sur le roman de Marquez, de l’adaptation du roman J’ai servi le roi d’Angleterre, de Hrabal, du projet de la Flûte enchantée, pour la Lanterne Magique de Prague, qui attend toujours l’occasion de sa réalisation, de même que la comédie musicale, La Rébellion des immortels, où Jeanne d’Arc, Einstein, Lucrèce Borgia, Mozart et les Beatles se rencontreraient…
Pour Jakubisko, la liberté illimitée a malheureusement, d’amères limites. Mais le grand Fellini lui-même ne réalisait-il pas des films publicitaires ?
(Traduction : Michael et Marie-Paule Wellner-Pospisil)